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Romans de romance dans un seul endroit

Chapitre 3L'épreuve de l'atelier


Raphaël Verdier

La lumière pâle du matin filtrait à travers les immenses baies vitrées de l’atelier, illuminant la poussière en suspension dans l’air. Chaque particule semblait flotter, comme si le temps lui-même hésitait à avancer. Raphaël se tenait immobile au centre de l’espace, ses doigts effleurant distraitement les contours d’un bloc de pierre brute. La texture rugueuse contre sa peau le ramenait à une réalité plus tangible, mais son esprit vagabondait encore. La nuit avait été agitée. L’image d’Ève Lemoyne revenait incessamment, comme une ombre persistante. Il regrettait déjà cette proposition impulsive de la sculpter. Pourquoi l’avait-il faite ? Une question à laquelle il n’avait pas de réponse claire.

Le son d’un heurtoir résonna soudain contre la lourde porte métallique, brisant le silence. Raphaël inspira profondément. Pendant une fraction de seconde, il envisagea de ne pas répondre, de la laisser là, devant cette porte fermée. Mais il posa finalement ses outils et traversa l’atelier d’un pas lent, le cœur serré. Il savait que c’était elle.

Lorsqu’il ouvrit la porte, Ève était là, parfaitement impeccable et distante, comme une apparition glacée. Vêtue d’un manteau gris cintré qui rehaussait sa silhouette élancée, elle semblait à nouveau détonner dans cet environnement brut et poussiéreux. Ses yeux bleus capturèrent instantanément chaque détail de l’espace derrière lui, analysant avec précision, mesurant, jugeant.

« Bonjour, » dit-elle simplement, d’une voix qui n’autorisait aucune hésitation.

Raphaël hocha la tête en guise de réponse avant de s’écarter pour la laisser entrer. La porte se referma derrière elle dans un claquement sourd, comme pour sceller une frontière invisible entre son monde et celui de cette femme.

« Prête ? » demanda-t-il, sa voix bourrue trahissant une tension intérieure qu’il espérait dissimuler.

Elle redressa légèrement les épaules. Une lueur de défi dansait dans ses yeux. « Toujours. »

Il lui désigna un espace dégagé près de la baie vitrée, où une chaise en bois usé trônait parmi les fragments de pierre jonchant le sol, vestiges d’œuvres passées.

« Asseyez-vous là. »

Sans un mot, elle s’exécuta, posant son sac à main soigneusement à ses pieds. Lorsque son regard sombre croisa celui de Raphaël, il y perçut un mélange d’assurance et de réserve. Pendant un instant, le silence s’installa entre eux, lourd et pesant, ponctué seulement par le craquement lointain d’une poutre sous le poids du bâtiment.

Raphaël l’observa longuement. Elle semblait taillée dans le même matériau que ses sculptures : froide, rigide, inébranlable. Mais il savait que ce n’était qu’une façade, et cela l’intrigua malgré lui.

« Vous voulez que je reste immobile ou que je prenne une pose particulière ? » demanda-t-elle, sa voix légèrement teintée d’impatience.

« Non. Juste… soyez vous-même. »

Il regretta immédiatement la platitude de cette réponse. C’était plus facile à dire qu’à faire, surtout pour quelqu’un comme elle, qui semblait entourée d’une armure invisible.

Raphaël s’approcha d’un bloc plus petit qu’il plaça sur un socle proche d’elle, puis il se mit au travail. Ses mains, agiles et précises, commencèrent à manipuler les outils avec une concentration presque féroce. Le bruit sec du ciseau contre la pierre emplit bientôt l’atelier, couvrant leurs respirations et les pensées non dites.

Ève, droite sur sa chaise, laissa ses yeux dériver sur les sculptures éparpillées autour d’elle, sur les fragments de pierre et les esquisses accrochées aux murs. Elle semblait sur le point de parler à plusieurs reprises, mais se ravisa chaque fois, comme si les mots n’étaient pas à la hauteur de ses pensées.

« Pourquoi moi ? » finit-elle par demander, brisant le rythme mécanique du marteau contre le ciseau.

