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Romans de romance dans un seul endroit

Chapitre 1Reflets de l’Abîme


Élise

Un miroir d’obsidienne s’étend sous mes genoux, glacial et implacable, reflétant un ciel qui n’existe pas – des flammes dansent dans un noir d’encre, striées de distorsions miroitantes qui tordent la réalité. Le Lac Noir des Échos exhale une puanteur de pourriture et de métal brûlé, chaque inspiration arrachant un feu à mes poumons. L’air, lourd et gelé, charrie des murmures spectraux qui glacent mon sang, des voix indistinctes qui s’entrelacent comme des chaînes invisibles. Sous moi, le rivage de cendres compactes craque, prêt à s’effondrer, comme s’il me suppliait de plonger dans l’abîme qu’il borde. Mais je ne peux pas détourner les yeux. Pas maintenant.

Mon reflet me fixe depuis la surface, mais ce n’est plus moi. Ou peut-être que si. Mes cheveux courts, brûlés, tachés de cendres et de sang, encadrent un visage que je ne reconnais qu’à moitié. Mes yeux verts, hantés, brillent d’une lueur rougeoyante qui refuse de s’éteindre, un feu maudit qui s’enracine plus profondément chaque jour. Et là, dans l’eau noire, ce reflet se déforme. Mes traits s’étirent, ma bouche s’incurve en un sourire cruel, trop large, trop inhumain. Des ombres semblent couler de ma peau, formant des griffes d’encre qui s’agitent sous la surface. La Fracture Vorace. Elle me regarde, et je sais qu’elle attend. Qu’elle veut. Dans mon esprit, ses murmures corrosifs s’élèvent, un chœur de promesses et de menaces. *Rends-toi, Élise. Prends ce pouvoir. Sauve-le. Ou sombre avec lui.* Je serre les dents, mon cœur battant à tout rompre, mais la panique griffe ma gorge. Et si c’était déjà trop tard ? Et si j’étais déjà elle ?

Un élancement déchire mon poignet gauche, et je baisse les yeux. Ma cicatrice, cette marque suintante qui n’a jamais guéri, laisse couler un sang noir, visqueux, qui goutte sur la surface du lac. Chaque goutte résonne comme un coup de tonnerre dans le silence oppressant, amplifiée par l’air maudit. Ploc. Ploc. Des ondulations se propagent, fissurant la réalité elle-même. Une lumière argentée-noire zèbre l’eau, et un Écho Miroitant s’ouvre, un portail d’ombre et de distorsion d’où s’échappent des formes tangibles. Elles sifflent, serpentine, leurs corps d’encre se tordant dans l’air, tendant des griffes invisibles vers moi. Je recule, un gémissement de terreur m’échappant, mais mes genoux tremblants refusent de m’obéir. Mes doigts, couverts de cendres, tentent de comprimer la cicatrice, mais le sang continue de couler, plus épais, plus vivant, traçant des motifs mouvants sur ma peau scarifiée. Ils semblent réagir, vibrer, comme s’ils appelaient quelque chose. Ou quelqu’un.

Un murmure rauque, brisé, perce l’horreur. "Élise…" La voix de Mathis, à peine audible, me tire de ma transe. Il est là, à quelques pas, affalé contre le rivage de cendres, son corps musclé mais émacié tremblant sous un poids invisible. Ses cheveux, noirs autrefois, sont presque entièrement gris maintenant, témoignage d’un stress qui le ronge plus vite que ses blessures. Ses yeux gris-bleu, voilés par la fatigue, cherchent les miens, et pendant un instant, une lueur rouge fugace y danse. Mon estomac se noue. Sa peau scarifiée, marquée par l’entaille suintante à son flanc, pulse d’une manière anormale, comme si quelque chose vivait sous sa chair. Je sens sa douleur, une brûlure sourde qui résonne dans mon propre corps, un écho de notre union de sang. La culpabilité me broie le cœur. C’est ma faute. Le rituel au Puits des Lamentations, le sang mêlé, tout ça… Je l’ai entraîné dans cet enfer. Et maintenant, je le vois s’effilocher sous mes yeux.

