Chapitre 1 — CHAPITRE I
Devant l’arc en plein cintre supporté par des colonnes doubles qui donne accès au couvent de Mariabronn, un châtaignier, fils esseulé du Midi, apporté là jadis par un pèlerin revenu de Rome, dressait tout au bord du chemin son tronc puissant. Sa couronne arrondie s’étendait au-dessus de la route en un geste de tendresse et respirait dans le vent comme une poitrine qui s’enfle. Au printemps, alors que tout, autour de lui, était déjà verdoyant et que les noyers du cloître avaient eux-mêmes revêtu leur jeune feuillage rougeâtre, ses feuilles se faisaient attendre longtemps encore. Puis, à l’époque des nuits les plus courtes, il dressait hors des touffes de feuilles, comme de pâles rayons blancs et verts, son étrange floraison. À ses senteurs âcres et fortes les souvenirs se levaient, les cœurs se serraient. En octobre, la cueillette des fruits et la vendange étaient déjà terminées quand, de sa couronne jaunissante, tombaient dans le vent d’automne ses châtaignes hérissées de piquants qui ne mûrissaient pas chaque année. Les gamins du couvent se battaient pour les ramasser et l’adjoint du prieur, le père Grégoire, originaire du pays latin, les faisait griller au feu de sa cheminée. Au-dessus de l’entrée du monastère il laissait lentement onduler sa ramure, le bel arbre étranger au cœur plein de tendresse, cet hôte un peu frileux venu d’un autre climat, que des liens mystérieux apparentaient aux sveltes colonnettes de grès accouplées au portail, à la parure fleurissant aux cintres des fenêtres, aux corniches et aux piliers ; chéri des Français et des Latins, cet étranger que les gens du pays considéraient bouche bée.
Déjà bien des générations d’élèves avaient passé, au monastère, sous l’arbre venu des pays lointains, leurs tablettes sous le bras, bavardant, riant et jouant, se disputant ; pieds nus ou chaussés, selon la saison ; une fleur à la bouche, une noix entre les dents ou une boule de neige à la main. Toujours il en arrivait d’autres. Au bout de quelques années, il n’y avait plus là que de nouvelles figures qui, pour la plupart, se ressemblaient : des blondins aux cheveux bouclés. Certains restaient au cloître, devenaient novices, devenaient moines, recevaient la tonsure, portaient le froc et la corde, lisaient des livres, enseignaient les enfants, vieillissaient et mouraient. D’autres, une fois terminées leurs années d’études, étaient repris par leurs parents et rentraient dans des châteaux, des maisons de marchands et d’ouvriers, s’en allaient par le monde, s’adonnaient à leurs jeux, à leurs métiers, revenaient par hasard une fois ou l’autre au monastère. Devenus hommes, en amenant leurs fils à l’école des pères ils levaient un moment vers le châtaignier leurs yeux souriants tout pleins de souvenirs et disparaissaient à nouveau. Dans les cellules et les salles du couvent, entre les arcs massifs des fenêtres et les robustes doubles colonnes de grès rose, des hommes vivaient, enseignaient, étudiaient, administraient, dirigeaient. Ici on cultivait des sciences et des arts très divers, religieux et profanes, chaque génération transmettait à l’autre leurs lumières et leurs ombres. On écrivait des livres, on en commentait, on imaginait des systèmes, on recueillait des écrits de l’antiquité, on peignait des enluminures, on entretenait les croyances populaires, on raillait les croyances populaires. Érudition et piété, naïveté et malice, sagesse des Évangiles et sagesse hellénique, magie noire et magie blanche, tout portait ici ses fruits, il y avait place pour tout. Il y avait place pour la vie solitaire et la pénitence, comme pour la vie de société et la bonne chère : il dépendait de la personnalité de l’abbé en fonctions et des courants dominants du moment que l’une ou l’autre tendance prît le dessus et l’emportât. À certaines époques, ce qui faisait la réputation du monastère, ce qui y attirait les visiteurs, c’étaient les exorcismes contre toutes les figures changeantes du diable ; à d’autres, c’était sa magnifique musique, parfois c’était la sainteté d’un des pères qui faisait des cures et des miracles, parfois les soupes de brochet et les pâtés de foie de cerf ; chaque chose en son temps. Et toujours il se trouvait, dans la troupe des moines et des élèves à la piété ardente ou tiède, parmi les ascètes et les gros bedons, toujours il y avait parmi tous ces hommes qui venaient là pour y vivre et y mourir telle ou telle personnalité originale, quelqu’un que tous aimaient ou redoutaient, quelqu’un qui semblait élu, une figure dont il était question longtemps encore quand ses contemporains étaient oubliés.
