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Romans de romance dans un seul endroit

Chapitre 3Enracinée dans l'Inconnu


Isabelle Laurent

Le chaos de l'aéroport Charles de Gaulle résonnait comme une symphonie discordante : des pas précipités, des annonces étouffées, et parfois, le bruit saccadé des valises roulant sur les carreaux inégaux. Isabelle Laurent se tenait à l’extrémité du hall des arrivées, la sangle de son appareil photo lui creusant l’épaule, tandis que son regard fixait le panneau électronique. Les mots "Grève Générale" – grève générale – clignotaient de manière inquiétante sur tous les écrans, une mer d'annulations rouges affichées en chœur.

Ses doigts se crispèrent sur la sangle. « Bien sûr... », murmura-t-elle en replaçant une mèche de cheveux derrière son oreille. La ville qu'elle avait autrefois adorée, puis fui, semblait déterminée à lui rappeler son imprévisibilité. Il y avait presque une ironie poétique à être coincée ici de nouveau – tout comme il y a cinq ans, même si les circonstances étaient totalement différentes.

Derrière elle, la voix grave de Julien Moreau perça le vacarme. « Bienvenue à Paris. Jamais un moment d’ennui, pas vrai ? »

Isabelle se raidit, refusant de se retourner. Elle perçut sa présence qui se rapprochait, le cuir de sa veste frôlant le bord de sa vision. « Je ne me souviens pas t’avoir demandé un commentaire », répliqua-t-elle, sa voix mesurée mais glaciale.

Julien haussa les épaules, son ton empreint du mélange familier de sarcasme et de chaleur qui l’avait toujours déstabilisée. « C’est vrai. Tu es plutôt du genre à monologuer ces temps-ci. »

Elle lui lança un regard acéré, ses yeux verts plissés. « Et toi, toujours aussi insupportable, à ce que je vois. »

Il esquissa un sourire, imperturbable. « Certaines choses ne changent jamais. Comme Paris », ajouta-t-il, désignant les annulations qui clignotaient sur les écrans. « Le sens de l’humour du destin est impeccable. »

« Le destin ne nous a pas mis sur le même vol », rétorqua-t-elle, ses mots précis, bien que la tension de sa main serrant la sangle de son appareil photo la trahisse.

« Non, mais il a arrangé ce charmant petit imprévu. » Julien désigna la foule compacte qui s'amassait devant les comptoirs de location de voitures. Sa voix s’adoucit, légèrement, juste assez pour la surprendre. « Ça va être un cauchemar. »

Isabelle soupira brusquement, sentant un nœud se resserrer dans son estomac alors qu’elle balaya le hall du regard, cherchant désespérément d'autres alternatives. Sa fierté luttait contre la réalité. Elle n’avait jamais été du genre à accepter facilement de l’aide, et l’idée de dépendre de Julien – de toutes les personnes – l’oppressait. Pourtant, entre la foule de passagers bloqués et la dure réalité de la grève, ses options s’évanouissaient rapidement.

« Je vais me débrouiller », dit-elle sèchement en ajustant son sac sur son épaule. « Je suis sûre qu’il y a un taxi ou... »

« Ou tu pourrais t’épargner les tracas et partager une voiture avec moi », l’interrompit Julien, son ton exaspérément pragmatique. « À moins que tu ne préfères rester ici pendant les quarante-huit prochaines heures, en espérant un miracle. »

Sa mâchoire se crispa. L’idée de partager un espace confiné avec lui était insupportable, mais rester coincée dans l’aéroport, entourée de voyageurs frustrés, ne semblait guère mieux. Elle jeta un coup d’œil à Julien, dont l’expression demeurait exaspérément calme, comme s’il pressentait exactement comment tout cela allait finir.

« D’accord », lâcha-t-elle enfin, le mot sec et chargé de réticence.

Les lèvres de Julien s’étirèrent en un léger sourire, mais il s’abstint de tout commentaire. Il fit un geste vers les comptoirs de location. Tandis qu’ils se dirigeaient vers la file, Isabelle remarqua les fines mèches argentées qui parsemaient ses cheveux noirs, un détail qu’elle n’avait pas noté dans l’avion. Les années avaient visiblement poli certaines des aspérités de Julien, mais il dégageait toujours cette même présence magnétique, une force qu’elle aurait voulu ignorer mais ne pouvait nier.

La queue avançait lentement, les voyageurs bougeant avec impatience. Julien tapotait les doigts sur le comptoir dans un rythme régulier, son regard se posant occasionnellement sur Isabelle. Elle évitait ses yeux, préférant se concentrer sur le rythme de sa respiration. Derrière son calme apparent, ses pensées tourbillonnaient. Était-ce une erreur d’avoir accepté ? Quelques heures dans un espace restreint ne feraient-elles que rouvrir des blessures qu’elle avait passé des années à tenter de refermer ?

Lorsqu’ils arrivèrent enfin à leur tour, Julien géra les formalités avec une efficacité qui la surprit. En quelques minutes, on leur indiqua le parking, où il fit tourner un jeu de clés dans sa main avec désinvolture. Isabelle le suivit à distance, chacun de ses pas mesuré, comme pour affirmer son autonomie malgré la situation.

