Chapitre 3 — Ombre Ressuscitée
Élise
Des éclats de pierre acérée crissaient sous mes bottes usées, chaque pas résonnant comme un glas dans le corridor oppressant des Abysses Déchirés. La brume rouge-noire s’accrochait à ma peau, visqueuse, presque vivante, portant une puanteur de cendres et de pourriture qui me brûlait les poumons. Mes doigts, tremblants et maculés de sang noir, serraient le manuscrit de Marianne contre ma poitrine. Sa couverture de cuir semblait pulser, une chaleur maléfique remontant le long de ma cicatrice au poignet gauche, là où le sang suintant formait des motifs mouvants qui s’étendaient jusqu’à mon cou. Chaque battement de cette chaleur me rappelait la rune terrifiante découverte plus tôt : "Lié par le sang partagé". Ces mots tournaient en boucle dans mon esprit, une malédiction que je ne pouvais partager avec Mathis, pas maintenant, pas alors qu’il semblait à deux doigts de s’effondrer.
À mes côtés, il avançait avec une lenteur douloureuse, une main pressée contre son flanc où des veines noirâtres rampaient sous sa peau, s’étendant depuis cette cicatrice luminescente qui traversait son torse. Son visage, émacié, était un masque de souffrance, ses cheveux gris de cendres collés à son front par la sueur et le sang mêlé. Ses yeux, autrefois d’un gris-bleu si clair, brillaient d’une lueur rouge persistante, miroir de la corruption qui rongeait les miens. Il me regardait, un éclat d’inquiétude muette dans son regard, mais je détournai les yeux, incapable de lui montrer la terreur qui me broyait les entrailles. Le sol vibra sous nos pieds, une pulsation sourde émanant des veines de sang pétrifié qui luisaient d’une lueur rouge maladive tout autour de nous, comme si cet endroit infernal battait en harmonie avec nos blessures.
Un frisson glacé me traversa, mais ce n’était pas la brume. Un murmure, insistant, personnel, s’insinua dans mon esprit, plus proche que les habituels sifflements de la Fracture Vorace. Une voix que je reconnaissais avec une horreur viscérale. "Élise…" Un grondement doux, presque caressant, qui me figea sur place. Viktor. Sa présence, même immatérielle, me transperça comme une lame. "Tu ne peux pas fuir ce que tu es. Ton sang… il m’appelle. Il a toujours été mien." Chaque mot était un coup, creusant dans ma tête des images floues, des souvenirs qui n’étaient pas les miens – des clairières baignées de lune, des cris, une ombre immense penchée sur moi. Mon lignage. Comment pouvait-il savoir ? Ma cicatrice brûla, un feu liquide se répandant dans mes veines, et un filet de sang noir goutta sur le sol, formant des arabesques qui semblaient répondre à sa voix.
— Élise ? murmura Mathis, sa voix rauque et brisée me ramenant à la réalité.
Je secouai la tête, les lèvres pincées, incapable de répondre. Mes mains tremblaient tellement que je faillis lâcher le manuscrit. Je ne pouvais pas lui dire. Pas lui avouer que Viktor était là, dans ma tête, qu’il me parlait comme s’il me connaissait depuis toujours. Mathis vacilla, un gémissement étouffé s’échappant de sa gorge alors qu’il pressait plus fort son flanc. Sous sa peau, une pulsation inhumaine déformait la chair, un mouvement grotesque qui me donna la nausée. Je voulais tendre la main, le toucher, mais la peur me clouait les pieds au sol. Et si Viktor avait raison ? Et si mon sang, notre sang partagé, était la clé d’un mal plus grand encore ?
"Tu portes l’Abîme en toi, petite louve," susurra la voix dans mon esprit, plus forte, plus séduisante. "Laisse-moi te montrer. Laisse-moi te libérer." Un rire guttural vibra dans mes os, et je serrai les dents, luttant pour repousser cette intrusion. La Fracture Vorace amplifiait chaque mot, transformant ma tête en un champ de bataille. Je ne suis pas à toi, hurlai-je en silence, mais mes pensées étaient fragmentées, noyées sous une vague de désespoir. Je n’étais plus sûre de ce que j’étais. Plus sûre de rien.