À l’époque dont nous parlons il se trouvait également au monastère de Mariabronn deux figures originales : un vieillard et un jeune homme. Parmi la foule des frères qui remplissaient les promenoirs, les chapelles et les salles de classe, il en était deux dont tous connaissaient l’existence et vers qui tous tournaient leurs regards. Il y avait l’abbé Daniel, le vieillard, et l’élève Narcisse, le jeune homme qui venait de commencer son noviciat et que, contrairement à toutes les traditions, en raison de ses dons exceptionnels, on employait déjà comme professeur, surtout en grec. De tous deux, l’abbé et le novice, on faisait grand cas dans la maison, on les observait, ils suscitaient la curiosité, l’admiration, l’envie – et on en médisait aussi en secret.
Presque tout le monde aimait l’abbé. Il n’avait pas d’ennemis. Il était toute bonté, toute simplicité, toute humilité. Les savants du couvent étaient seuls à mêler à leur vénération une nuance de dédain. Car l’abbé Daniel pouvait bien être un saint, il n’était tout de même pas un savant. Il avait cette simplicité qui est sagesse, mais son latin était médiocre et, du grec, il ne savait pas un mot.
Ceux-là, peu nombreux, qui à l’occasion souriaient un peu de la simplicité de l’abbé, étaient d’autant plus sous le charme de Narcisse, l’enfant prodige, le beau jeune homme au grec élégant, aux manières parfaitement chevaleresques, au regard de penseur tranquille et pénétrant, aux belles lèvres minces, sévères dans leur dessin. Les savants aimaient en lui sa connaissance merveilleuse du grec, presque tout le monde appréciait sa noblesse et sa délicatesse, beaucoup en étaient enthousiastes. De ce qu’il fût si assuré, si maître de lui, de ce qu’il eût des manières si courtoises, beaucoup lui tenaient rigueur.
Abbé et novice, chacun portait à sa manière son destin d’élu, dominait à sa manière, souffrait à sa manière. Chacun des deux se sentait plus apparenté à l’autre, plus attiré vers lui que vers tout le reste des hôtes du cloître ; et pourtant, ils ne trouvaient pas le chemin l’un de l’autre, et pourtant, le cœur de chacun ne pouvait s’échauffer en présence de l’autre. L’abbé traitait le jeune homme avec beaucoup de précautions, beaucoup d’égards, avait à son sujet de grands soucis, comme pour un frère d’une essence rare, délicate, une âme précocement mûrie, peut-être une âme en péril. Le jeune homme recevait tous les ordres, tous les conseils, tous les éloges de l’abbé dans une attitude impeccable, ne contredisait jamais, n’était jamais contrarié, et si le jugement de l’abbé sur son compte était exact, si son unique défaut était l’orgueil, il savait merveilleusement dissimuler ce défaut. On ne pouvait rien lui reprocher, il était parfait, il était supérieur à tous. Seulement il n’avait pas beaucoup de vrais amis, seulement sa distinction l’enveloppait comme une atmosphère de glace.
« Narcisse », lui dit le prieur à la suite d’une confession, « je me reconnais coupable d’avoir porté sur toi un jugement sévère. Je t’ai souvent tenu pour orgueilleux et peut-être ai-je été alors injuste envers toi. Tu es bien solitaire, mon jeune frère. Tu as des admirateurs, mais pas d’amis. Je voudrais bien avoir parfois des motifs de te blâmer, mais je n’en ai aucun. Je voudrais bien que tu fasses parfois quelque sottise, comme font aisément les jeunes gens de ton âge. Tu n’en fais jamais. Je suis parfois inquiet pour toi, Narcisse. »
Le jeune homme leva vers le vieillard ses yeux noirs :
« Je souhaite vivement, mon vénéré père, ne vous donner aucun souci. Il est bien possible que je sois orgueilleux, vénéré père, je vous prie de m’en punir. Il arrive que j’aie parfois moi-même le désir de me punir. Envoyez-moi dans un ermitage, père, ou faites-moi faire d’humbles besognes. »
« Tu es trop jeune pour l’un et pour l’autre, cher frère », dit l’abbé. « En outre tu as de hautes aptitudes pour les langues et pour la pensée, mon fils, ce serait gaspiller les dons de Dieu que de vouloir t’employer à des travaux vulgaires. Tu deviendras sans doute un professeur et un savant. Ne le souhaites-tu pas toi-même ? »
« Pardon, mon père, je ne suis pas si exactement fixé sur mes désirs. Je prendrai toujours plaisir aux sciences ; comment en serait-il autrement ? Mais je ne crois pas que les sciences doivent être mon unique champ d’action. Sans doute ce ne sont pas toujours les désirs d’un homme qui règlent son destin et sa mission, mais quelque chose d’autre : une prédestination. »
L’abbé écoutait et la gravité se peignait sur son vieux visage. Pourtant un sourire y erra lorsqu’il dit : « Si j’ai bien appris à connaître les hommes, nous avons tous tendance, dans la jeunesse surtout, à confondre la Providence avec nos vœux personnels. Mais dis-moi, puisque tu penses connaître à l’avance ta mission, à quoi te crois-tu donc destiné ? »
Narcisse ferma à demi ses yeux sombres qui disparurent sous les longs cils noirs et resta silencieux.
