Chapitre 1 — Les Terres Creuses – Un Refuge Fragile
Élise Moreau
Un froid mordant s’insinue dans mes os alors que nous pénétrons dans l’obscurité d’une caverne des Terres Creuses, un abri de fortune après l’enfer du Cœur de l’Abîme. La brume verdâtre luminescente s’élève du sol inégal, tourbillonnant autour de nous comme un spectre vivant, murmurant des lamentations qui glacent mon sang. Des éclairs rouge sang zèbrent le ciel sombre à travers des fissures dans la roche au-dessus de nous, jetant des ombres menaçantes sur les parois humides. Chaque respiration est une épreuve, l’air lourd saturé d’une odeur de terre pourrie et de fer, brûlant ma gorge comme si je respirais des cendres. Je vacille, mes jambes prêtes à céder, et m’appuie contre une paroi froide, sa surface rugueuse égratignant ma peau à travers les lambeaux de mes vêtements noircis. Mes cheveux châtains, brûlés aux pointes et maculés de cendres, collent à mon visage, et mes yeux verts, hantés par une douleur qui ne me quitte plus, captent une lueur rouge fugitive dans un reflet sur la pierre. Mon cœur se serre, un frisson de terreur pure me traversant. Cette lueur… c’est elle. La Fracture Vorace. Toujours en moi. Je détourne le regard, serrant contre ma poitrine le fragment jauni du manuscrit de Marianne, ma mère, comme si ce bout de papier pouvait me protéger de ce que je crains de devenir.
À l’entrée de la caverne, Mathis monte la garde, sa silhouette massive et brisée se découpant contre la brume. Il est à peine debout, son flanc suintant un sang sombre à travers un bandage de fortune, son épaule droite raide et presque inutilisable. Chaque mouvement semble lui arracher un effort surhumain, et pourtant, ses yeux gris-bleu, voilés par la souffrance, scrutent l’obscurité extérieure avec une détermination farouche. Il est là, comme toujours, un rempart entre moi et le danger, mais je vois la douleur creuser ses traits, les mèches grises prématurées dans ses cheveux noirs en bataille, et mon estomac se noue. Combien de temps pourra-t-il tenir ? Combien de temps avant que je ne devienne la menace qu’il devra affronter ?
Je m’assois avec difficulté sur le sol glacé, mes doigts tremblants caressant le manuscrit. La cicatrice à mon poignet gauche palpite, une douleur vive et brûlante, et un filet de sang noirâtre s’échappe, rampant sur ma peau avant de disparaître dans une fissure du sol. Mon souffle se coupe. Une pulsation étrange résonne en moi, comme si quelque chose sous la terre répondait à mon sang, un écho de la Fracture Vorace qui refuse de me lâcher. Mes yeux se ferment un instant, mais derrière mes paupières, des images cauchemardesques dansent – des flammes, des cris, des griffes d’ombre s’enroulant autour de mon cœur. Et si c’était moi, le vrai danger ? Et si cette clé cachée dans le sang, mentionnée dans les mots de ma mère, exigeait un prix que je ne peux payer ? Un prix que Mathis paierait à ma place ?
Un bruit de pas lourds me tire de mes pensées. Mathis revient vers moi, chaque pas lui arrachant une grimace qu’il tente de dissimuler. Il s’agenouille à mes côtés, une main tremblante se posant sur mon épaule. Le contact est chaud, réconfortant, mais je sens la faiblesse dans ses doigts, la tension dans son souffle rauque. Il veut me protéger, je le sais, mais je vois aussi l’éclat de doute dans son regard, la peur qu’il ne soit pas assez fort. Pas cette fois. Mon cœur se fissure un peu plus, la culpabilité m’étouffant comme la brume autour de nous. Je détourne les yeux, incapable de supporter cette vérité brute dans son expression. Ma cicatrice palpite à nouveau, plus fort, la douleur irradiant dans tout mon bras, comme si mon propre sang était attiré par une force invisible, tapie dans les profondeurs de cette terre maudite.
Je suis à bout. Mes cernes se creusent davantage, mon visage doit ressembler à celui d’un fantôme, épuisé au-delà de ce que le corps humain peut endurer. Mes vêtements en lambeaux pendent sur ma silhouette, révélant de nouvelles cicatrices – la brûlure sur mon avant-bras droit, encore sensible, et d’autres, plus anciennes, qui racontent une lutte sans fin. Chaque marque sur ma peau est un rappel de ce que j’ai traversé, de ce que j’ai perdu… et de ce que je pourrais encore perdre. Je serre le manuscrit plus fort, mes ongles s’enfonçant dans le papier jauni, comme si je pouvais y trouver une réponse, une échappatoire. Mais tout ce que je ressens, c’est la peur, froide et acérée, qui me ronge de l’intérieur.
