Chapitre 1 — Miroirs Brisés
Élise
Sous un ciel fracturé, où des éclairs rouges zébraient une obscurité sans fin, je m’agenouillais sur le sol acéré des Abysses Déchirés, mes doigts crispés autour du manuscrit de Marianne. Ses pages, lourdes d’une pulsation rouge maléfique, semblaient brûler contre ma poitrine, comme si elles cherchaient à s’infiltrer dans ma chair. La brume rouge-noire s’enroulait autour de moi, visqueuse, collant à ma peau comme des chaînes spectrales, et l’air, saturé d’une puanteur de cendres et de pourriture, me rongeait les poumons à chaque inspiration. Mes mains tremblaient, maculées de sang noir qui gouttait entre mes doigts, formant des motifs mouvants sur le sol fissuré. Mais ce n’était pas ça qui me paralysait.
Devant moi, une mare d’encre animée, d’un noir si profond qu’il semblait avaler la lumière, reflétait une image qui me glaçait le sang. Ce n’était pas mon visage émacié, ni mes yeux verts hantés où dansait une lueur rouge quasi permanente. Non, c’était une version de moi, corrompue, inhumaine, riant d’un éclat guttural qui n’avait rien de vivant. Ses cheveux, noircis par des stries de cendres, flottaient comme des serpents, et dans ses mains griffues, elle tenait un cœur d’obsidienne, pulsant d’une vie malsaine. Le cœur de Mathis. Je pouvais presque sentir son battement résonner dans ma propre poitrine, un écho de douleur et de trahison. Mes lèvres s’entrouvrirent, mais aucun son n’en sortit, ma gorge rauque incapable de former le cri qui montait en moi.
À mes côtés, Mathis gisait, à peine conscient, son corps émacié secoué par des respirations laborieuses. Sa peau, autrefois hâlée et forte, était maintenant d’une pâleur mortelle, striée de veines noirâtres qui rampaient depuis la cicatrice luminescente sur son torse. Son sang, un mélange de rouge et de noir, suintait de l’entaille à son flanc, et ses cheveux, jadis d’un noir profond, étaient désormais gris comme la cendre, témoignant d’un stress qui le consumait de l’intérieur. Ses yeux gris-bleu, voilés par cette même lueur rouge qui hantait les miens, cherchaient mon regard, mais je détournai la tête, incapable de supporter la douleur qu’ils reflétaient. « Élise… » murmura-t-il, sa voix grave réduite à un souffle brisé, chaque mot arraché avec une souffrance palpable.
Je posai une main tremblante sur son épaule, mes doigts glissant sur sa peau humide de sueur et de sang. « Je suis là », chuchotai-je, ma voix rauque grinçant comme du verre brisé. Mais les mots sonnaient creux, même à mes propres oreilles. Comment pouvais-je le rassurer alors que cette vision me dévorait l’esprit ? Ce rire inhumain, ce cœur d’obsidienne entre mes mains… Était-ce un avertissement ? Une prophétie ? La Fracture Vorace, cette présence corrosive qui s’insinuait dans mes pensées, ricanait dans un coin de mon esprit, murmurant des vérités que je refusais d’entendre. *Tu es déjà damnée. Tu le détruiras. Regarde ce que tu deviendras.*
Je serrai le manuscrit plus fort, sentant sa chaleur maléfique irradier contre ma peau brûlée. La cicatrice à mon poignet gauche, d’où suintait un sang noir plus épais, pulsait en rythme avec les pages, formant des motifs qui s’étendaient jusqu’à mon cou, comme des doigts invisibles cherchant à m’étrangler. La douleur était constante, mais ce n’était rien comparé à la terreur qui me suffoquait. Je ne pouvais pas lui dire. Pas à Mathis. Pas maintenant, alors qu’il luttait pour chaque souffle, alors que son regard, malgré tout, portait une tendresse désespérée qui me brisait davantage.
« On va s’en sortir », ajoutai-je, forçant un semblant de conviction dans mon ton. Mais ma voix trembla, trahissant l’angoisse qui me rongeait. Mathis tenta de hocher la tête, un geste faible, presque imperceptible. « Je… ne t’abandonnerai jamais », souffla-t-il, ses mots entrecoupés de douleur. Chaque syllabe était une lame dans mon cœur, un rappel de notre lien maudit, scellé par le rituel du Calice des Sanglots. Un lien qui nous unissait dans l’amour, mais aussi dans la damnation.