« Parle, mon fils », reprit l’abbé après une longue attente.
À voix basse, les yeux baissés, Narcisse commença :
« Je crois savoir, vénéré père, que je suis avant tout destiné à la vie monacale. Je deviendrai moine, je pense, prêtre, adjoint au prieur, et peut-être abbé. Je ne crois pas cela parce que je le désire. Mes vœux ne vont point aux charges, mais elles me seront imposées. »
Longtemps tous deux restèrent silencieux.
« Pourquoi le crois-tu ? » demanda avec hésitation le vieillard. « En dehors de la science, quelles sont les dispositions que tu sens en toi et qui te permettent d’exprimer une telle conviction ? »
« C’est », dit lentement Narcisse, « la faculté de percevoir la nature et la destinée des hommes. Pas seulement la mienne, celle des autres également. C’est là un don qui m’oblige à servir les autres en les dominant. Si je n’étais né pour le cloître, je devrais devenir juge ou homme d’État. »
« Il se peut », approuva l’abbé. « As-tu mis à l’épreuve sur des cas particuliers ta faculté de pénétrer les hommes et leur destin ? »
« Je l’ai mise à l’épreuve. »
« Es-tu prêt à me donner un exemple ? »
« Je suis prêt. »
« Bon. Comme je ne suis pas disposé à pénétrer à leur insu dans le secret de mes frères, peux-tu me dire ce que tu crois savoir de moi, Daniel, ton abbé ? »
Narcisse leva ses cils et regarda l’abbé dans les yeux.
« Est-ce votre ordre, vénéré père ? »
« Mon ordre. »
« Il ne m’est pas facile de parler, père. »
« À moi aussi il est difficile de t’obliger à parler, jeune frère, je le fais cependant. Parle. »
Narcisse baissa la tête et dit dans un murmure :
« C’est peu de chose ce que je sais de vous, vénéré père. Je sais que vous êtes un serviteur de Dieu qui aimerait mieux garder les chèvres ou sonner la cloche dans un ermitage et entendre les confessions des paysans que gouverner un grand monastère. Je sais que vous avez une tendresse particulière pour la Sainte Mère de Dieu et que c’est à elle que vous adressez de préférence vos prières. Il vous arrive parfois de prier pour que le grec et les autres sciences cultivées dans ce couvent n’apportent pas trouble et danger aux âmes qui vous sont confiées. Vous demandez parfois dans vos oraisons que la patience ne vous abandonne pas à l’égard de votre adjoint, le père Grégoire. Vous demandez parfois une douce mort. Et vous serez exaucé, je le crois, et vous aurez une douce fin. »
Le silence se fit dans la petite pièce où l’abbé donnait audience. À la fin le vieillard poursuivit :
« Tu es un rêveur et tu as des visions », prononça-t-il d’un ton cordial ; « on peut aussi être induit en erreur par des visions pieuses et riantes. Ne te fie pas à elles, pas plus que je ne m’y fie moi-même. Peux-tu voir, mon frère le songe-creux, ce que, dans mon cœur, je pense de tout ceci ? »
« Je puis voir, père, que vous avez là-dessus des dispositions fort bienveillantes. Voici ce que vous vous dites : ce jeune élève court quelque danger. Il a des visions ; peut-être a-t-il trop médité. Peut-être pourrais-je lui imposer une pénitence, elle ne lui fera pas de mal. Mais la pénitence que je vais lui donner, je vais me l’imposer à moi-même. Voilà ce que vous êtes en train de penser. »
L’abbé se leva. Il fit signe en souriant au novice de se retirer.