Un craquement déchira l’air, si brutal que je sursautai, mes yeux s’écarquillant. Devant nous, la brume s’écarta comme un rideau, révélant un Écho Miroitant – un rift de lumière fracturée où des ombres dansaient, tordant la réalité. Mon souffle se bloqua dans ma gorge alors qu’une silhouette émergeait du chaos, grotesque et monstrueuse. Viktor. Ou ce qu’il en restait. Sa chair, si on pouvait appeler ça ainsi, était un amas d’obsidienne pulsante, des tentacules noirs s’agitant comme des serpents autour de lui, suintant une matière visqueuse qui semblait dévorer la lumière. Ses yeux, d’un rouge maladif, se fixèrent sur moi, et un sourire – si on pouvait nommer ainsi cette fracture dans son visage – s’étira, révélant des crocs d’ombre.
— Ton sang est ma clé, Élise, gronda-t-il, sa voix un mélange de sifflement et de tonnerre qui fit trembler le sol. Je libérerai l’Abîme à travers tes veines.
Un cri monta dans ma gorge, mais il mourut, étouffé par une terreur pure. Ma cicatrice hurla de douleur, un flot de sang noir jaillissant, et mes jambes cédèrent presque sous moi. Le manuscrit, toujours contre ma poitrine, brûla comme un fer rouge, une pulsation frénétique répondant à la présence de Viktor, comme s’il savait, comme s’il portait des réponses que je n’étais pas prête à affronter. Mes yeux rougeoyants s’emplirent de larmes de rage et d’impuissance, mes mains tremblant si fort que je crus que mes os allaient se briser.
Un grognement rauque me tira de ma paralysie. Mathis. Il s’était interposé entre moi et le monstre, son corps émacié secoué par des convulsions. La corruption dans son flanc semblait s’éveiller, la peau se déformant sous cette pulsation inhumaine, mais il tint bon, ses yeux rougeoyants brûlant d’une rage primale.
— Écarte-toi d’elle, grogna-t-il, sa voix à peine humaine, chaque mot arraché à une gorge en sang.
Mais il n’était pas de taille. Pas dans cet état. Viktor inclina la tête, un rire sinistre résonnant dans l’air saturé de brume, et d’un geste presque nonchalant, un tentacule d’ombre s’élança, frappant Mathis au torse. Il s’effondra avec un cri étouffé, son corps heurtant le sol acéré, du sang mêlé de rouge et de noir jaillissant de son flanc.
— Mathis ! hurlai-je, ma voix brisée, rauque, à peine audible.
Je tombai à genoux près de lui, mes mains hésitant au-dessus de son visage, terrifiée à l’idée de le toucher, de voir l’étendue de sa douleur. Viktor nous observa, ses yeux luisant d’une satisfaction malsaine, puis l’Écho Miroitant vacilla, sa forme se dissolvant dans la brume. Mais son rire persista, un écho sinistre qui s’enroula autour de moi comme une chaîne, confirmant ce que je redoutais : il reviendrait. Il savait pour notre lien de sang. Il comptait l’utiliser.
Le manuscrit brûlait encore contre ma peau, une chaleur qui semblait me hurler de l’ouvrir, de chercher des réponses. Mais pas maintenant. Pas ici. Mathis gémissait faiblement, ses yeux à demi clos, sa main cherchant la mienne. Je la saisis, nos doigts scarifiés s’entrelaçant, notre sang mêlé gouttant sur le sol, un symbole de notre union maudite qui me brisait autant qu’il me soutenait.
— Je ne te laisserai pas… jamais… murmura-t-il, sa voix un fil ténu, mais empreint d’une tendresse désespérée qui me déchira le cœur.
Je ne répondis pas. Je ne pouvais pas. Les mots de Viktor tournaient dans ma tête, un poison que je ne pouvais partager. Je me contentai de serrer sa main plus fort, mes larmes tombant sur sa peau cendrée, tandis que le rire de Viktor résonnait encore dans la brume, un rappel cruel qu’il n’avait pas fini avec nous. Le manuscrit pulsait, une promesse ou une menace, et je sus, au plus profond de mes os, qu’il contenait des vérités que nous devions affronter.
— Nous devons trouver ce qu’il veut… avant qu’il ne soit trop tard, murmurai-je finalement, ma voix rauque, chargée d’une peur que je ne pouvais plus cacher.
Mathis hocha faiblement la tête, son regard rougeoyant croisant le mien dans un silence lourd de douleur et de détermination. La brume s’épaissit autour de nous, mais pour la première fois, elle ne semblait pas être la pire des menaces. Viktor savait. Il savait pour notre sang, pour notre lien. Et il comptait s’en servir pour ouvrir quelque chose d’inimaginable. Nous n’avions plus de temps à perdre.