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Romans de romance dans un seul endroit

Chapitre 2Premières impressions, dernières chances


Raphaël Verdier

L’atelier baignait dans une lumière crue d’après-midi, projetant des ombres allongées sur les murs bruts en béton. Les outils éparpillés, les blocs de pierre non travaillés et les sculptures inachevées formaient un chaos familier, presque rassurant pour Raphaël. Il se tenait près de la baie vitrée, ses mains calleuses tachées d’argile, observant d’un air absent les arbres secs qui bordaient la rue en contrebas.

Le bruit sourd d’une voiture franchissant les graviers se fit entendre, et une tension familière se noua dans sa poitrine. Laurent l’avait prévenu : une femme viendrait aujourd’hui. Une galeriste. Il fronça les sourcils, agacé par l’idée d’une intrusion dans son espace.

Raphaël frotta machinalement ses mains contre son vieux tablier en cuir, laissant une traînée blanchâtre sur son pantalon déjà couvert de poussière. Il n’aimait pas ce qu’il considérait comme des invasions, encore moins venant du monde des galeries. Ces lieux aseptisés lui évoquaient des vitrines froides où l’art était réduit à une transaction — une défaite pour ce qui devait être brut et viscéral. Pourtant, Laurent avait insisté. « Elle est différente, Ève Lemoyne. Tu devrais au moins écouter ce qu’elle a à dire. »

Un coup léger à la porte interrompit ses pensées. Il grimaça, hésitant une seconde, avant de traverser l’atelier d’un pas lourd. Lorsqu’il ouvrit, la femme qui se tenait devant lui ne ressemblait en rien à ce qu’il avait imaginé. Grande et élancée, elle portait une tenue impeccable, tout en lignes nettes et en nuances sombres, qui semblait incongrue dans cet environnement poussiéreux. Ses cheveux châtain foncé étaient soigneusement coiffés, et ses yeux bleus lui lancèrent un regard perçant, presque froid.

« Monsieur Verdier, je présume ? » Sa voix était polie, mais sous la courtoisie se devinait une inflexibilité, comme si chaque mot était mesuré et contrôlé.

« Oui. Vous êtes Ève Lemoyne, je suppose ? » répondit-il, son ton plus bourru qu’il ne l’aurait souhaité. Il fit un pas en arrière pour lui permettre d’entrer.

Lorsqu’elle pénétra dans l’atelier, son regard s’attarda sur chaque détail. Les murs couverts d’esquisses, les fragments de sculptures éparpillés, l’odeur âcre du plâtre et de la pierre fraîchement taillée. Elle semblait cataloguer tout cela avec une précision méthodique, mais quelque chose dans son expression trahissait une forme de malaise.

« Charmant endroit, » lâcha-t-elle finalement, bien qu’il fût évident qu’elle ne le pensait pas.

Raphaël haussa les épaules et referma la porte derrière elle. « Ce n’est pas fait pour plaire. C’est fait pour travailler. »

Elle posa son regard sur lui, un sourire ténu effleurant ses lèvres. « Très bien. Allons droit au but, alors. »

Ils se tinrent face à face, une tension silencieuse s’installant entre eux. Raphaël croisa les bras, défiant du regard les intentions de cette femme qui semblait si étrangère à son univers.

« Vos sculptures exposées à la Galerie Étoile ont attiré mon attention, » commença-t-elle. « Leur absence de visage, leur émotion brute… Elles ont une puissance indéniable. Mais elles méritent mieux que de rester au coin d’une galerie, ignorées par des acheteurs trop préoccupés par leur prochaine acquisition. »

Raphaël arqua un sourcil. « Et vous pensez que vous êtes celle qui peut changer cela ? »

Ève soutint son regard sans ciller. « Je suis celle qui comprend votre potentiel et qui peut le présenter au monde comme il le mérite. »

Il laissa échapper un rire bref, presque moqueur. « Présenter au monde ? Vous voulez dire les emballer dans un joli paquet pour les vendre comme des trophées ? Non merci. »

Elle serra légèrement les mâchoires, mais sa voix resta calme. « Ce n’est pas ce que je fais. Je crée des connexions entre les artistes et ceux qui comprennent leur travail. »

Raphaël détourna les yeux, fixant un point invisible sur le mur. Une vague de souvenirs amers l’envahit : ces collectionneurs qui avaient regardé ses œuvres avec indifférence ou condescendance, réduisant son travail à des étiquettes de prix.