« C’est bon, dit-il. Ne prends pas tes visions trop au sérieux, jeune frère. Dieu exige de nous bien autre chose encore que d’avoir des visions. Admettons que tu aies flatté un vieillard en lui promettant une mort facile. Admettons que le vieil homme ait pris plaisir à entendre cette promesse. Maintenant cela suffit. Tu réciteras un rosaire demain après la messe du matin ; tu le réciteras en toute humilité et du fond du cœur, pas seulement des lèvres. Et j’en ferai autant. Va-t’en maintenant, Narcisse, nous avons assez parlé. »
Une autre fois l’abbé dut servir d’arbitre entre le plus jeune des pères chargés de l’enseignement et Narcisse. Ils ne pouvaient se mettre d’accord sur un point du programme scolaire. Narcisse réclamait avec beaucoup d’insistance certaines modifications dans les études et savait du reste les justifier par des arguments convaincants, mais le père Lorenz, par une sorte de jalousie, ne voulait pas se rendre à ces raisons et toujours ils se remettaient à en parler. Des journées de bouderie et de silence maussade s’écoulaient alors jusqu’à ce que Narcisse, convaincu d’avoir raison, mît à nouveau la question sur le tapis. À la fin, le père Lorenz, un peu froissé, déclara :
« Eh bien, Narcisse, nous allons mettre fin à la discussion. Tu sais bien que c’est à moi et non à toi de trancher la question. Tu n’es pas mon collègue, mais mon assistant, et tu dois te soumettre à moi. Mais je ne te dépasse pas en science ni en talent, si je suis ton supérieur hiérarchique, et puisque la chose te tient tant à cœur, je ne veux pas trancher le débat moi-même. Nous allons le soumettre à notre père l’abbé et le prier de décider. »
Il en fut ainsi et l’abbé Daniel écouta avec patience et bienveillance les deux savants et leurs conceptions diverses de l’enseignement de la grammaire. Quand ils eurent fini d’exposer à fond et de justifier leurs opinions, le vieillard leur lança un regard plein de malice, secoua un peu sa vieille tête et dit : « Chers frères, vous ne croyez sûrement ni l’un ni l’autre que je m’entends à ces choses aussi bien que vous. C’est bien de la part de Narcisse d’avoir à cœur les affaires de l’école au point de s’efforcer d’améliorer le programme scolaire. Mais si son supérieur est d’un autre avis, Narcisse n’a qu’à se taire et à obéir et toutes les améliorations scolaires ne compenseraient pas le mal qui naîtrait si, à cause d’elles, l’ordre et l’esprit d’obéissance étaient ébranlés dans cette maison. Je blâme Narcisse de n’avoir pas su céder. Et à vous deux, jeunes savants, je souhaite de ne manquer jamais de supérieurs plus bêtes que vous, il n’y a rien de meilleur contre l’orgueil. » Il les congédia sur cette innocente plaisanterie, mais n’oublia nullement, les jours suivants, d’avoir l’œil à ce que la bonne entente subsistât entre les deux maîtres.
Et voici qu’il arriva qu’une nouvelle figure apparut dans le monastère où passaient tant de visages, et que cette nouvelle figure n’était pas une de celles que l’on ne remarque pas ou qu’on oublie vite. C’était un garçon annoncé à l’avance par son père et qui arriva par une journée de printemps pour faire ses études à l’école du couvent. Le père et le fils attachèrent leurs chevaux près du châtaignier et, de l’entrée, le portier vint à leur rencontre. Le garçon leva les yeux sur l’arbre encore dans sa nudité hivernale. « Jamais jusqu’ici je n’ai vu un arbre pareil », dit-il, « un bel arbre, bien curieux. Je voudrais bien savoir comme il s’appelle. »
Le père, un homme d’un certain âge, au visage soucieux, un peu pincé, ne fit pas la moindre attention à la question de son fils. Mais le portier, à qui le gamin plut tout de suite, le renseigna. L’enfant lui dit gentiment merci, lui tendit la main, et ajouta :
« Je m’appelle Goldmund, et viens ici en classe. »
L’homme lui répondit d’un sourire aimable et, précédant les deux arrivants, franchit le portail et gravit le large escalier de pierre. Goldmund pénétra sans hésiter dans le monastère avec le sentiment d’y avoir déjà rencontré deux êtres dont il pouvait devenir l’ami : l’arbre et le portier.
