Chapitre 1 — Tempête de Sang
Léa Morel
Un grondement sauvage déchire la nuit, un rugissement de tonnerre qui semble jaillir des entrailles mêmes de la terre. Je me tiens au centre de la Clairière de la Lune Rouge, au cœur de la Forêt d’Hexenberg, le visage battu par une pluie torrentielle qui s’abat comme des griffes invisibles. Mes cheveux châtains, trempés, collent à ma peau, ondulant en mèches lourdes contre mon dos, tandis que l’eau ruisselle sur mes joues, se mêlant à une sueur froide née de la peur. Chaque goutte semble porter un murmure, un avertissement ancien que je ne peux encore déchiffrer. Autour de moi, les pierres moussues dressées en cercle vibrent d’une énergie oppressante, comme si la clairière elle-même était vivante, ses yeux invisibles rivés sur moi, jugeant chaque battement de mon cœur.
Ma cicatrice en croissant de lune, gravée sur mon poignet gauche, pulse avec une douleur aiguë, une chaleur qui se transforme en brûlure à chaque éclair qui fracture le ciel noir. La lueur argentée dans mes yeux verts, ce signe de mon pouvoir de curatrice éveillé, scintille sous la pluie, mais elle ne m’apporte aucun réconfort. Je ressens un poids, un fardeau qui s’enroule autour de ma poitrine comme une chaîne, plus lourd à chaque inspiration. La forêt hurle avec le vent, les pins noirs pliant sous la tempête, leurs branches griffant l’air comme des doigts désespérés. Une odeur de terre gorgée d’eau et de cendres anciennes sature mes narines, me rappelant que ce lieu n’a jamais été un refuge, mais un autel de sacrifices.
Soudain, un éclair plus violent que les autres s’abat, illuminant la clairière d’une lumière aveuglante. Mon souffle se coupe. Les gravures cryptiques sur les pierres moussues surgissent de l’ombre, des lignes tordues et des symboles qui semblent danser sous la lueur fugace. Mon cœur s’emballe, un tambour frénétique dans ma cage thoracique. Je m’approche, attirée par une force que je ne comprends pas, mes doigts tremblants effleurant la surface rugueuse. Une brûlure subtile mord ma peau au contact, comme un avertissement, mais je n’ai pas le temps de m’attarder. Une vague de vertige me saisit, et le monde bascule.
La vision me frappe comme un coup de poignard. Une lune rouge, immense et sanglante, déchire le ciel, sa lumière baignant la forêt d’une teinte écarlate qui fait frissonner ma peau. Des loups, des dizaines, enchaînés par des liens invisibles, hurlent à l’agonie, leurs yeux dorés pleins de désespoir. Et au centre de ce chaos, Kyle. Mon Kyle. Il est agenouillé, son corps massif courbé sous un poids invisible, ses yeux ambre ternis par une souffrance qui me transperce le cœur. Ses lèvres remuent, formant mon nom comme une prière désespérée, un son que je ressens plus que je n’entends. “Léa…” La douleur dans sa voix est une lame qui s’enfonce en moi, creusant un vide que je ne peux nommer.
Je recule, secouée, mes jambes vacillantes sous moi. La pluie continue de s’abattre, mais je ne la sens plus. Mon esprit est une clairière ravagée, déchiré par des vents que je ne peux nommer. Qu’est-ce que cela signifie ? Suis-je la cause de cette souffrance ? Ou suis-je celle qui doit l’empêcher ? La cicatrice à mon poignet pulse plus fort, comme si elle cherchait à répondre, mais ses secrets me glissent entre les doigts comme la pluie sur ma peau. La peur, viscérale, s’enroule dans mes entrailles, mêlée à une fascination morbide. Je veux fuir cette vision, mais elle s’est déjà gravée en moi, une marque aussi indélébile que la cicatrice que je porte.
Un hurlement guttural déchire la tempête, si proche qu’il fait vibrer l’air autour de moi. Mon corps se raidit, tous mes sens en alerte. Je pivote, le cœur battant à tout rompre, et mes yeux se posent sur une silhouette massive émergeant des pins noirs. Erich Stahl. Son visage balafré est tordu par une haine brute, ses yeux gris acier perçant la nuit comme des lames. À ses côtés, une femme émaciée, drapée de noir, se tient comme une ombre maudite. Ses yeux verts luisent d’une malice surnaturelle, une lueur qui semble s’infiltrer sous ma peau, me glaçant jusqu’aux os. Isolde. Je ne connais pas son nom, pas encore, mais je ressens son essence, une magie corrompue qui fait frémir la clairière elle-même.
La terreur me submerge, un raz-de-marée qui menace de m’engloutir. Je serre l’amulette de Marin, pendue à mon cou, mes doigts s’agrippant au métal froid comme à une bouée. Une faible chaleur s’en dégage, un murmure de réconfort au milieu du chaos, mais il est si fragile qu’il pourrait s’éteindre à tout moment. Mon souffle est court, saccadé, tandis que je fixe Erich et Isolde. Leur présence est un poids écrasant, une menace tangible qui transforme chaque ombre de la clairière en un piège. Je sais que je ne peux pas rester. Pas maintenant. Pas quand je n’ai aucune réponse, aucune arme hormis ce pouvoir que je comprends à peine.
Je murmure à moi-même, ma voix tremblante mais teintée d’une détermination froide. “Je ne succomberai pas. Pas ce soir.” Les mots sont plus un serment qu’une certitude, un défi lancé à la tempête et aux ombres qui me traquent. Sans un regard de plus, je pivote sur mes talons et m’élance dans la forêt, mes bottes s’enfonçant dans la boue gluante. Les branches griffent mes bras à travers ma chemise en lin trempée, mais je ne ralentis pas. Mon instinct de survie guide mes pas, un feu primal qui brûle malgré le vide qui grandit en moi.
Derrière moi, un autre hurlement résonne, plus proche, plus affamé. Erich ou l’un de ses loups, je ne sais pas, et je n’ai pas l’intention de le découvrir. La pluie masque mes traces, ou du moins je l’espère, tandis que je m’enfonce plus profondément dans Hexenberg. Les arbres semblent se refermer sur moi, leurs murmures se transformant en avertissements. Je sens la forêt vibrer, complice de mon destin, comme si elle savait déjà l’issue de cette chasse. Mais je ne peux pas m’arrêter. Pas avant d’avoir compris ces gravures, pas avant de savoir ce que cette vision signifie pour Kyle, pour moi, pour nous tous.
Mon poignet pulse à nouveau, une douleur qui me rappelle que le Sang d’Argent coule dans mes veines, un héritage que je ne peux fuir. Je serre les dents, ignorant la brûlure, et continue de courir, mon esprit hanté par la lune rouge et les yeux brisés de Kyle. Erich et cette sorcière ne m’ont pas encore attrapée, mais leur ombre plane sur moi, une promesse de souffrance à venir. Je dois être plus rapide, plus maligne. Je dois déchiffrer ces gravures avant qu’ils ne frappent à nouveau. La forêt, avec ses secrets et ses dangers, est mon seul refuge pour l’instant, mais je sais qu’elle ne restera pas silencieuse bien longtemps.