Je rampe vers lui, ignorant les cendres qui s’enfoncent dans mes paumes, ma voix réduite à un souffle rauque. Je veux dire quelque chose, n’importe quoi, mais les mots se brisent dans ma gorge. Un gémissement désespéré s’échappe à la place, un son qui porte toute ma terreur, toute ma peine. Mathis tend une main tremblante, ses doigts frôlant mon bras, mais je sens à travers ce contact une chaleur qui n’est pas la sienne. Une chaleur d’ombre, de corruption. Notre lien s’intensifie, et avec lui, la peur qu’il devienne comme moi. Ou pire.

Un grondement guttural s’élève du portail, et les ombres sifflantes se rapprochent, leurs formes se condensant en quelque chose de plus tangible, de plus affamé. Mais ce n’est pas elles qui me glacent le plus. Une voix spectrale, profonde et résonnante, jaillit de l’Écho Miroitant, chaque mot s’enfonçant dans mon âme comme une lame. "Le sang partagé ouvre, le sang partagé ferme." Mon souffle se coupe. Le rituel. Le Puits des Lamentations. Notre sang, mêlé dans un acte désespéré, nous a liés non seulement l’un à l’autre, mais à l’Abîme Primordial lui-même. Cette force ravenous, cette entité que je sens dans mes cauchemars, dans chaque goutte de sang noir qui coule de moi. Elle nous a trouvés. Elle nous réclame.

Non. Je ne la laisserai pas gagner. Pas encore. Un feu d’impulsivité, presque autodestructeur, s’allume en moi. Je dois fermer ce portail. Je dois protéger Mathis, même si ça me brise. Mes doigts tremblants relâchent ma cicatrice, et je presse mon poignet directement contre la surface du lac, là où les ondulations sont nées. Une douleur insoutenable explose, un feu noir qui remonte le long de mon bras, rongeant ma chair, brûlant jusqu’à mon âme. Je hurle, un son déchiré, inhumain, alors que mon corps convulse. La surface du lac se fissure davantage, mais cette fois, elle se referme lentement, les ombres sifflantes se dissipant avec des cris stridents. Mais avant que le portail ne disparaisse, une vision m’envahit. Un gouffre hurlant d’ombres, des griffes d’encre s’élevant pour déchirer le monde, des yeux innombrables fixés sur moi, affamés. L’Abîme Primordial. Il est là, tapi, attendant que je faiblisse. Que je cède.

Je m’arrache à la surface, tombant en arrière, mon souffle haché, mes membres secoués de spasmes. Le portail est fermé, mais à quel prix ? Mes yeux, brouillés par des larmes de douleur, cherchent Mathis. Il est toujours là, son regard voilé par l’inquiétude, mais aussi par une faiblesse qui me terrifie. "On… on doit partir," je murmure, ma voix à peine audible, arrachée de ma gorge ravagée. Chaque mot est une lutte, mais je me force à me lever, mes jambes flageolantes menaçant de céder. Je tends une main à Mathis, et il la saisit, ses doigts froids mais fermes, un ancrage dans cet enfer. Nous nous traînons loin du Lac Noir, chaque pas une torture, la brume verdâtre luminescente des Terres Creuses s’enroulant autour de nous, brûlant nos poumons à chaque inspiration.

Une grotte proche, à peine visible à travers la brume, nous offre un abri précaire. Nous nous effondrons à l’intérieur, nos corps scarifiés et épuisés s’entassant contre la pierre froide. Je soutiens Mathis, mon propre tremblement rendant l’effort presque impossible, mais je m’accroche à lui comme à une bouée. Mes yeux se posent sur lui, à peine conscient, sa respiration laborieuse résonnant dans le silence oppressant. Mon cœur se serre, un mélange de tendresse et de désespoir m’étouffant. *Je te protégerai, Mathis. Peu importe ce que ça coûte. Même si ça signifie me perdre.* Mais alors que cette promesse silencieuse résonne dans mon esprit, je remarque quelque chose qui me glace le sang. Ma cicatrice, toujours suintante, laisse couler un sang noir qui trace des motifs mouvants sur ma peau. Ils s’animent, se tordent, comme s’ils réagissaient à une présence invisible. Un frisson me traverse. Même ici, dans ce refuge fragile, l’Abîme nous suit. Il nous traque. Et je crains que notre lien, cet amour qui me retient à la lumière, ne soit aussi la chaîne qui nous entraînera tous les deux dans les ténèbres.