Chapitre 2 — Horizons Troublés
Julien
Le ronronnement des moteurs de l'avion formait une toile de fond sourde, à peine perceptible face au tumulte qui agitait l'esprit de Julien. Il s'enfonça dans son siège, les bras croisés sur sa poitrine et la mâchoire serrée, le regard fixé droit devant lui. Le destin, semblait-il, avait un sens de l'humour des plus cruels. Un vol complet pour Paris, et le voilà, assis à côté d'Isabelle Laurent. Son ex-femme. La femme qui, jadis, avait été son tout, et qui, aussi soudainement qu’un soufflé qui retombe, ne fut plus rien.
Julien soupira bruyamment par le nez, son regard déviant involontairement vers elle. Isabelle était tournée vers le hublot, ses cheveux bruns coiffés dans son habituel chignon lâche, maintenant ponctués de quelques mèches grises. Ses doigts glissaient doucement sur les contours de son appareil photo — son fidèle compagnon — un geste si familier qu’il le ressentit comme un écho du parfum de lavande qui flottait autrefois dans leur appartement. Il n’avait pas pensé à cette odeur depuis des années, et voilà qu’elle refaisait surface, tenace et indésirable.
Elle gardait une posture rigide, ses épaules tendues, reflétant la même tension qui nouait les siennes depuis qu’il avait réalisé qu’ils partageraient ce vol, cette rangée, cet accoudoir. « Sur tous les sièges de cet avion... », marmonna-t-il entre ses dents, à peine audible, se demandant lui-même s’il voulait qu’elle l’entende.
Elle l’entendit. Ses lèvres frémirent — était-ce de l’agacement, de l’amusement ou une étrange combinaison des deux ? — avant que son visage ne retrouve une expression d'indifférence polie. « Tu crois que j’ai arrangé ça ? » répondit-elle calmement, sans détourner son regard du hublot. Sa voix, bien que posée, portait une tension sous-jacente, comme une corde prête à rompre.
« Non, bien sûr que non. Cela nécessiterait une sorte de complot universel, n’est-ce pas ? » Un rire amer lui échappa, chargé d’une rancune qu’il n’avait pas su dissimuler.
Isabelle ne répondit pas. Le silence qui s’installa entre eux était lourd, chargé de tout ce qui n’avait jamais été dit. Julien se tortilla dans son siège, passant une main dans ses cheveux, ses doigts effleurant les mèches argentées à ses tempes. Il haïssait cette danse maladroite et contrainte de l'évitement poli. Cela semblait si loin de l’intimité simple qu’ils avaient autrefois connue, cette intimité où un simple regard suffisait à tout exprimer.
Mais cette époque appartenait à un autre temps. Une autre vie.
Il feuilleta distraitement le magazine de bord sur ses genoux, les photos brillantes de vies idéalisées et irréalistes semblant se moquer de lui. Ses pensées refusaient de rester ancrées dans le présent, préférant errer vers des souvenirs qu’il avait tenté de refouler. Il revit Isabelle entrant pour la première fois dans son bistrot, son appareil photo suspendu à son cou, son regard détaillant la pièce comme si elle avait sa propre âme. Il entendit à nouveau son rire, ce rire éclatant lorsqu’il lui avait servi pour la première fois une assiette de coq au vin, maladroit et nerveux — un rire qui avait été un rayon de soleil perçant au travers des nuages.
Ses doigts se crispèrent sur le magazine, froissant les coins des pages. Rien de tout cela n’importait plus. Plus rien.
« Je vois que tu détestes toujours rester immobile », lança soudain Isabelle, sa voix tranchant dans l’air comme une lame.
Julien tourna la tête, surpris. Elle le regardait maintenant, ses yeux verts, perçants et intenses. Ce regard — il l’avait toujours trouvé déstabilisant. Il plaisantait autrefois en disant qu’elle n’avait pas besoin d’un appareil photo ; elle possédait déjà une lentille gravée dans son âme.
Il haussa les épaules et s’enfonça davantage dans son siège. « Les vieilles habitudes ont la vie dure. »
Ses lèvres esquissèrent un sourire, bien que celui-ci ne parvînt pas à ses yeux. « Certaines choses ne changent pas », murmura-t-elle doucement, presque pour elle-même.
