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Romans de romance dans un seul endroit

Chapitre 1I


Une rivière roulant lentement des flots limoneux, des saules qui gesticulent dans la tiède atmosphère d’août et quatre enfants qui font les importants, comme il arrive fatalement aux grands hommes eux-mêmes, quatre enfants à la voix perçante, innocents et ardents, ignorant, Dieu merci, qu’à quarante-cinq ans ils connaîtront les compromis et les dégoûts.

Les trois garçons, Ben, Dick et Winthrop, ayant subi des leçons d’histoire tout le printemps, cherchaient à en tirer un parti convenable en jouant à « La reine Isabelle et Christophe Colomb ». Tandis qu’ils discutaient pour savoir qui tiendrait le rôle de la femme, une petite fille pénétra en chantant dans ce bouquet de saules jonché de feuilles, vrai paradis pour l’enfance.

« Chic, alors ! dit Winthrop, voilà Ann Vickers, elle fera Zabelle.

— Ah non, zut ! repartit Ben, elle fera tout rater.

— Mais je suis sûr qu’elle jouera Zabelle mieux que n’importe qui.

— Allons donc, elle ne peut pas. Elle ne vaut rien au base-ball.

— Non, elle n’est pas fameuse au base-ball, mais elle a lancé une boule de neige au Révérend Tengbom.

— Oui, ça c’est vrai, elle l’a envoyée, cette boule de neige. »

La petite, un beau brin de fille, épaules larges et jambes fines, s’arrêta devant eux, les poings sur les hanches. Sa beauté était dans sa peau fraîche et claire, mais surtout dans ses yeux, sombres, d’une grandeur étonnante et très vifs.

« Viens jouer à Zabelle et Colomb, lui demanda Winthrop.

— Je ne peux pas, dit-elle, je suis Pedippus.

— Qui diable est-ce ça, Pedippus ?

— Un vieil ermite… c’est peut-être bien Pelippus, en tout cas un vieil ermite. Un grand prince qui quitta le palais royal quand il s’aperçut qu’on n’y était pas vertueux et qui renonça à toutes les joies de la chair pour aller prier dans le désert où il vivait de gruau d’avoine et de beurre de pistache.

— C’est un fichu jeu. Du gruau d’avoine !

— Mais les bêtes féroces du désert – des chats sauvages, et même des ours énormes – se réunissaient toutes autour de lui ; il les apprivoisait, et elles venaient l’écouter prêcher. Je vais leur faire un sermon, moi aussi…

— Allons, dit Winthrop, viens d’abord jouer Zabelle… je te permettrai de prendre mon revolver pendant ce temps-là, mais tu me le rendras… c’est moi qui l’aurai quand je ferai Colomb. »

Il le lui tendit et elle l’examina soigneusement. Elle n’avait jamais tenu dans sa main cette arme fameuse, et pourtant il était bien connu dans toute la gent enfantine que Winthrop possédait un objet aussi remarquable. C’était un vrai revolver, de fort calibre, auquel il ne manquait rien ; il est vrai, pourtant, que le canon était si rouillé qu’on n’aurait pu y enfoncer un cure-dents. Ann le brandit, fascinée et un peu nerveuse. Le tenir lui donnait une impression d’héroïsme et d’énergie, et, pour se faire craindre, elle renonça immédiatement à la vertueuse austérité de Pedippus.

« Bon, dit-elle, entendu.