Les nouveaux venus furent d’abord reçus par le père qui dirigeait l’école, puis aussi, vers le soir, par l’abbé lui-même. À tous deux le père, un fonctionnaire d’empire, présenta son fils Goldmund et il fut invité à rester un moment comme hôte dans la maison. Toutefois, il n’accepta l’hospitalité que pour une nuit, disant qu’il devait repartir le lendemain. Il offrit en présent au monastère l’un de ses deux chevaux et le don fut accepté. La conversation avec les ecclésiastiques se déroula sur un ton cérémonieux et froid, mais les regards de l’abbé aussi bien que du père directeur s’arrêtèrent avec complaisance sur Goldmund qui gardait respectueusement le silence. Ce joli garçon aux manières affectueuses leur plut tout de suite. Le lendemain ils laissèrent partir le père sans regret ; ils étaient bien contents de garder le fils. Goldmund fut présenté aux maîtres et on lui donna un lit au dortoir des élèves. Respectueusement et le visage plein de tristesse il dit adieu à son père qui prenait, à cheval, le chemin du retour, le suivit des yeux jusqu’à ce qu’il disparût entre le grenier à blé et le moulin sous l’étroite voûte de la porte extérieure du monastère. Quand il se détourna une larme pendait à ses longs cils blonds, mais déjà, d’une tape amicale sur l’épaule, le portier prenait possession de lui.
« Mon petit », lui dit-il pour le consoler, « il ne faut pas être triste. Presque tous les élèves ont, au début, un tout petit peu le mal du pays. Ils regrettent leur père, leur mère, leurs frères et sœurs. Mais tu ne tarderas pas à voir qu’on peut vivre ici également, et pas mal du tout. »
« Merci, frère portier », dit le garçon, « je n’ai ni frère ni sœur, je n’ai pas de mère ; j’ai seulement mon père. »
« Pour le remplacer, tu trouveras ici des camarades et de la science et de la musique et des jeux nouveaux que tu ne connais pas encore, et ceci et cela, tu verras. Et quand tu auras besoin de quelqu’un qui t’aime bien tu n’as qu’à venir chez moi. »
Goldmund lui adressa un sourire : « Oh ! je vous remercie beaucoup. Si vous voulez me faire une joie, je vous en prie, montrez-moi bientôt où se trouve le petit cheval que mon père a laissé ici. Je voudrais bien lui dire bonjour et voir s’il est bien lui aussi. »
Le portier l’emmena tout de suite dans l’écurie près de la grange. Là, dans la pénombre tiède montait une forte odeur de chevaux, de fumier et d’avoine et, dans l’un des box, Goldmund trouva le cheval qui l’avait porté ici. Il enlaça ses bras autour du col de l’animal qui l’avait déjà reconnu et tendait vers lui sa tête, posa sa joue sur le large front tacheté de blanc, le caressa tendrement et lui glissa à l’oreille : « Bonjour, Bless, ma bonne petite bête, vas-tu bien ? M’aimes-tu toujours ? As-tu bien mangé ? Songes-tu encore à la maison, toi aussi ? Bless, mon petit cheval, mon bon bougre, quelle chance que tu sois resté ici ! Je viendrai souvent te voir et je veillerai sur toi. » Il tira de la doublure de sa manche un bout du pain de son déjeuner qu’il avait mis de côté et le donna au cheval en petits morceaux. Ensuite il lui dit au revoir et suivit le portier à travers la cour vaste comme la place du marché d’une grande ville et plantée en partie de tilleuls. À l’entrée des bâtiments il remercia le portier et lui donna la main, puis il s’aperçut qu’il ne savait plus le chemin de la salle de classe qui lui avait été indiqué la veille. Souriant et rougissant un peu il pria le frère de le conduire : ce que celui-ci fit bien volontiers. Alors il entra dans la classe où une douzaine d’enfants et de jeunes gens étaient assis sur des bancs, et le maître auxiliaire Narcisse se détourna.
« Je suis Goldmund », dit-il, « le nouvel élève. »
Narcisse lui répondit d’un bref salut, sans sourire, lui indiqua une place sur le banc du fond, et poursuivit tout de suite la leçon.
