Chapitre 2 — Un nouvel étudiant
Adam
L’aube se levait timidement, peignant les façades grises de la ville d’un éclat pâle. Adam Leroux se tenait devant l’Université Saint-Éloi, son sac en bandoulière lui pesant plus qu’il n’aurait dû, comme un fardeau matériel et symbolique. Les imposantes tours gothiques du bâtiment semblaient l’épier, leur pierre froide et immuable murmurant un soupçon de jugement. Il inspira profondément, mais l’air lui semblait lourd, presque âcre, chargé des attentes et des promesses d’un avenir qu’il n’était pas certain de vouloir affronter.
Il passa une main dans ses cheveux désordonnés, un geste nerveux qui ne parvint pas à apaiser la tension qui courait le long de son dos. *Recommencer ici… est-ce vraiment possible ?* Pourtant, il ne pouvait reculer. Il était là pour une raison, bien différente des ambitions académiques des étudiants qui l’entouraient.
À l’intérieur, les couloirs de pierre résonnaient des pas précipités des étudiants, un mélange de conversations et de rires discrets emplissant l’espace. Adam marchait lentement, ses épaules légèrement voûtées, esquivant les groupes comme une ombre fuyant la lumière. Son regard glissait furtivement sur les visages autour de lui, cherchant un moment de répit dans cette agitation. Pourtant, il sentait déjà les regards — ces regards furtifs, pesants, qui le transperçaient sans qu’un mot ne soit prononcé.
*Ils ne savent rien.* Mais cette pensée ne suffisait pas à apaiser son malaise. L’anonymat qu’il espérait trouver en venant ici semblait déjà fragile, sur le point de se briser sous le poids des murmures à peine audibles.
Il trouva la salle de cours quelques minutes avant le début. Les conversations s’entremêlaient dans un bourdonnement chaotique, et Adam se faufila jusqu’au fond, choisissant une place près du mur. Il posa son sac avec soin, ses gestes presque calculés, et croisa les bras. Ce fut alors qu’il la remarqua pour la première fois.
Elle était assise près de la fenêtre, son profil baigné par la lumière douce du matin. Petite, presque frêle, mais avec une tension palpable, comme si elle cherchait à contenir une tempête intérieure. Ses cheveux châtain clair, attachés en une queue-de-cheval simple, encadraient un visage que l’on aurait pu croire serein si ce n’était pour la raideur de ses épaules et la manière dont ses mains reposaient sur ses genoux, immobiles mais crispées.
Son cœur accéléra. Léna Moreau.
Ce n’était pas une inconnue. Il avait vu son visage dans un article de journal, un portrait flou de la sœur de Camille. Une vague de culpabilité, de douleur et d’incertitude monta en lui. Il détourna rapidement les yeux, mais l’image restait gravée dans son esprit. Une part de lui voulait fuir cette salle, ce campus, cette ville. Mais l’autre, plus sombre, lui ordonnait de rester.
Le professeur entra, et le silence s’installa comme une couverture pesante. Adam se força à fixer le tableau, sa main grattant distraitement une page de son cahier pour donner l’apparence d’un étudiant concentré. Pourtant, les mots du cours glissaient sur lui, insaisissables. Son esprit était ailleurs, partagé entre la conscience aiguë de la présence de Léna et ce souvenir lancinant : l’article, la tragédie, et toutes les questions sans réponse qui le hantaient depuis.
Au bout d’une heure, la sonnerie retentit. Adam attendit que presque tout le monde ait quitté la salle avant de ramasser ses affaires. Lorsqu’il sortit dans le couloir, ce fut comme si le bourdonnement du monde extérieur s’intensifiait, écrasant son souffle et alourdissant ses pas.
« C’est lui, non ? »
La voix, à peine un murmure, semblait venir de derrière lui. Adam ne ralentit pas, mais il sentit ses mains se contracter autour de la sangle de son sac.
« Oui, je crois. Quelqu’un m’a dit qu’il s’est inscrit sous un faux nom. »
Un rire nerveux, étouffé, suivit. Adam fixa un point imaginaire devant lui, ses mâchoires serrées. Il avait espéré quelques jours de répit avant que les rumeurs ne commencent. Il s’était trompé.
Il tourna au coin d’un couloir et s’arrêta près d’une fenêtre. À travers la vitre, le Parc des Tilleuls s’étendait paisiblement, ses branches dansant doucement sous une brise d’automne. Le contraste avec le tumulte intérieur d’Adam était saisissant. Il resta immobile, se concentrant sur sa respiration, tentant de calmer l’agitation qui brouillait ses pensées.
« Adam ? »
La voix douce le surprit légèrement. Il se tourna et trouva le professeur Martine Aubry. Ses yeux perçants semblaient sonder au-delà de son apparence, comme si elle savait déjà ce qu’il s’efforçait de cacher.
« Oui ? » répondit-il, sa voix plus rauque qu’il ne l’aurait voulu.
« Vous allez bien ? » demanda-t-elle, inclinant légèrement la tête.
Il hocha la tête. « Oui, tout va bien. »
Elle observa son visage un instant de plus, comme si elle pesait ses mots. « Si jamais vous avez besoin de parler, n’hésitez pas. Mon bureau est toujours ouvert. »
Adam répondit simplement par un « merci », mais l’idée d’une conversation lui parut insupportable. Il détourna les yeux, et elle finit par s’éloigner sans insister davantage.
Alors qu’il reprenait son chemin, une pensée fugace traversa son esprit. *Pourquoi ces gens veulent-ils comprendre ? Ils ne peuvent pas.*
Le reste de la journée se déroula dans une monotonie étrange. Les cours s’enchaînaient, et Adam faisait tout pour rester invisible. Pourtant, les regards furtifs, les murmures et les jugements semblaient le suivre comme une ombre persistante.
À la fin de l’après-midi, il se dirigea automatiquement vers le Parc des Tilleuls, attiré par la quiétude trompeuse de cet endroit. Trouvant un banc isolé, il s’assit et posa son sac à ses côtés. Le vent, chargé d’une odeur douce et terreuse, jouait avec des feuilles mortes, leur danse hypnotique offrant un court répit à ses pensées.
Il ouvrit son sac et en sortit un carnet noir, le carnet de son frère. Ses doigts effleurèrent la couverture usée avant de l’ouvrir. Chaque page contenait une énigme — des mots griffonnés, des schémas, des dessins sombres. Il avait lu ces pages des dizaines de fois, mais elles restaient insaisissables, comme si leur sens lui échappait volontairement.
« Pourquoi t’as fait ça… ? » murmura-t-il, le poids de la question écrasant sa poitrine.
Le soleil commençait à disparaître derrière les arbres, enveloppant le parc d’une pénombre mélancolique. Adam referma le carnet et le rangea dans son sac, mais le poids dans son esprit, lui, restait.
Alors qu’il se levait, il aperçut une silhouette au loin, près d’un arbre. Il s’arrêta, plissant les yeux.
C’était Léna.
Elle jouait distraitement avec une feuille entre ses doigts, ses traits pensifs, presque lointains. Une impulsion soudaine poussa Adam à faire un pas en avant, mais il s’arrêta net. Que pouvait-il dire ? Comment pouvait-il briser cet abîme de douleur et de silence entre eux ?
Il se détourna, s’éloignant dans l’ombre naissante. Chaque pas semblait l’éloigner d’une vérité qu’il n’était pas sûr de vouloir affronter. Mais une certitude restait : il ne pourrait jamais être autre chose pour elle qu’un écho douloureux de ce qu’ils avaient tous les deux perdu.