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Romans de romance dans un seul endroit

Chapitre 3Descente dans l’Obscurité


Léa Morel

Des griffes invisibles semblaient tendre leurs pointes acérées à travers la Forêt d’Hexenberg, chaque branche noueuse s’étirant comme pour m’attraper, chaque ombre s’animaant d’une menace sourde. L’air, lourd d’une odeur de cendres et de pourriture, pesait sur mes poumons, et mes bottes s’enfonçaient dans la boue froide avec un bruit de succion qui me donnait la chair de poule. À mes côtés, Kyle avançait, sa silhouette imposante taillant un chemin à travers la brume, ses yeux ambre scrutant la pénombre comme un prédateur prêt à bondir. Mais je voyais bien qu’il serrait les dents, une main pressée contre son flanc où la blessure d’Erich suintait encore sous un bandage grossier. Ma cicatrice en croissant de lune, sur mon poignet gauche, pulsait à chaque pas, une douleur sourde qui semblait murmurer un avertissement que je ne pouvais ignorer.

Un craquement sec brisa le silence oppressant, quelque part dans les buissons à notre droite. Kyle s’arrêta net, un grognement bas vibrant dans sa gorge, ses épaules se contractant comme s’il était prêt à se transformer à la moindre provocation. Instinctivement, mes doigts se refermèrent sur l’amulette de Marin autour de mon cou, cherchant une chaleur qui s’était estompée depuis trop longtemps. Mon cœur battait à tout rompre, mais je ne pouvais pas me permettre de flancher. Pas maintenant. Pas après tout ce que nous avions traversé au Manoir des Morel, cet échange brûlant où Kyle m’avait juré de ne pas me laisser affronter ça seule, même si mes propres doutes me dévoraient.

« Tu es sûre de ça, Léa ? » Sa voix rauque trancha l’air, plus douce qu’à l’accoutumée, mais chargée d’une tension qui faisait écho à la mienne. Il ne me regardait pas, ses yeux rivés sur un point invisible dans l’obscurité, mais je sentais son regard peser sur moi, comme une caresse rugueuse.

Je déglutis, une froideur familière montant dans ma gorge. « Je n’ai pas le choix. Pas tant que la lune rouge plane sur nous. » Mes mots résonnèrent, plus durs que je ne l’avais voulu, et je vis son dos se raidir. Une fracture invisible s’élargissait entre nous, mais je ne pouvais pas m’arrêter pour la combler. Pas encore.

La forêt semblait se refermer autour de nous à mesure que nous progressions vers la Crypte des Ombres, cet endroit oublié mentionné dans le journal de ma grand-mère. Chaque pas me rapprochait d’une vérité que je redoutais, une vérité qui pourrait éclaircir la vision de la Clairière de la Lune Rouge – cette lune sanglante, Kyle brisé, murmurant mon nom dans une agonie qui me hantait encore. Mais avec chaque pas, le vide en moi grandissait aussi, un froid glacial qui rongeait mes souvenirs, mes émotions, morceau par morceau. Je jetai un regard rapide à Kyle, à sa mâchoire crispée, à la manière dont il protégeait instinctivement mon flanc gauche. Une dépendance amère me serrait le cœur, mêlée à une peur viscérale : et si ce lien entre nous était ma perte ?

Après ce qui sembla une éternité, la forêt s’ouvrit sur une crevasse dans la montagne, une gueule obscure qui avalait toute lumière. La Crypte des Ombres. L’entrée, à peine visible sous des lianes épaisses, exhalait une humidité froide, une odeur de pourriture et de fer ancien qui me donna la nausée. Les murs d’obsidienne, noirs comme la nuit la plus profonde, étaient gravés de figures spectrales – curatrices et loups entrelacés dans une danse macabre, leurs formes semblant se mouvoir sous le faible éclat de la torche que Kyle avait allumée. Au centre, un autel de pierre brute pulsait d’une énergie malveillante, comme un cœur battant dans les ténèbres. Toucher cet endroit, c’était comme plonger la main dans un lac gelé – un frisson d’horreur pure me traversa, et ma cicatrice brûla plus fort, comme si elle reconnaissait cet espace.

« On ne devrait pas être ici, » murmura Kyle, sa voix basse mais vibrante d’une tension animale. Il se tenait près de moi, trop près, sa chaleur contrastant avec le froid qui s’infiltrait dans mes os. Je sentis son souffle sur ma nuque, et un frisson involontaire parcourut ma peau, un mélange de désir et de peur que je réprimai immédiatement.

Avant que je ne puisse répondre, une silhouette émergea des ombres, comme si les ténèbres elles-mêmes l’avaient tissée. Marin Voss. Sa robe violette, en lambeaux, flottait autour de son corps frêle, et ses yeux gris-bleu, alourdis par un fardeau que je ne comprenais pas encore, me scrutèrent avec une intensité qui me mit à nu. Des perles et des plumes ornaient ses cheveux noirs, mais elles semblaient ternies, comme si elle portait le poids de la forêt entière.

