Chapitre 2 — CHAPITRE II<br><br>MÉMOIRES DE M. CLARKE
M. Clarke, le gentleman choisi par le docteur Raymond pour assister à l’étrange expérience du Grand Pan, amalgamait en lui de façon bizarre la prudence et la curiosité. De sang-froid, il jugeait l’insolite et l’excentrique avec une aversion entière ; et cependant, au fond de son cœur, couvait un désir inquisitorial des secrets les plus ésotériques de la nature et de l’homme. Cette tendance dernière avait prévalu dans l’affaire du docteur Raymond, car, même en considérant que la raison avait de tout temps écarté de pareils systèmes comme la plus sauvage folie, il gardait en secret un peu de foi au fantastique, et se serait réjoui de voir cette foi confirmée. L’horreur dont il avait été témoin dans le terrible laboratoire lui fut salutaire en quelque sorte. Ayant conscience d’avoir sa part de responsabilité dans une affaire peu avouable, pendant plusieurs années il s’en tint courageusement aux vérités de bon sens et rejeta toutes recherches occultes. Il est vrai que par homéopathie il suivit quelque temps des séances de médiums distingués, espérant que les trucs de ces gentlemen le dégoûteraient de tout mysticisme. Mais ce remède cuisant fut inefficace ; Clarke sentait qu’il languissait toujours après l’inconnu, et peu à peu, la vieille passion recommença de s’affirmer, à mesure que Mary et sa figure convulsée d’indicibles épouvantes s’effaçaient de sa mémoire.
Chargé tout le jour d’affaires sérieuses et lucratives, la tentation le saisissait plus fort à la nuit tombante, surtout durant les mois d’hiver, quand le feu jette ses lueurs rougeâtres à travers un moelleux appartement de garçon, sur le vin de choix qui dort à portée de la main. Il feignit alors de lire un journal ; mais le seul sommaire lui en tournait le cœur, et Clarke se surprenait à jeter des regards ardents vers un petit bureau japonais voisin du feu ; comme un enfant devant l’armoire aux confitures, pendant quelques minutes il balançait, indécis, puis la concupiscence finissait par l’emporter, et Clarke, repoussant son siège, allumait une bougie, et allait s’asseoir devant le bureau. Les casiers et les tiroirs débordaient de documents sur les sujets les plus morbides, et au milieu reposait un grand manuscrit où il avait laborieusement réuni les joyaux de sa collection. Clarke avait un beau mépris pour la littérature imprimée. À ses yeux l’impression ôtait tout intérêt à la plus fantomatique histoire, et son seul plaisir consistait à lire, compléter, arranger, réarranger ce qu’il appelait ses « Mémoires pour prouver l’existence du diable ». À cette besogne le temps volait, la nuit paraissait trop courte.
Par un laid soir de décembre, noir de brouillard et glacé de givre, Clarke dépêcha son dîner, et, daignant à peine accomplir le rite accoutumé de saisir et reposer son journal, il fit quelques pas dans la chambre, ouvrit le bureau, resta immobile un instant, puis s’assit. D’abord absorbé par un de ces rêves où il était sujet, il saisit enfin le fameux livre et l’ouvrit aux dernières pages ; il y en avait trois ou quatre que Clarke avait couvertes – serrées de sa ronde régulière. Le titre portait, d’une plus grosse écriture :
Singulier récit de mon ami le docteur Phillips. Il affirme que tous les faits y relatés sont d’une vérité stricte et entière ; mais il se refuse à donner les noms Patronymiques des Personnages ou à indiquer le Théâtre de ces extraordinaires Événements.
Et M. Clarke lut pour la dixième fois, vérifiant çà et là les notes au crayon dont il avait accompagné le récit de son ami. Car, et c’était une de ses particularités, il se jugeait de quelque habileté littéraire, goûtait son propre style et prenait la peine d’ordonner dramatiquement les circonstances. Voici ce qu’il lisait :
« Les personnes impliquées dans ce compte rendu sont Hélène V…, qui, si elle est vivante, doit être une femme de vingt-trois ans ; Rachel M…, morte depuis ; et Trevor W…, idiot, et âgé de vingt ans. Ces personnages habitaient alors un village sur les frontières de Galles, jadis ville d’importance quand les Romains occupaient le pays, aujourd’hui hameau clairsemé de cinq cents âmes à peine. Ce hameau est bâti sur un penchant, à six milles environ de la mer, et abrité par une vaste forêt.
