Chapitre 3 — Le choc des regards
Léna
Léna pénétra dans l’amphithéâtre avec la mécanique d’une habitude bien rodée, s’efforçant de ne pas croiser le regard de ceux qui l’entouraient. Elle se dirigea instinctivement vers son siège habituel près de la fenêtre, un endroit qui lui permettait de s’évader sans en donner l’impression. La lumière du matin perçait à travers les vitres hautes, baignant les tables d’un éclat pâle, presque spectral, et renforçant l’impression que tout ici était froid et figé.
Elle ajusta la sangle de son sac sur son épaule, le poids familier lui rappelant une ancre, mais une ancre inutile face à la nouvelle tension qui l’habitait. Depuis qu’elle avait remarqué ce garçon la veille, ce garçon qu’elle ne voulait pas reconnaître, une désagréable lourdeur s’était installée dans sa poitrine. Elle savait que sa présence à l’Université Saint-Éloi n’était pas anodine. Cela ne pouvait être qu’un prélude à quelque chose qui secouerait l’équilibre précaire qu’elle s’efforçait de maintenir.
Installée, elle sortit son carnet de notes mais ne fit aucun effort pour ouvrir son stylo. Son regard s’égara par la fenêtre, vers le Parc des Tilleuls qui s’étendait non loin. Les branches des arbres se balançaient doucement sous la brise, et Léna observa les feuilles mortes qui tourbillonnaient un instant avant de retomber lourdement au sol. Ce mouvement répétitif, presque mélancolique, semblait refléter son propre état d’esprit : un élan avorté, une chute inévitable.
Un murmure familier dans la salle la ramena au présent. Deux étudiantes, assises à quelques rangées devant elle, parlaient à voix basse, mais leurs mots, bien que feutrés, résonnèrent dans ses oreilles comme une cloche désagréable :
« Tu l’as vu, le nouveau ? » demanda l’une d’elles, un soupçon d’excitation dans la voix.
« Oui, c’est lui, non ? Celui du scandale ? »
Léna sentit son cœur se contracter. Elle baissa les yeux, espérant disparaître sous le poids de leur conversation.
« Apparemment, il a changé de nom pour s’inscrire ici. Pourquoi Saint-Éloi, franchement ? »
« Tu crois qu’il espère quoi, au juste ? Faire oublier tout ça ? »
Un éclat de rire étouffé suivit, cruel et inconscient. Léna ferma les yeux un instant, relâchant lentement l’air qu’elle avait oublié de respirer. Ces murmures, ces jugements… Elle les connaissait trop bien. Elle avait été une cible parmi d’autres, un nom chuchoté dans les couloirs, une silhouette que l’on observait avec prudence ou commisération. Mais cette fois, ce n’était pas elle. Et cela n’apportait aucun soulagement.
Le professeur entra, effaçant l’agitation dans la salle d’un geste autoritaire. Léna s’enfonça un peu plus dans son siège, tentant de fixer son attention sur les notes devant elle. Mais une sensation étrange, presque tangible, alourdissait l’air autour d’elle.
Il était là.
Assis au fond de la salle, dans un coin presque dissimulé par l’ombre, Adam Leroux semblait tendu, recroquevillé sur lui-même. Ses cheveux en désordre, ses épaules voûtées, tout dans sa posture criait qu’il ne voulait pas être vu, et pourtant, il était impossible de l’ignorer.
Léna détourna les yeux, mais l’idée qu’il se trouvait derrière elle rendait sa peau hypersensible, amplifiant chaque mouvement, chaque murmure dans la salle. Pourquoi était-il là ? Pourquoi maintenant ? Elle serra les poings sur ses genoux, sentant l’angoisse monter, accompagnée d’une pointe de colère qu’elle ne parvenait pas à définir précisément.