— Tu es Zabelle et je suis Colomb, dit Winthrop, Ben est le roi Ferdinand, et Dick un courtisan jaloux. Tu comprends, tous les types de la cour me chinent et tu leur dis de me fiche la paix et… »

Ann se précipita sur une branche de saule cassée, la tint de la main gauche inclinée au-dessus de sa tête – de la droite, elle serrait toujours le revolver enchanté – et revenant vers eux en minaudant s’écria : « À genoux, mes vassaux… Non, toi, Ferdinand, je crois qu’il vaut mieux que tu restes debout si tu es mon époux… Non, il faut plutôt que tu t’agenouilles aussi, c’est plus sûr. – Maintenant, Colomb, que puis-je faire pour vous, je vous prie ? » Winthrop agenouillé cria : « – Majesté, je veux aller découvrir l’Amérique… – À présent, toi, Dick, tu te mets à m’attraper. – Ah, zut ! je ne sais que dire… – Ne l’écoutez pas, Reine, c’est un toqué et un imbécile. L’Amérique n’existe pas. Tous ses vaisseaux disparaîtront, arrivés au bord de la terre.

— Qui commande ici, courtisan ? C’est moi. Certes, il peut avoir trois navires, quand je devrais pour ça lui donner la moitié de mon royaume. Qu’en pensez-vous, mon époux ?… à toi, Ben, c’est toi que je veux dire.

— Qui ? moi ? Oh ! ça va bien pour moi, Reine.

— Alors, allez aux navires. »

Un vieux bateau à sable était amarré à la rive. Les quatre enfants s’y précipitèrent, entraînés par Ann qui, plus excitée que les garçons, courait en avant en brandissant le revolver. Arrivée à la barque, elle cria :

« Maintenant, je vais être Colomb.

— Pas du tout, protesta Winthrop, Colomb, c’est moi. Tu ne peux pas être Zabelle et Colomb. Et puis tu n’es qu’une fille… donne-moi le revolver.

— Je suis aussi Colomb ! Je suis le meilleur Colomb, ainsi ! Comment, tu ne pourrais même pas me dire le nom des navires de Colomb.

— Si, je peux.

— Eh bien, dis-les.

— Voyons, en ce moment, je ne… toi non plus, petite rusée.

— Ah ! je ne peux pas, non vraiment ? cria triomphalement Ann. C’étaient le Pinto et le Santa Lucia et… et l’Armada.

— Sacré nom ! c’est exact… je crois qu’elle fera mieux Colomb », dit émerveillé Ferdinand, le roi détrôné, et le grand navigateur conduisit son fidèle équipage à bord du Santa Lucia. Le saut qu’il fit par-dessus les trois pieds d’eau bourbeuse ne rappelait en rien les allures d’une faible femme.

Colomb se posta à l’avant – si tant est qu’un bateau plat, aux deux bouts semblables, ait un avant – et, s’abritant les yeux pour regarder les trente pieds d’eau qu’il avait devant lui, cria : « Une grande, une terrible tempête s’élève, compagnons. Serrez la grand’voile au plus près, prenez des ris à toutes les autres ! Mes enfants, quel tonnerre et quels éclairs ! Hardi, mes braves, et votre commandant va vous donner un coup de main. »

À eux tous ils carguèrent toutes les voiles ayant que l’ouragan n’atteignît le hardi navire. La bourrasque – peut-être aidée par l’équipage qui, rassemblé du même côté, sautait sans arrêt – faillit faire chavirer la malheureuse caravelle, mais les hommes montrèrent une noble ardeur, encouragés sans doute par l’exemple de leur commandant, qui, debout, la jambe droite résolument en avant, une main sur la poitrine et l’autre braquant le revolver, criait à pleine voix : « Bang, bang, bang ! »

Mais la tempête continuait furieusement.

« Entonnons une chanson pour prouver que nous avons le cœur solide », commanda Colomb, et elle commença sa ballade favorite :

Tintez, clochettes ; tintez, clochettes,

Tout le long du chemin.

Oh ! que c’est amusant de glisser,

Tiré par un cheval, en traîneau découvert.

L’ouragan se calma ; ils approchaient de l’île Watling. Regardant l’eau agitée dont, souvent, des brochetons perçaient d’un saut la surface, Ann aperçut des bandes de sauvages rôdant sur le rivage.