Il y a onze ans environ, Hélène V…, y arriva dans des circonstances particulières. On disait, qu’étant devenue orpheline toute enfant, elle avait été adoptée par un parent éloigné, et élevée chez lui jusqu’à sa treizième année. Mais, celui-ci, pensant qu’il vaudrait mieux pour elle avoir des compagnons de son âge, fit demander par les gazettes locales un bon home, dans une ferme confortable, pour une fillette de douze ans. M. R…, gros fermier du susdit village, répondit à cet appel. Ses références étaient satisfaisantes, le gentleman lui envoya sa fille adoptive, en stipulant, par lettre, qu’elle aurait une chambre particulière, et qu’on n’aurait pas à se préoccuper de son éducation, laquelle était déjà suffisante pour sa position future. En fait on donnait à entendre à M. R…, qu’Hélène devait être laissée à même de choisir ses occupations et de passer le temps à sa guise. M. R…, alla la chercher à la station prochaine, distante environ de sept milles, et il ne paraît avoir rien remarqué de particulier chez elle, sinon un peu de réticence quant à son existence première et à son père adoptif.
Très différente d’ailleurs physiquement des villageois qui l’entouraient, avec son teint pâle et olivâtre, ses formes accentuées, son aspect exotique, elle parut s’accoutumer aisément à la vie de la ferme, et devint bientôt la favorite des enfants ; ceux-ci partageaient quelquefois les promenades en forêt qui étaient sa distraction principale. À ce sujet, M. R… ajoute que l’ayant vue une fois, après être sortie dès son premier déjeuner, ne rentrer qu’au crépuscule, et inquiet qu’une fillette passât tant d’heures seule et au dehors, il en fit part à son père adoptif. Celui-ci répondit brièvement qu’Hélène devait agir à sa guise.
L’hiver, quand les sentiers de la forêt étaient impraticables, elle passait beaucoup de temps dans la chambre qui lui était réservée selon les instructions de son tuteur. Mais c’est dans une de ses promenades au bois, un an environ après son arrivée, que se place le premier des incidents bizarres où elle est impliquée. L’hiver avait été particulièrement rigoureux, la neige épaisse, les gelées insolitement prolongées ; l’été fut remarquable d’extrême chaleur. Par un des jours les plus accablants de la saison, Hélène V…, quitta la ferme pour une de ses longues excursions, emportant à son habitude un peu de pain et de viande pour luncher. Quelques hommes dans les champs la virent prendre la vieille voie romaine, une chaussée herbeuse qui traverse la plus grande largeur du bois, et admirèrent que la fillette eût ôté son chapeau malgré l’extrême chaleur. Par hasard un laboureur, Joseph W…, travaillait dans la forêt près de la voie romaine. À midi, son fils Trévor lui apporta son dîner, composé de pain et de fromage.
Après le repas l’enfant, qui avait environ sept ans, laissa son père à son travail, et, selon son propre récit, se mit à chercher des fleurs dans le bois ; et le père, qui pouvait l’entendre s’exclamer joyeusement de ses découvertes, était sans inquiétude, quand soudain il entendit des cris de terreur du côté où son fils avait disparu. Jetant en hâte ses outils, il courut voir, et, s’orientant au bruit, rencontra le petit garçon qui courait tête baissée et manifestement terrorisé. Aux questions de son père il finit par répondre qu’après avoir cueilli une brassée de fleurs et se sentant fatigué il s’était couché sur le gazon et endormi. Il avait été tout à coup réveillé par un bruit singulier, quelque chose comme un chant, disait-il ; et, regardant à travers les branches, il avait aperçu Hélène V…, qui jouait sur l’herbe avec « un drôle d’homme tout nu » dont il ne pouvait donner une description plus précise. Il ajoutait qu’il s’était senti épouvanté, et avait couru en criant vers son père. Joseph W… s’avança et trouva Hélène V… assise au milieu d’une aire laissée par des charbonniers. Il l’accusa avec colère d’avoir effrayé son fils, mais elle démentit toute l’accusation et rit beaucoup de l’histoire de l’homme étrange. Joseph n’y ajoutait pas grande foi, et il en arriva à la conclusion que son fils s’était réveillé avec une peur soudaine, comme il arrive aux enfants ; mais Trévor s’obstina dans son récit, et manifesta tant d’angoisse qu’à la fin, on le ramena à la maison, dans l’espoir qu’il y pourrait être calmé par sa mère. Pendant plusieurs semaines, l’enfant donna de grandes inquiétudes ; devenu nerveux et bizarre, il refusait de quitter le cottage et souvent, la nuit, réveillait ses parents par les cris de : « L’homme du bois, père, père ! »
Peu à peu, néanmoins, cette impression parut s’effacer, et environ trois mois après, il accompagnait chez un gentleman du voisinage son père qui y travaillait. L’enfant fut laissé dans le hall, Joseph W… ayant été appelé au bureau ; quelques minutes après, comme le gentleman lui donnait ses instructions, ils furent tous deux étonnés par un cri perçant et le bruit d’une chute. Ils coururent et trouvèrent Trévor sans connaissance sur le parquet, les traits contractés d’épouvante. Le docteur aussitôt appelé déclara après un premier examen que l’enfant avait eu une sorte d’attaque, à la suite probablement d’une émotion soudaine. On le porta dans une chambre à coucher où il reprit assez vite connaissance, mais pour passer à un état dénommé par le médecin : hystérie violente.