Les mots du professeur devenaient un bruit de fond indistinct. Léna était incapable de ne pas penser à lui, aux articles de journaux qu’elle avait lus à l’époque, aux photos où il apparaissait en arrière-plan, éclipsé par l’ombre de son frère. Une ombre qui s'étendait maintenant jusqu'à elle.
Elle tourna légèrement la tête, juste assez pour le voir du coin de l’œil. Il fixait le tableau d’un air absent, son crayon griffonnant distraitement sur un carnet. Il avait l’air aussi perdu qu’elle, et cette constatation éveilla en elle une émotion qu’elle n’aurait pas voulu reconnaître : l’empathie.
La sonnerie retentit, rompant le charme pesant qui avait enveloppé la salle. Léna rassembla rapidement ses affaires, espérant sortir avant qu’Adam ne remarque sa présence. Mais alors qu’elle atteignait la porte, les murmures reprirent autour d’elle.
« Il est bizarre, non ? Tu crois que son frère était vraiment… »
Le reste de la phrase se perdit dans le brouhaha des étudiants quittant la salle, mais Léna sentit son souffle se couper. Elle tourna la tête instinctivement, cherchant Adam des yeux. Il se tenait près de la porte, son visage fermé, ses mains crispées sur la sangle de son sac.
Leurs regards se croisèrent.
Léna s’immobilisa. Ce fut bref, une fraction de seconde, mais le choc fut immédiat. Ses yeux gris, empreints d’une douleur qu’elle connaissait trop bien, semblaient sonder directement les siens. Elle voulut détourner le regard, mais elle en fut incapable, figée par une intensité qui la cloua sur place.
Elle ne savait pas ce qu’il voyait en elle, mais elle sentit son masque se fissurer, un instant seulement. Puis, aussi soudainement, Adam détourna les yeux et s’éloigna dans le couloir.
Léna resta immobile, l’écho de cette rencontre visuelle gravé dans son esprit. Elle sentit une main se poser doucement sur son épaule, et elle sursauta.
« Léna, tout va bien ? »
C’était Mathieu. Son sourire, habituellement si chaleureux, était teinté d’inquiétude.
« Oui, oui, ça va », répondit-elle rapidement, ajustant la sangle de son sac pour masquer son trouble.
Mais Mathieu ne sembla pas convaincu. Ses yeux se posèrent sur les étudiants qui s’éloignaient, puis sur Léna, comme s’il essayait de deviner ce qui la perturbait.
« Tu es sûre ? » insista-t-il.
Léna hocha la tête, esquissant un sourire qu’elle espérait rassurant. « Je suis juste fatiguée. »
Mathieu ne répondit pas immédiatement, mais il finit par céder, lui proposant de déjeuner ensemble plus tard. Léna acquiesça distraitement, mais son esprit était ailleurs, tourné vers cet échange silencieux qu’elle avait eu avec Adam.
Elle passa le reste de la matinée dans un état de flottement, incapable de se concentrer sur quoi que ce soit. Chaque fois qu’elle fermait les yeux, elle revoyait ses pupilles, si sombres et si claires à la fois, comme un miroir brisé reflétant sa propre douleur.
Lorsqu’elle retourna à la bibliothèque centrale après le déjeuner, espérant trouver un semblant de répit dans le silence des livres, elle réalisa qu’elle ne pouvait plus fuir ses pensées. Adam Leroux était là, sur le même campus qu’elle. Et pour la première fois depuis longtemps, Léna sentit que son besoin de réponses pourrait l’emporter sur sa peur de les affronter.
Elle ouvrit son carnet noir et y inscrivit quelques mots, le crayon tremblant légèrement entre ses doigts : *Pourquoi suis-je incapable de l’ignorer ?*
Lorsque le soleil déclina et que l’obscurité envahit doucement la bibliothèque, Léna se surprit à rechercher encore une fois la silhouette d’Adam dans les couloirs. Mais cette fois, elle se demanda si elle cherchait à l’éviter ou à le comprendre.