Il ne releva pas les yeux de la pierre. Ses mains continuaient à travailler, le geste précis, presque hypnotique. « Pourquoi pas ? Vous êtes là. »

Elle plissa légèrement les yeux, mais ne répondit pas immédiatement. Ce n’était pas une véritable réponse. C’était une esquive.

« Votre travail, » reprit-elle après une pause, son ton devenu plus neutre, presque clinique, « vous parlez d’émotions et de mémoire. Mais comment pouvez-vous sculpter une personne si vous ne voyez pas son visage ? »

Cette question le força à s’arrêter. Il posa ses outils avec une lenteur mesurée, ses mains couvertes de poussière blanche reposant sur ses cuisses.

« Je ne sculpte pas des visages. Je sculpte des impressions, des échos. Ce que les gens laissent derrière eux. »

« Et qu’espérez-vous capturer de moi ? »

Sa voix était calme, mais son regard scrutateur suggérait qu’elle cherchait à tester ses limites. Raphaël leva enfin les yeux vers elle : « Je ne sais pas encore. Peut-être rien. Vous êtes une énigme. Et je déteste les énigmes. »

Un sourire bref et presque moqueur effleura ses lèvres, mais elle le réprima rapidement.

« Vous pourriez commencer par poser les bonnes questions, alors. »

Raphaël haussa les épaules et reprit son travail. Le bruit de la pierre brisée reprit, ponctuant le silence tendu entre eux. Pourtant, ce silence n’était pas vide. Il semblait chargé, comme si quelque chose cherchait à naître dans cet espace clos.

Après un moment, ce fut lui qui rompit le silence. « Vous savez, je pourrais vous retourner la question. Pourquoi êtes-vous ici ? Pourquoi vous prêtez-vous à ça ? »

Elle hésita, ses mains croisées sur ses genoux trahissant une agitation imperceptible. « Parce que je suis curieuse. Et parce que je crois que votre travail mérite d’être vu. »

Il releva brièvement les yeux, arquant un sourcil sceptique. « Et qu’est-ce que vous comprenez, vous, de mon travail ? »

Elle le fixa, ses yeux bleus brillant sous la lumière crue qui traversait les vitres. « Je comprends ce que c’est que de vouloir tout contrôler, chaque détail, chaque nuance. Et je comprends la peur de laisser ce contrôle à d’autres. »

Ses mots le frappèrent plus qu’il ne voulait l’admettre. Quelque chose dans sa voix, dans son regard, résonnait en lui.

« Peut-être que vous comprenez, alors, » murmura-t-il, presque pour lui-même.

Le silence suivant était différent. Moins tendu, peut-être même légèrement apaisant. Les heures passèrent, marquées par le bruit incessant des outils et la lumière changeante de l’atelier, qui passait d’un or pâle à une teinte plus chaude avant de s’adoucir à nouveau. Raphaël, absorbé par son travail, ne remarqua qu’il était fatigué que lorsque ses mains commencèrent à trembler légèrement.

Il posa enfin ses outils et recula d’un pas pour contempler la pierre. Ce n’était qu’une esquisse, une forme encore informe, mais il y avait là une énergie, un mouvement. Quelque chose qui ressemblait à un début.

Il releva les yeux vers Ève. Elle l’observait attentivement, immobile, mais avec une intensité qui semblait presque palpable.

« Ça ne vous ressemble pas encore, » dit-il, essuyant sa main sur son pantalon couvert de poussière. « Mais ça viendra. »

Elle se leva, époussetant machinalement son manteau. « J’espère que vous avez raison, » répondit-elle, sa voix calme mais teintée d’un défi sous-jacent.

Elle fit quelques pas vers la porte, puis s’arrêta, se retournant légèrement. « À demain. »

Raphaël hocha la tête, sans répondre. Lorsqu’elle quitta l’atelier, ses pas résonnant sur le gravier à l’extérieur, il resta immobile, les yeux fixés sur la sculpture.

Cette femme l’intriguait, le perturbait plus qu’il ne l’admettrait jamais. Mais il savait une chose : cette pierre qu’il sculpterait ne serait pas seulement elle. Ce serait aussi lui, et tout ce qu’il s’efforçait de comprendre.