Goldmund s’assit. Il était surpris de trouver là un si jeune maître à peine plus âgé que lui de quelques années, surpris également et profondément heureux de trouver ce jeune maître si beau, si distingué, si grave et en même temps si sympathique et si aimable. Le portier avait été gentil avec lui, l’abbé l’avait accueilli avec tant de bienveillance, là-bas dans l’écurie il y avait Bless, et c’était une parcelle de la maison, et puis il y avait ce professeur extraordinairement jeune, grave comme un savant, distingué comme un prince, avec cette voix assurée, froide, précise, persuasive. Il écoutait avec gratitude, sans bien comprendre toutefois de quoi il était question. Il se sentit redevenir heureux. Il était tombé chez de braves gens qui méritaient sa tendresse et il était prêt à les aimer et à gagner leur amitié. Le matin, au lit, à son réveil, il s’était senti le cœur gros. Il était encore las du voyage. En prenant congé de son père il n’avait pas pu s’empêcher de pleurer un peu. Mais maintenant cela allait bien, il était content. Il regardait longuement le jeune maître ; ses yeux revenaient toujours à lui. Il prenait joie à sa silhouette svelte et tendue, à ses yeux froids qui lançaient des éclairs, à ses lèvres sévères formant les syllabes avec tant de clarté et de sûreté, à sa voix ailée, infatigable.
Mais quand la leçon eut pris fin et que les élèves se levèrent à grand bruit, Goldmund sursauta et s’aperçut, un peu honteux, qu’il avait dormi un bon moment. Et il ne fut pas le seul à s’en apercevoir, ses voisins eux aussi l’avaient remarqué et avaient fait passer la nouvelle en chuchotant. À peine le jeune maître avait-il quitté la salle que les camarades tiraillèrent et poussèrent Goldmund de tous côtés.
« As-tu dormi ton content ? » demanda l’un en lui faisant une grimace.
« Un fameux élève », railla un autre, « ça fera une brillante lumière de l’Église, ça pionce dès la première leçon. »
« Qu’on le mette au lit, le petiot », proposa un autre. Et ils l’empoignèrent par les bras et par les jambes pour l’emporter au milieu des rires. Ainsi réveillé en sursaut, Goldmund se mit en colère, tapa à droite et à gauche, essaya de se dégager, reçut des bourrades. À la fin on le laissa tomber à terre tandis que l’un des gamins le retenait encore par un pied. Il se libéra avec violence, se jeta sur le premier qui se présenta et se trouva aussitôt engagé avec lui dans une lutte ardente. Son adversaire était un fort gaillard et tous regardaient avec curiosité les lutteurs. Comme Goldmund n’avait pas le dessous et donnait à son robuste adversaire de solides coups de poing, il se fit des amis parmi les camarades avant même de connaître leurs noms. Mais tout à coup, les voilà envolés et à peine étaient-ils disparus que le père Martin, le préfet des études, entrait et se trouvait face à face avec le nouveau venu resté seul. Surpris, il regarda le gamin dont les yeux se levaient avec embarras vers lui dans un visage cramoisi et quelque peu marqué de coups.
« Mais qu’est-ce qui t’arrive ? » demanda-t-il. « C’est bien toi Goldmund, n’est-ce pas ? Est-ce qu’ils t’ont fait quelque chose, les garnements ? »
« Oh ! non », dit le petit, « j’en suis venu à bout. »
« De qui es-tu venu à bout ? »
« Je ne sais pas. Je ne connais encore personne. Il y en a un qui s’est battu avec moi. »
« Ah ! Est-ce lui qui a commencé ? »
« Je ne sais pas. Non, c’est moi, je crois, qui ai commencé. Ils se sont moqués de moi, alors je me suis fâché. »
« Eh ! tu débutes bien, mon garçon. Donc mets-toi bien ceci en tête. Si jamais tu recommences à te battre ici dans la classe, ce sera une punition. Et maintenant, tâche de venir goûter. En route ! » Et ses yeux souriants suivirent Goldmund qui se sauvait tout honteux et s’efforçait de réparer avec ses doigts le désordre de ses cheveux blonds.
Goldmund était lui-même d’avis que son premier exploit dans cette vie monacale était bien incorrect, bien extravagant. Assez contrit, il chercha et trouva ses camarades de classe en train de goûter. Mais l’accueil fut plein de considération et de bienveillance. Chevaleresque, il se réconcilia avec son ennemi et se sentit, de cette heure, bienvenu parmi eux.