Julien ouvrit la bouche pour répondre quand l’avion trembla soudainement, une secousse brutale qui lui fit remonter l’estomac dans la gorge. Autour d’eux, des passagers poussèrent des exclamations, certains criant de surprise. La voix du capitaine résonna dans les haut-parleurs, conseillant à tous de rester assis, ceintures bouclées.
Sans réfléchir, Julien agrippa l’accoudoir entre eux, ses doigts frôlant ceux d’Isabelle. Il se rendit compte avec un sursaut qu’elle avait fait de même. Pendant un instant, leurs mains restèrent immobiles, figées dans un contact accidentel. La chaleur de sa peau contrastait vivement avec le froid métallique de l’accoudoir sous leurs doigts.
Un tourbillon d’émotions bouillonnait en lui, menaçant d’éclater. Fierté, regret, et quelque chose de brut, d’indéfinissable, se disputaient la surface. Il retira sa main brusquement, s’éclaircissant la gorge. « Désolé », marmonna-t-il, bien qu’il ne sache pas exactement pourquoi il s’excusait : pour ce contact, pour le silence des années, ou pour la tempête d’émotions qui menaçait de fissurer son masque.
Isabelle hocha la tête, ses yeux baissés vers ses genoux. « Ce n’est rien », dit-elle, sa voix tendue. Elle ajusta la sangle de son appareil photo avec des gestes précis, comme si ce rituel pouvait la ramener à l’équilibre.
La turbulence s’apaisa, l’avion reprenant une trajectoire plus stable. Julien expira un souffle qu’il ne se savait pas retenir, relâchant lentement sa prise sur l’accoudoir. Il tourna la tête vers Isabelle, la surprenant alors qu’elle regardait à nouveau par le hublot.
La lumière du soleil qui filtrait à travers le verre faisait briller les mèches grises de ses cheveux, soulignant les fines ridules au coin de ses yeux. Elle semblait plus âgée, plus fatiguée, mais une force tranquille émanait désormais d’elle, une résilience qu’il ne lui avait jamais connue. Cela éveilla en lui quelque chose — un regret diffus, ou peut-être juste l’écho d’un sentiment qu’il n’était pas prêt à nommer.
« Tu traînes encore ce vieux truc ? » demanda-t-il, désignant son appareil photo d’un geste du menton. Sa voix, un peu trop abrupte, portait la même nervosité que ses gestes quelques instants plus tôt.
Isabelle se tourna vers lui, son expression impénétrable. « Tous les jours », répondit-elle simplement, caressant les bords de l’appareil comme pour le protéger de son regard.
Il haussa un sourcil. « Tu sais, il existe des moyens plus simples pour prendre des photos aujourd’hui. Les smartphones, par exemple. »
Ses lèvres frémirent, et pendant une seconde, il pensa qu’il réussirait à la faire rire. Mais au lieu de cela, elle inclina légèrement la tête, ses yeux toujours aussi perçants. « Et toi, tu écris toujours tes recettes dans ce carnet en cuir, n’est-ce pas ? » lança-t-elle, son ton léger mais acéré.
Les mots le frappèrent directement.Sa poitrine se serra à la mention du carnet—celui de sa grand-mère, celui qu’elle lui avait confié avant de partir. Il ne l’avait pas touché depuis des mois, n’ayant pas osé l’ouvrir. Il reposait sur une étagère dans la cuisine de son bistrot, prenant la poussière, tel un rappel silencieux de tout ce qu’il avait l’impression d’avoir échoué à accomplir.
« Tu m’as bien eu », admit-il, forçant un mince sourire.
L’expression d’Isabelle s’adoucit légèrement, et pendant un bref instant, la tension entre eux sembla s’apaiser. Mais ensuite, l’avion trembla de nouveau, et elle agrippa instinctivement son appareil photo, ses jointures blanchissant. L’instant s’évanouit, ne laissant derrière lui que les fragments fragiles de ce qui aurait pu être.
Julien s’appuya contre son siège, fermant les yeux. Il pouvait encore sentir le poids de sa présence à ses côtés, tandis que les souvenirs l’assaillaient de toutes parts. Il voulait dire quelque chose—n’importe quoi—pour combler le fossé qui les séparait. Mais les mots restaient coincés dans sa gorge, barricadés par une combinaison de fierté et de peur.
Au lieu de cela, il laissa de nouveau le silence s’installer entre eux, lourd et non résolu, alors que l’avion les emmenait plus près d’une ville qui ne promettait aucune échappatoire au passé.