Je voulais hurler, lui avouer la vision qui me hantait, lui dire que j’avais peur de moi-même, peur de ce que je pourrais devenir. Mais les mots restaient coincés dans ma gorge, étouffés par la culpabilité et la terreur. La Fracture Vorace murmurait encore, plus forte, ses voix spectrales s’entremêlant dans un chœur de désespoir : *Il est trop tard. Ton sang est souillé. Tu es le chaos.* Je fermai les yeux, tentant de repousser ces pensées, mais elles s’accrochaient, visqueuses, comme la brume qui nous entourait.
Soudain, un craquement déchira l’air, un son qui semblait tordre la réalité elle-même. Le sol sous mes genoux vibra, et la mare d’encre devant moi ondula violemment, comme si quelque chose s’éveillait en son sein. Un Écho Miroitant s’ouvrit, un rift de lumière fracturée et d’ombres mouvantes, déchirant la brume rouge-noire avec une violence qui me fit reculer. Mon cœur s’arrêta lorsque je vis ce qui en émergeait. Une silhouette grotesque, un amalgame de chair déformée et d’obsidienne pulsante, se dressa dans le rift. Viktor. Ses yeux, deux abîmes brûlants d’une lueur rouge maladive, se fixèrent sur moi, et sa voix, un grondement ancien qui semblait venir des entrailles de la terre, résonna dans l’air. « Ton sang est ma clé. »
Le froid me saisit, un frisson qui remonta le long de ma colonne vertébrale comme des griffes invisibles. Mes doigts se crispèrent davantage sur le manuscrit, et je sentis ma cicatrice brûler, comme si elle répondait à sa présence. Viktor. Il n’était plus l’homme que j’avais connu, mais une horreur, un fragment de l’Abîme Primordial lui-même. Sa menace, si directe, si intime, me transperça. Mon sang. Était-ce à cause du rituel ? Était-ce notre union, notre sang partagé, qui l’avait ramené sous cette forme cauchemardesque ? Je voulais crier, lui hurler de disparaître, mais ma gorge était nouée, ma voix réduite à un murmure inaudible.
Le rift se referma aussi soudainement qu’il s’était ouvert, avalant la silhouette de Viktor dans un éclat de lumière rougeoyante. Mais son rire, sinistre et guttural, persista dans l’air, un écho qui se mêlait aux murmures de la Fracture Vorace. Je tremblais, incapable de bouger, mes yeux fixés sur l’endroit où il avait disparu. À côté de moi, Mathis remua faiblement, inconscient de ce qui venait de se passer. « Élise… quoi… ? » Sa voix était à peine un souffle, mais elle me ramena à la réalité. Je tournai la tête vers lui, forçant un sourire qui devait ressembler à une grimace. « Rien. Juste… la brume », mentis-je, ma voix rauque se brisant sur le dernier mot.
Je ne pouvais pas lui dire. Pas pour l’Écho, pas pour Viktor, et encore moins pour la vision de la mare. Il souffrait assez. Ses yeux rougeoyants cherchèrent les miens, et je baissai le regard, honteuse de ce secret que je portais déjà comme un fardeau. La culpabilité me rongeait, mais la peur était plus forte. Que se passerait-il s’il savait ? S’il voyait dans mes yeux la crainte que je devienne cette chose, cette créature qui tiendrait son cœur entre ses griffes ?
Le sol vibra à nouveau, plus faiblement cette fois, mais assez pour me tirer de mes pensées. La brume s’épaississait autour de nous, ses volutes rouges et noires nous enveloppant comme un linceul. Un murmure spectral s’éleva, indistinct mais glaçant, un avertissement susurré par la Fracture Vorace elle-même. Quelque chose de pire approchait. Je le sentais dans mes os, dans le pouls douloureux de ma cicatrice. Nous n’avions pas de temps. Le réceptacle, cette énigme que les voix anciennes mentionnaient, devait être trouvé. Comprendre sa nature, briser son emprise, sceller l’Abîme… c’était notre seule chance, aussi infime soit-elle.
Je pris la main scarifiée de Mathis dans la mienne, nos doigts s’entrelçant, nos sangs mêlés gouttant sur le sol fissuré. La douleur de sa peau contre la mienne était vive, presque insupportable, mais je m’y accrochai, comme à une ancre. Son regard, malgré la souffrance, portait une lueur de détermination, un reflet de la mienne. Un geste tendre, désespéré, symbolisant notre union maudite. « On doit avancer », murmurai-je, ma voix tremblante mais résolue. « Peu importe ce qui nous attend. »
Il serra ma main en retour, un mouvement faible mais chargé d’une promesse silencieuse. La brume nous isolait, nous deux contre un monde hostile, un paysage d’enfer où chaque pas pouvait être le dernier. Mais nous n’avions pas le choix. La quête pour le réceptacle начиналась, et avec elle, une course contre la corruption qui nous dévorait déjà, corps et âme.