« Vous ne comprenez rien à mon travail. Vous voyez des formes, des ombres. Ce n’est pas ça. »

Il sentit son regard sur lui, pesant mais curieusement patient. « Alors expliquez-moi. Je suis ici pour écouter. »

Il hésita un instant, partagé entre le désir de la repousser et une étrange curiosité. Avec un soupir, il se tourna vers une sculpture partiellement achevée, un fragment d’un corps trapu, les épaules voûtées.

« Ce n’est pas juste une silhouette, » dit-il, sa voix plus basse maintenant. « Ce sont des émotions. Une mémoire. Je ne sculpte pas ce que je vois, parce que je ne vois pas comme vous. »

Ève s’approcha, ses talons résonnant doucement sur le béton. Elle observa la pièce, ses doigts effleurant le bord rugueux. « Et pourquoi ces visages absents ? »

Il se tendit légèrement. Une part de lui détestait parler de cela, mais il percevait un véritable intérêt dans sa question. Pas de jugement, juste une curiosité brute.

« Parce que je ne les vois pas. Pas comme vous. Je… » Il s’arrêta, cherchant ses mots. « Je ne reconnais pas les visages. C’est comme essayer de se souvenir d’un rêve que vous n’avez jamais fait. »

Un silence s’installa. Ève observa la sculpture, puis Raphaël, ses yeux bleus cherchant quelque chose dans les siens.

« La prosopagnosie, » murmura-t-elle finalement.

Il hocha la tête, étonné qu’elle connaisse le terme.

« Alors, vous sculptez ce que vous ressentez des gens, plutôt que ce que vous voyez. Fascinant. »

Son ton était neutre, presque clinique, mais il détecta une infime nuance d’admiration. Cela l’irrita presque autant que cela le soulagea.

« Si c’est tout ce que vous êtes venue chercher, vous pouvez partir maintenant, » grogna-t-il.

Elle redressa légèrement les épaules, retrouvant son masque d’assurance. « Pas encore. »

Il fronça les sourcils, exaspéré par son insistance. « Alors qu’est-ce que vous voulez ? »

Elle hésita un instant, comme si elle pesait ses mots. « Une collaboration. Je veux exposer votre travail à la Galerie Étoile, mais pas comme une simple vente privée. Une exposition personnelle, où vos sculptures seraient le centre d’attention. »

Raphaël ricana. « Une exposition ? Pour que des gens viennent et fassent semblant de comprendre ce que je fais ? Vous ne m’avez pas écouté. Ce n’est pas pour eux. »

Elle avança d’un pas, réduisant la distance entre eux. « Ce n’est pas pour eux, mais cela peut être une opportunité pour vous. Pour que votre art trouve les bonnes personnes. »

Le silence retomba, plus lourd cette fois. Raphaël sentit une vague de colère et de fatigue le traverser. Mais derrière cette colère, il reconnaissait une vérité qu’il refusait d’admettre : son isolement le pesait.

« Vous ne comprenez pas, vous ne comprenez rien. »

Il se détourna, prêt à mettre fin à cette conversation, mais sa voix le retint.

« Alors, faites-moi comprendre. »

Elle avait parlé doucement, mais avec une intensité qui le fit s’arrêter. Lorsqu’il se retourna, il vit une expression qu’il ne s’attendait pas sur son visage : quelque chose de vulnérable, presque désarmant.

« Posez pour moi, » dit-il soudain.

Elle cligna des yeux, surprise. « Pardon ? »

Il se rapprocha, son regard sombre fixé sur elle. « Si vous voulez comprendre mon travail, alors laissez-moi vous sculpter. Vous ne serez pas juste une silhouette, pas juste un visage que je ne peux pas reconnaître. Vous serez… vous. »

Un long silence s’étira entre eux. Ève semblait peser sa réponse, son contrôle habituel vacillant légèrement.

« Très bien, » répondit-elle finalement, sa voix plus douce, presque hésitante.

Raphaël hocha la tête, une étrange satisfaction mêlée à un malaise s’installant en lui. Il ne savait pas exactement pourquoi il avait proposé cela, mais une chose était certaine : cette femme allait perturber son univers.