« Regardez là-bas, au milieu des palmiers et des pagodes, les maudits Peaux-Rouges ! s’écria Colomb. Préparons-nous à vendre chèrement nos vies.

— Bien dit ! approuva l’équipage, contemplant bouche bée la redoutable rangée de bouillons blancs de l’autre côté de la rivière.

— Qui vous croyez-vous donc, les gosses ? » demanda une voix parfaitement étrangère.

Ils se retournèrent et aperçurent, debout sur la rive, un autre garçon. Ann le considérait avec une vive admiration, car c’était un héros de roman. Pour des mâles comme Ben et Winthrop, elle n’avait aucun respect : sauf dans l’art du base-ball et des crachats, elle savait qu’elle les valait bien. Mais ce garçon inconnu, plus âgé qu’elle de deux ans, peut-être, était un dieu, un guerrier, un chef, une menace, une splendeur : cheveux bouclés, larges épaules, taille mince, sourire cynique, nez fin et méprisant.

« Qui vous croyez-vous donc, les gosses ?

— Nous jouons à Colomb. Veux-tu jouer ? »

L’équipage était surpris du ton humble d’Ann.

« Bah, jouer ! » L’étranger sauta à bord – un bond précis là où les autres s’étaient hissés péniblement. « Voyons ce pistolet. » Il prit le revolver à Colomb, tranquillement, et, dévotement, elle le lui céda. Il l’ouvrit et regarda le canon : « Il ne vaut rien, je vais le jeter par-dessus bord.

— Oh ! non, je t’en prie. » C’était Ann qui gémissait avant que Winthrop, le propriétaire, pût faire entendre la moindre protestation.

« Très bien, petite, garde-le. Qui es-tu ? Comment t’appelles-tu ? Moi, Adolphe Klebs. Mon père et moi nous venons d’arriver en ville. Il est cordonnier… et socialiste. Nous allons nous installer ici, si on ne nous expulse pas. On nous a chassés de Lebanon. Haha ! ils ne me faisaient pas peur. « Touchez-moi, et je vous envoie mon pied dans l’œil », voilà ce que j’ai dit à l’agent. Il n’a pas osé me toucher. Eh bien, allons-y, si vous voulez jouer à Colomb. Je ferai Colomb. Rends-moi ce pistolet. Et vous, les gosses, au travail, défendez-moi le flanc du bateau. Voilà toute une bande de Peaux-Rouges qui arrive dans ses pirogues. »

Ce fut Adolphe-Colomb qui maintenant fit « Bang, bang, bang ! » pour inculquer la civilisation européenne aux Américains primitifs en les tuant, et, de toute son escorte, la plus fidèle et la plus bruyante était Ann Vickers.

Elle n’avait encore jamais rencontré un mâle dont elle reconnût la supériorité, et elle trouvait plus de plaisir dans sa soumission que dans sa joyeuse et vaniteuse suprématie de tout à l’heure.

Dans la ville de Waubanakee (Illinois), un peu au sud du centre de l’État, le père d’Ann Vickers était directeur d’école, toujours connu comme « le professeur ». Sa position faisait de lui un membre de la haute société locale, avec trois docteurs, deux présidents de banque, trois avocats (l’un d’eux juge de paix), le propriétaire du « Magasin de Boston » et les ministres épiscopalien, congrégationaliste et presbytérien.

Matériellement, Waubanakee ne tient pas grande place dans l’histoire d’Ann Vickers. Comme la plupart des Américains qui passent de la Grande-Rue à la Cinquième Avenue, ou à l’avenue Michigan, ou à la rue du Marché, et contrairement à la plupart des Britanniques et des continentaux des provinces, son enfance terminée, elle ne garda aucun contact avec la terre natale, n’y retourna jamais après la mort de ses parents, n’eut aucun désir d’y acquérir un château marquant l’apogée de sa carrière et de sa grandeur, ou, comme un proconsul anglo-indien, d’être enterrée dans le cimetière de son village.