La voiture, une berline compacte argentée, reflétait la lumière crue des néons du parking. Julien ouvrit le coffre, y déposa son sac d’un geste sûr avant de se retirer pour qu’Isabelle puisse y ranger le sien. Leurs mouvements étaient précautionneux, presque chorégraphiés, comme si une règle tacite leur dictait d’éviter toute proximité inutile.

À l’intérieur, le silence s’épaissit. Julien ajusta les rétroviseurs et démarra, le bourdonnement du moteur emplissant l’espace alors qu’ils quittaient le garage. Isabelle fixait la vitre, ses doigts jouant nerveusement avec la sangle de son appareil photo. L’envie de saisir son appareil pour immortaliser ce moment la traversa, mais elle se retint. Certains instants n’étaient pas faits pour être capturés.

La ville s’étalait autour d’eux dans des tons crépusculaires – des violets profonds mêlés à la lumière dorée des réverbères. À l’extérieur, l’air était imprégné de l’odeur de pierre mouillée par la pluie et du parfum des marrons grillés d’un vendeur ambulant. En traversant la Seine, la silhouette imposante de Notre-Dame se dessina, projetant de longues ombres sur l’eau. Un profond pincement étreignit la poitrine d’Isabelle. Des souvenirs de leur lune de miel la submergèrent : des nuits passées à errer dans ces rues, leurs rires résonnant comme une mélodie douce, désormais inaudible.

Julien brisa le silence le premier. « Toujours en train d’organiser compulsivement, je vois. »

Isabelle cligna des yeux, confuse, avant de remarquer qu’elle avait inconsciemment commencé à ranger son sac : un carnet, quelques câbles emmêlés, et un paquet de bonbons entamé. Rougissant, elle retira vivement ses mains.

« Je ne... », balbutia-t-elle avant de s’interrompre, son ton défensif. « C’était en désordre. »

« Je sais. C’est comme ça que je l’ai laissé. » Ses lèvres esquissèrent un sourire discret, dénué de malice. « Les vieilles habitudes, j’imagine. »

Isabelle expira profondément, s’efforçant de rester calme. « Tu es bien placé pour parler », rétorqua-t-elle avec froideur.« Je vois que tu es toujours incapable de faire tes bagages correctement. »

Julien eut un léger rire, bas et désarmant. « Touché. »

L’échange, bien que bref, dissipa une partie de la tension. Pendant un instant, Isabelle s’autorisa à se détendre, s’appuyant contre le siège tandis que les lumières de la ville défilaient autour d’eux. Mais le répit fut de courte durée. En s’engageant dans les rues pavées de Montmartre, les façades couvertes de lierre et la lumière chaleureuse des lampes des cafés ravivèrent une nouvelle vague de souvenirs.

« Tu te souviens de cette rue ? » demanda Julien doucement, son ton dépourvu de son habituelle pointe de taquinerie.

Elle hocha la tête silencieusement, sa gorge se serrant. Le poids de leur histoire commune planait entre eux, non dit mais palpable.

Ils arrivèrent à l’appartement juste au moment où le ciel prenait une teinte indigo. Le bâtiment était modeste, sa façade usée mais charmante, avec des balcons en fer forgé et des plantes en pot bordant l’entrée. Julien gara la voiture et descendit, s’étirant brièvement avant de récupérer leurs sacs. Isabelle le suivit, ses mouvements raides alors qu’elle ajustait la sangle de son appareil photo.

À l’intérieur, l’appartement était petit mais fonctionnel, son décor un mélange de touches vintages et modernes. Un couloir étroit menait à une kitchenette et un salon équipé d’un unique canapé. L’air portait une légère odeur de lavande, un parfum qui oscillait entre apaisant et mélancolique.

Julien posa son sac près de la porte et jeta un coup d'œil autour de lui. « Agréable », remarqua-t-il avec légèreté.

Isabelle ne répondit pas. Elle s’approcha de la fenêtre à la place, son regard se déposant sur les pavés scintillants en contrebas. Au loin, un violoniste jouait une mélodie mélancolique, le son tirant sur quelque chose de profond en elle.

Derrière elle, Julien se racla la gorge. « Je prendrai le canapé. »

Elle se retourna, surprise. « Tu n’es pas obligé… »

« Ça va », l’interrompit-il, son ton ferme mais sans méchanceté. « Ça ne me dérange pas. »

Elle hésita, puis hocha la tête. « Merci. »

Les mots semblaient lourds, leur simplicité soulignant la complexité de leur situation. Julien esquissa un léger sourire et commença à défaire son sac. Isabelle l’observa un moment avant de se retirer dans la chambre, la porte se refermant doucement derrière elle.

Elle s’adossa à la porte, expirant profondément. Les événements de la journée l’avaient vidée, le poids de leur proximité pesant sur sa poitrine. Ses doigts effleurèrent la sangle de cuir usée de son appareil photo. Pendant des années, il avait été son bouclier. Mais maintenant, alors qu’elle faisait face à d’anciens souvenirs et des émotions non résolues, elle se demandait si même son appareil pourrait la protéger de ce qui l’attendait.

Dans le salon, Julien était assis sur le canapé, les coudes posés sur ses genoux, fixant le sol. Ses pensées étaient un enchevêtrement de regrets et de désir, le silence de l’appartement étant seulement interrompu par le léger bourdonnement de la ville à l’extérieur.

Aucun des deux ne parla cette nuit-là, mais les mots non dits restèrent, lourds et implacables, tandis que Paris les enveloppait dans son étreinte douce-amère.