Un sédatif énergique lui ayant été administré, au bout de deux heures on le jugea capable de regagner sa demeure ; mais, en passant par le hall, un accès de terreur le saisit de nouveau avec plus de violence encore. Le père remarquant que Trevor indiquait quelque objet, et poussait le vieux cri de « l’homme du bois », aperçut dans la direction marquée un masque grotesque en pierre, incrusté dans la muraille au-dessus d’une porte. Il paraîtrait que le propriétaire avait fait faire peu de temps auparavant des réparations à sa demeure, et qu’en creusant des fondations, les ouvriers avaient découvert ce mascaron d’origine évidemment romaine que l’on plaça dans le hall comme il est dit. Des archéologues expérimentés de la région y reconnurent une tête de faune ou de satyre.
Quelle qu’en fût la cause, cette seconde secousse fut trop forte pour le petit Trevor, et aujourd’hui encore il souffre d’un affaiblissement intellectuel qui laisse peu d’espoir. La chose fit sensation à l’époque, et Hélène subit de M. R…, un interrogatoire serré, mais infructueux ; elle continua à nier qu’elle eût en quoi que ce fût effrayé ou molesté Trevor.
Le second incident où la jeune fille eut part, date d’il y a environ six ans et présente des caractères plus étranges encore.
En 188…, au commencement de l’été, Hélène contracta une amitié étroite avec Rachel M…, la fille d’un riche fermier voisin. La fillette, d’un an plus jeune qu’Hélène, passait auprès de bien des gens pour la plus jolie des deux, quoique les traits de l’aînée se fussent beaucoup adoucis avec l’âge. Les deux amies, qui ne se quittaient que le moins possible, offraient un contraste singulier, l’une avec son teint olivâtre et ses airs italiens, l’autre en qui florissaient les roses et les lis proverbiaux de nos campagnes. Il faut remarquer que les annuités payées par M. R…, pour l’entretien d’Hélène, étaient connues dans le village comme très élevées ; et l’opinion générale était qu’elle hériterait un jour une somme considérable. En conséquence, les parents de Rachel n’étaient pas contraires à l’amitié de leur fille pour Hélène, et encourageaient même cette intimité qu’ils déplorent aujourd’hui amèrement. Comme Hélène avait conservé son grand amour de la forêt, Rachel l’y accompagnait souvent, les deux jeunes filles partant le matin, et restant jusqu’au soir dans le bois. Une fois ou deux, à la suite d’excursions pareilles, Mme M…, crut remarquer dans les manières de sa fille quelque chose de singulier ; elle paraissait languissante, rêveuse, et, disait sa mère, « différente d’elle-même » ; mais la ténuité de ces changements empêcha qu’on ne les remarquât beaucoup.
Un soir pourtant, après le retour de Rachel, sa mère entendit dans la chambre de la jeune fille comme des pleurs étouffés. Y étant allé voir, elle la trouva à demi dévêtue sur son lit, comme accablée d’angoisse, et qui s’écria à la vue de sa mère : « Ah ! maman, maman, pourquoi m’avez-vous laissé aller dans la forêt avec Hélène ? » Mme M…, étonnée d’un aussi étrange cri, interrogea. Et Rachel lui conta une sauvage histoire. Elle disait… »
Clarke ferma le livre d’un coup et tourna sa chaise vers le feu. Un soir déjà, qu’un ami assis sur cette même chaise lui contait cette même histoire, Clarke l’avait interrompu un peu après le point où il venait de s’interrompre lui-même, en lui criant dans un paroxysme d’horreur : « Mon Dieu, pensez, mais pensez à ce que vous dites. C’est monstrueux. De pareilles choses sur cette paisible terre, où l’homme, il est vrai, vit et meurt, et lutte, et triomphe, ou, peut-être, succombe, et plie sous la tristesse, et souffre, et subit d’étranges fortunes le long de maintes années. Mais pas cela, Phillips, pas cela. Malheureux, si pareille chose se pouvait, mais ce monde serait un cauchemar. »
Et Phillips avait continué son histoire jusqu’à la fin qui était telle :
« Sa fuite demeure un mystère ; elle s’est évanouie en plein soleil ; on la vit marcher dans une prairie ; un instant après on ne la vit plus. »
Clarke assis auprès du feu s’essayait à concevoir la chose et son esprit frissonnait, se dérobait, tremblait à évoquer les forces mystérieuses qui peuvent se faire de notre chair un triomphe et un trône. Devant lui, se déployait la sombre voûte du chemin vert à travers la forêt, telle que son ami la lui avait décrite. Il vit les feuilles mobiles, et, sur le gazon, les ombres balancées ; il vit le soleil et les fleurs, et bien loin, au bout de la longue perspective, deux figures qui venaient vers lui. L’une était Rachel ; mais l’autre ?
Clarke s’était efforcé de son mieux à ne rien croire de tout cela ; mais à la fin du récit était inscrit de sa main :
Et diabolus incarnatus est, et homo factus est.