Elle n’avait que dix ans quand sa mère mourut, elle perdit son père un an après sa sortie du collège et elle n’avait ni frères ni sœurs. Quand elle atteignit l’âge mûr, Waubanakee ne fut qu’un souvenir mi-amusant, mi-émouvant, un tableau vu dans sa jeunesse, irréel, romanesque et disparu.

Elle subit toute sa vie l’influence de cette petite ville et des règles de conduite de son père : sobriété, travail honorable, paiement des dettes, loyauté envers ses camarades et ses amis, dédain des récompenses imméritées – il refusa un modeste legs d’un oncle qu’il méprisait – et fierté qui ne lui permettait ni de faire des courbettes ni de parader, voilà ce qui composait le code de son père. Dans un New-York où écornifleurs et sycophantes, joyeux menteurs et charmants petits « m’as-tu-vu » n’étaient pas rares, même parmi les sociologues et les savants, ce code la hantait sans lui inspirer de regrets comme à un disciple de Freud… et, tout en se moquant d’elle-même, elle était mal à l’aise quand elle n’avait pas payé toutes ses notes vers le quatre du mois.

Elle entendit un jour Carl Van Doren dire dans une conférence, qu’avant d’avoir quitté son village natal de Hope (Illinois), il avait en somme rencontré tous ceux qu’il devait jamais connaître. Ann était de cet avis. Le charpentier suédois de Waubanakee, qui parlait de Swedenborg, ne différait que par l’accent du grand-duc russe dont elle devait faire la connaissance trente ans plus tard à New-York, et entendre patauger aimablement dans une métaphysique brumeuse.

Oui, Waubanakee était si profondément gravé dans son cœur que, toute sa vie, Ann se surprit à classer naïvement ses relations en braves et mauvaises gens, aussi implicitement que le faisait son professeur de l’école du dimanche à l’église presbytérienne de cette ville. Voici un « charmant garçon » spirituel, souriant, appartenant à la meilleure société de New-York, qui ne rendait jamais l’argent qu’il empruntait et ne venait jamais aux dîners où il avait accepté de se rendre. Eh bien, pour la petite Ann Vickers de Waubanakee, qui survivait toujours un peu dans la Grande Réformatrice Dr Ann Vickers (Hon. L.L.D.), cet homme était mauvais – exactement comme les ivrognes de Waubanakee paraissaient mauvais à son père le professeur.

C’était un préjugé qu’elle ne put jamais beaucoup regretter.

Elle pénétra assez loin dans la tradition américaine pour avoir aussi peu honte de son origine provinciale qu’un premier ministre britannique de sa naissance dans un village écossais, ou un président du conseil français de sa Provence. Jusqu’à cette époque, ç’avait été la mode, pour la plupart des Américains ayant quelque expérience du monde, de gémir qu’on fait preuve d’un chauvinisme insulaire en se glorifiant d’être de l’Arkansas, ou, avec une humilité contraire, d’en vanter les perfections rustiques. Mais Ann eut la chance extraordinaire – qu’elle partagea avec quelque cent vingt millions d’Américains – de vivre à l’époque magnifique, quoique un peu effrayante, où les États-Unis commencèrent gauchement à se considérer non pas comme des fils illégitimes de l’Europe mais comme les maîtres chez eux.

Ce ne sont jamais que des liens fragiles qui unissent des Américaines ambitieuses, affranchies comme Ann, non seulement à leurs villages natals, mais même à leurs familles, à moins qu’elles ne soient encore proches de leur origine juive, allemande ou italienne. S’il leur manque ainsi la richesse et la sécurité que donne la solidarité des familles européennes, elles sont par contre libérées de l’inceste intellectuel et social de ces agaçantes parentés.

Mais, à Manhattan, Ann devait un jour être heureuse de se rattacher par son père et par Waubanakee à la colonie bourgeoise qui, jusqu’à 1917, était toute l’Amérique.