« La lune tisse des chaînes d’argent, mais qui les portera ? » Sa voix, douce mais tranchante, résonna dans la crypte, chaque mot chargé d’une urgence nouvelle. Elle s’approcha, ses pas silencieux sur la pierre humide, et posa une main légère sur mon bras. « Tu es venue chercher des réponses, Léa. Mais es-tu prête à en payer le prix ? »

Mon estomac se noua. « Chaque goutte de Sang d’Argent versée creuse un tombeau dans ton âme, » continua-t-elle, ses yeux fouillant les miens comme si elle voyait le vide qui grandissait en moi. Mon cœur battait à tout rompre, partagé entre la peur de reculer – et de perdre une chance de comprendre la prophétie – et la terreur d’avancer, de perdre encore un morceau de moi. Mais je n’avais plus le luxe d’hésiter. Pas avec Erich et Isolde à nos trousses, pas avec cette lune rouge qui hantait mes visions.

« Fais-le, » murmurai-je, ma voix tremblante mais résolue. « Montre-moi. »

Marin hocha la tête, une lueur de regret traversant son regard. Elle me guida vers l’autel, ses doigts traçant des symboles invisibles dans l’air tandis qu’elle murmurait des incantations dans une langue que je ne comprenais pas. Elle me tendit une dague, sa lame noircie par le temps, et d’un geste, désigna ma paume. « Ton sang, Léa. Il doit parler. »

Je serrai les dents, la lame froide contre ma peau, puis j’appuyai. Une douleur vive me traversa, et un filet écarlate goutta sur l’autel, absorbé par la pierre comme si elle était vivante. Une chaleur soudaine jaillit de mes mains, une lumière argentée, presque aveuglante, qui illumina la crypte tout entière. Les gravures sur les murs semblèrent s’animer, dansant dans une frénésie sauvage, et une vision me frappa de plein fouet. Une lune rouge, immense, dévorait le ciel, son éclat sanglant baignant la terre d’une lueur infernale. Des chaînes invisibles cliquetaient, des loups hurlaient, et au centre de tout, un choix se dessinait – liberté ou esclavage, un équilibre si fragile qu’un souffle pouvait le briser. Mais avant que je ne puisse en saisir davantage, une douleur lancinante déchira mon esprit, comme si on arrachait un filament de mon âme.

Je vacillai, un cri étranglé m’échappant. Un souvenir précieux – le rire chaleureux de ma grand-mère, ses mains noueuses tressant mes cheveux sous un soleil d’été – s’effaça, dissous dans un néant glacial. Mon cœur, déjà si lourd, devint une forêt gelée où rien ne pousse plus. Mes genoux cédèrent, et je m’effondrai contre l’autel, mes yeux émeraude striés d’argent, reflétant une perte que je ne pouvais nommer. Des larmes coulèrent, mais elles semblaient vides, comme si même ma peine était en train de m’abandonner.

« Léa ! » La voix de Kyle, rauque et désespérée, trancha le silence. En un instant, il fut à mes côtés, sa main rude mais chaude se posant sur mon bras. Ce contact, si simple, envoya une décharge à travers moi, un contraste brutal avec le froid qui m’envahissait. Son souffle, lourd et irrégulier, effleura ma joue alors qu’il murmurait mon nom comme une prière. Je levai les yeux vers lui, croisant son regard ambre, et pendant un instant, le monde s’effaça – il n’y avait que lui, sa présence, la chaleur de sa peau contre la mienne. Une tension sensuelle, presque insoutenable, s’alluma entre nous, un désir brut mêlé à une douleur partagée. Mais je me retins, consciente de la fragilité de cet instant, consciente que je pouvais le briser – ou me briser – si je m’abandonnais.

« Je ne te laisserai pas porter ça seule, » grogna-t-il doucement, ses doigts se crispant sur mon bras comme s’il pouvait ancrer mon humanité par ce seul geste. Sa voix vibrait d’une promesse, mais aussi d’une peur qu’il ne pouvait cacher.

Je reculai légèrement, ma gorge serrée. « Tu ne peux pas me sauver de ce que je suis, Kyle. » Mes mots, froids et tranchants, le frappèrent comme un coup, et je vis une douleur fugitive traverser son visage. Mais je ne pouvais pas me permettre de fléchir. Pas maintenant.

Marin, restée en retrait, s’avança, son expression marquée par une tristesse ancienne. « Chaque vérité a un prix, Léa. Et ce n’est que le début. La corruption d’Isolde approche – elle sent le Sang d’Argent, elle se nourrit de ce que tu perds. » Ses mots me glacèrent, et je repensai à cette silhouette émaciée dans la Clairière, à ses yeux verts luisants de malice. Marin pressa quelque chose de froid dans ma paume – un éclat d’obsidienne, noir comme la crypte elle-même, pulsant d’une énergie que je ne comprenais pas. « Ceci déverrouillera une autre vérité, mais seulement par le sang. Garde-le, et souviens-toi que la forêt choisit parfois pour toi. »

Avant que je ne puisse poser une question, elle se fondit dans les ténèbres, sa silhouette disparaissant comme si elle n’avait jamais été là. Je serrai l’éclat d’obsidienne, sentant une pulsation froide contre ma peau, comme si l’objet murmurait des vérités que je n’étais pas prête à entendre. Kyle, debout à mes côtés, fixait l’autel central, son regard ambre assombri par une peur qu’il ne nommait pas. Un hurlement lointain résonna à travers la forêt, un écho peut-être des forces d’Isolde, un rappel que nous n’avions pas de répit.

Je tournai les yeux vers la sortie de la crypte, une certitude glaciale s’installant en moi : chaque réponse nous rapprochait d’un prix qu’aucun d’entre nous ne pourrait payer.