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Romans de romance dans un seul endroit

Chapitre 3Le Voyage vers l’Inconnu


Madeleine Duval

Le matin était gris lorsque Madeleine quitta Paris. Les nuages bas, gorgés de pluie, semblaient peser sur la ville, un présage silencieux pour le périple qu’elle s’apprêtait à entreprendre. Dans la gare animée, les bruits familiers – annonces au micro, cliquetis des bagages, conversations étouffées – ne parvenaient pas à dissiper l’étrange sentiment de détachement qui l’envahissait. Son billet en main, elle attendait sur le quai, fixant le train à l’arrêt, ses pensées emportées loin d’ici, déjà en chemin vers le Château de Lamur.

Elle monta à bord en silence et trouva rapidement sa place côté fenêtre. À peine installée, elle sortit la lettre de sa mère, qu’elle relut une fois de plus, comme si les mots pouvaient changer en fonction de son humeur ou de l’éclairage. « Tu dois y aller. » Les lettres dansaient presque devant ses yeux, tourmentant son esprit rationnel. Pourquoi maintenant ? Pourquoi ce lieu en particulier ? Le cachet de cire rouge, marqué d’un cercle traversé par une ligne diagonale, dégageait une aura étrangement familière, bien qu’elle ne puisse se rappeler où elle l’avait vu auparavant.

Le train démarra dans une secousse douce, et les contours de Paris s’estompèrent rapidement pour laisser place à la campagne, une mer de champs verts et bruns parsemés de maisons en pierre. Le paysage défilait à une vitesse constante, mais Madeleine ne semblait pas le voir. Ses pensées s’enroulaient autour de souvenirs d’enfance, brefs éclats de mémoire qu’elle avait soigneusement enfouis. Elle se revoyait à sept ans, cherchant le parfum de lavande de sa mère dans chaque pièce vide, espérant un miracle qui n’était jamais arrivé.

Elle ouvrit le tiroir sous la petite table devant elle et y déposa la lettre. À la place, elle sortit son carnet de croquis et commença à griffonner distraitement. Les lignes qu'elle traçait ne semblaient pas obéir à sa volonté : un contour flou qui prenait peu à peu la forme d'une silhouette. Une silhouette familière, celle de sa mère. Le sourire doux, les yeux tristes. Madeleine s’interrompit brusquement, le cœur battant. Il y avait quelque chose de troublant dans le dessin, une précision dans les détails qu’elle ne se souvenait pas avoir capturée auparavant. Elle referma le carnet d’un geste sec, comme pour chasser une pensée indésirable.

Face à elle, une vieille femme l'observait avec une curiosité non dissimulée. Vêtue d'une cape sombre et d'un chapeau couleur prune, elle était assise seule, les mains croisées sur un sac en cuir usé. Elle semblait hésiter, comme si elle avait une question à poser mais redoutait la réponse. Madeleine détourna le regard, espérant mettre fin à l’échange avant même qu’il ne commence, mais la femme ne se laissa pas dissuader.

« Excusez-moi, mademoiselle… » Sa voix était tremblante, presque un murmure. Madeleine, prise au dépourvu, releva les yeux. « Vous allez en Normandie, n’est-ce pas ? »

Madeleine acquiesça lentement, incertaine de l'intention derrière cette question anodine.

La vieille femme jeta un regard vers le tiroir où Madeleine avait rangé la lettre, comme si elle pouvait deviner son contenu. « Ce cachet sur votre enveloppe… je l’ai vu autrefois. »

Le cœur de Madeleine manqua un battement. « Vous le reconnaissez ? » s’entendit-elle demander, sa voix plus dure qu’elle ne l’aurait voulu.

La femme hocha la tête. « Ce symbole appartenait à une vieille famille noble de Normandie. Les Lamur. Leur château… » Elle marqua une pause, détournant légèrement les yeux comme pour vérifier qu’elles étaient seules. « … il vaut mieux l’éviter. »

Madeleine sentit une boule d’agacement et de curiosité se former dans sa poitrine. « Pourquoi ? »

La vieille femme soupira, ses traits se crispant comme sous l'effet d'un souvenir désagréable. « On raconte des choses sur cet endroit. Des gens qui y entrent et qui ne reviennent pas. »

Une tension rauque dans sa voix capta l’attention de Madeleine, malgré elle. « Vous y êtes déjà allée ? »

La femme secoua la tête. « Non. Mais mon frère, oui. Il… travaillait sur les terres voisines, il y a de cela bien des années. Il a voulu en savoir trop. »

Elle plongea son regard dans celui de Madeleine, et pendant un instant, une expression d’avertissement presque maternel illumina ses yeux fatigués. « Faites attention, mademoiselle. Ce château est comme un piège. On croit qu’on va y trouver des réponses, mais on n’en revient jamais indemne. »

Madeleine, prise entre irritation et malaise, hocha vaguement la tête. « Merci de votre conseil. »

La vieille femme resta silencieuse un moment, puis reprit son sac et se leva lorsque le train ralentit pour un arrêt dans une petite gare envahie par la végétation. Elle se tourna une dernière fois vers Madeleine avant de descendre. « Si vous y allez malgré tout… souvenez-vous de ces mots : ce qui est perdu ne peut être retrouvé sans sacrifice. »

Avant que Madeleine ne puisse répondre, la vieille femme disparut dans la foule de passagers descendant du train.

Le reste du voyage fut marqué par un silence troublant. Madeleine tenta de se concentrer sur autre chose, mais les paroles de la vieille femme résonnaient dans son esprit, entrelacées avec les mots de la lettre. L'odeur d'herbe mouillée semblait devenir plus intense, bien qu’elle ne puisse pas en identifier la source. À un moment, elle crut apercevoir un reflet fugace dans la vitre du train : une silhouette floue, immobile, qui disparaissait lorsqu’elle fixait son regard.

Lorsque le train s'arrêta enfin à la petite gare qui marquait la fin de son trajet, le ciel s'était assombri davantage, et une fine bruine avait commencé à tomber. Madeleine descendit, serrant son manteau contre elle. Elle regarda autour d’elle : la gare était minuscule, presque abandonnée. Un unique banc délabré occupait le quai, et un panneau indiquant « Lamur » était à moitié effacé.

Elle récupéra sa valise et s’avança vers la sortie. Un chemin de terre sinueux s’étendait devant elle, bordé d’arbres sombres dont les branches nues formaient une arche naturelle et oppressante. Le village de Lamur était à quelques kilomètres, lui avait-on dit, un endroit presque hors du temps.

Madeleine inspira profondément et entama la marche. Une tension sourde, comme un fil tendu dans son ventre, la poussait en avant. Chaque pas l’éloignait un peu plus de la vie qu’elle connaissait, mais elle n’avait pas encore décidé si c’était une libération ou une condamnation.

Alors qu’elle avançait, la lettre brûlait dans son esprit. Là-bas, au bout du chemin, des réponses l’attendaient. Mais à quel prix ?