Un grondement sourd secoue soudain la caverne, vibrant sous mes pieds. Des fragments de roche tombent du plafond, s’écrasant à quelques mètres de nous avec un bruit sec. Mon pouls s’accélère, et je relève la tête, les yeux plissés vers l’entrée. La brume s’épaissit là-bas, formant un rideau presque tangible, et dans l’obscurité au-delà, des yeux rougeoyants brillent, pulsant comme des braises. Une vague de terreur me submerge, mes mains tremblant alors que je presse le manuscrit contre moi. Ils sont là. Créatures du Puits des Lamentations ? Dissidents de la meute de Mathis, corrompus par la même ombre qui me hante ? Peu importe. Ils viennent pour nous.
« Élise… » La voix de Mathis est rauque, brisée par la douleur, mais il y a une intensité désespérée dans son ton. Il se redresse légèrement, son regard passant de moi à l’entrée, ses muscles se tendant malgré la souffrance évidente. « Reste derrière moi. »
Mes lèvres s’entrouvrent, mais les mots se bloquent dans ma gorge. Finalement, d’une voix fragile, entrecoupée de silences, je murmure : « Et si c’est moi qu’il faut briser ? Et si je te perds… à cause de ce que je suis ? » Chaque mot est un poids, un aveu de la peur qui me dévore. Mes mains tremblent encore plus, le manuscrit froissé sous mes doigts, et je sens des larmes brûlantes piquer mes yeux. Je ne peux pas le regarder, pas maintenant. Pas quand je sais que la lueur rouge dans mes yeux pourrait être le reflet de sa fin.
Mathis se rapproche, son souffle irrégulier effleurant ma joue. « Je ne te laisserai pas tomber, Élise. Peu importe ce que ça coûte. » Sa voix est un grondement bas, chargé d’une promesse qu’il veut tenir, mais un tremblement dans sa main, toujours posée sur mon épaule, trahit son doute. Il n’est pas sûr de pouvoir tenir parole. Pas avec son corps brisé, pas avec les ombres qui nous traquent. Et cette incertitude me déchire encore plus que les murmures de la brume.
Je veux le croire. Désespérément. Mais la pulsation de ma cicatrice s’intensifie, comme un rappel cruel que mon héritage, ce sang maudit qui coule dans mes veines, pourrait tout détruire. La tension entre nous est palpable, un mélange de besoin et de peur, de désir de me blottir contre lui et de m’éloigner pour le protéger de moi-même. Mes pensées tourbillonnent, chaotiques, hantées par la voix de la Fracture Vorace qui persiste, un écho dans mon esprit : *Cède… ou perds tout.* Je secoue la tête, chassant ces mots, mais ils s’accrochent, gluants comme la brume autour de nous.
Le grondement de la caverne s’intensifie, un frisson parcourant la pierre sous mes doigts. Un hurlement spectral déchire l’air, venant de l’extérieur, un son qui semble s’infiltrer dans mes os. Les yeux rougeoyants se multiplient dans la brume, leur lueur pulsant comme un avertissement, se rapprochant lentement. Mon cœur bat à tout rompre, la terreur menaçant de me submerger, mais une étincelle de résolution s’allume au fond de moi. Je serre le manuscrit contre ma poitrine, mes ongles s’enfonçant dans ma peau à travers le tissu déchiré. « Nous n’avons plus le temps », murmuré-je, à peine audible, ma voix tremblante mais teintée d’une urgence nouvelle.
Mathis se redresse, une grimace de douleur traversant son visage alors qu’il se place entre moi et l’entrée. Ses mouvements sont lents, trahissant sa faiblesse, mais il brandit une détermination brute, comme un loup blessé prêt à défendre sa meute jusqu’au dernier souffle. La brume verdâtre s’infiltre davantage dans la caverne, portant des murmures plus clairs, presque intelligibles – « clé… sang… brise… » – qui s’enroulent autour de moi comme des chaînes invisibles. Un craquement résonne soudain, profond et guttural, signalant que quelque chose de massif approche, quelque chose qui pourrait briser ce refuge fragile en un instant. Mon regard se fixe sur l’obscurité, les yeux rougeoyants désormais si proches que je peux presque sentir leur chaleur maléfique. Quoi que ce soit, il est trop tard pour fuir.