Chapitre 2 — Les Vestiges de la Meute
Mathis Duroc
Un voile de brume verdâtre s’accrochait à mes bottes, si épais qu’il semblait vouloir m’engloutir tout entier. La Forêt Maudite des Terres Creuses nous encerclait, un piège vivant où chaque arbre tordu suintait une sève noire, corrosive, qui rongeait le sol avec un grésillement sourd. L’air empestait la pourriture, un relent qui brûlait mes narines déjà saturées par l’odeur de mon propre sang séché. Chaque pas était une épreuve, une lame invisible s’enfonçant dans mon flanc où la plaie refusait de se fermer, suintant sous le bandage de fortune. Mon épaule droite, raidie par la douleur, pendait presque inutile, mais je serrais les dents, forçant mon corps à avancer. Derrière moi, Élise suivait, ses pas légers mais hésitants, comme si chaque ombre pouvait se transformer en griffe ou en croc.
Un hurlement spectral porté par le vent me glaça le sang, un écho qui semblait murmurer des promesses de mort. Mes instincts d’alpha, bien qu’émoussés par la fatigue et la douleur, restaient en alerte, mes sens cherchant le moindre danger. Je jetai un regard par-dessus mon épaule, croisant les yeux verts d’Élise, hantés, perdus dans un abîme de peur et de culpabilité. Elle serrait contre sa poitrine ce maudit fragment de manuscrit, comme si les mots de sa mère pouvaient la protéger de ce qui nous traquait. La tension entre nous pesait plus lourd que la brume elle-même. Depuis la caverne, depuis ces yeux rougeoyants qui nous avaient forcés à fuir, un mur de silence s’était dressé entre nous, fait de doutes et de craintes qu’aucun de nous n’osait nommer.
Un craquement sec déchira l’air, venant des buissons sur ma gauche. Mon cœur s’emballa, une décharge de douleur traversant mon flanc alors que je pivotais, griffes sorties, prêt à frapper. Élise sursauta, un petit hoquet lui échappant, ses doigts crispés sur le manuscrit. Mes yeux fouillèrent l’obscurité, mais ce n’était qu’un cerf – ou une chose qui y ressemblait. Sa silhouette était difforme, ses bois tordus comme des doigts brisés, et ses yeux brillaient d’un rouge malsain avant qu’il ne s’enfuie dans la brume. Mon souffle se relâcha, mais pas la tension dans mes muscles. Nous étions vulnérables, exposés, et cette forêt ne pardonnait pas.
« On doit continuer, » grognai-je, ma voix rauque, brisée par la douleur qui ne me quittait plus. Élise hocha la tête, muette, mais je voyais dans son regard qu’elle n’y croyait pas plus que moi. Nous cherchions Gérald, le dernier loup loyal de ma meute, le dernier fragment d’une famille que j’avais échoué à protéger. Retrouver Gérald, c’était ma seule chance de reconstruire quelque chose, de prouver que je pouvais encore être un alpha. Mais chaque pas dans cette maudite forêt me rappelait à quel point j’étais diminué, à quel point j’avais tout perdu.
Nous atteignîmes enfin une clairière, un espace circulaire où la brume semblait s’écarter, comme effrayée par ce qu’elle révélait. Les troncs autour portaient des griffures profondes, des marques de combat récent, et le sol était maculé de taches sombres – du sang séché, dont l’odeur métallique me frappa comme un coup. Je reconnus cet endroit, un ancien point de rendez-vous de la meute, un lieu où nous avions chassé, ri, partagé des feux sous la lune. La douleur qui monta en moi n’avait rien de physique ; c’était une lame invisible, plantée dans mon âme par l’échec, par la fracture de tout ce que j’avais juré de protéger.
Un mouvement dans l’ombre attira mon regard, et mes griffes se tendirent à nouveau. Mais ce n’était pas une menace – pas encore. Gérald émergea, son pelage grisonnant terne sous la lueur verdâtre, une patte avant blessée traînant légèrement derrière lui. Ses yeux jaunes, fatigués mais perçants, me fixèrent un instant avant qu’il ne s’incline légèrement, un geste de respect envers son alpha. Pourtant, je sentis la méfiance dans son regard lorsqu’il glissa vers Élise, un avertissement muet qui fit bouillir mon sang malgré ma faiblesse.
« Mathis, » grogna-t-il, sa voix aussi râpeuse que la mienne, marquée par des années de combats. « Je savais que tu viendrais. Mais elle… » Il inclina la tête vers Élise, ses babines se retroussant à peine. « Son odeur, alpha. Elle porte quelque chose de pourri. »
Un grondement monta dans ma gorge, instinctif, protecteur. « Sa place n’est pas à discuter, Gérald. Elle est avec moi. » Mais mes mots sonnaient creux, même à mes propres oreilles. Je doutais, moi aussi, pas d’elle, mais de moi. De ma capacité à la protéger, à garder quoi que ce soit intact dans ce monde qui s’effondrait autour de nous.
Élise détourna le regard, ses doigts crispés sur le manuscrit, et je vis sa cicatrice au poignet pulser, un éclat de douleur traversant son visage. Mon cœur se serra, et je posai une main tremblante sur son bras, un geste maladroit, désespéré. Je voulais lui dire que tout irait bien, mais les mots restaient coincés, étouffés par la peur et la douleur qui me consumaient.
« Parle, Gérald, » dis-je finalement, reportant mon attention sur le vieux loup. « Que s’est-il passé ? Où est le reste de la meute ? »
Son regard s’assombrit, et il baissa la tête, comme si les mots eux-mêmes étaient un fardeau. « Ronan… il rôde toujours, Mathis. Avec les dissidents. Ils sont corrompus, alpha, marqués par cette… chose. La Fracture. » Il cracha le mot comme une malédiction. « Et Ronan, il la cherche. » Ses yeux glissèrent à nouveau vers Élise. « Il parle de son sang, d’une clé. Il est obsédé. »
Le nom de Ronan me frappa comme un coup de poignard. Mon frère d’armes, celui avec qui j’avais partagé des chasses, des victoires, des pertes. Des images jaillirent dans mon esprit, nettes et douloureuses : nos rires sous la lune, ses griffes à mes côtés lors des combats contre les chasseurs humains. Et maintenant, ça. Une trahison qui me rongeait plus profondément que n’importe quelle blessure. Mon autorité d’alpha, déjà fragilisée par mes blessures, par les pertes au Cœur de l’Abîme, s’effritait davantage à chaque mot de Gérald. J’avais échoué à le protéger, lui et les autres, et maintenant ils étaient devenus des ennemis.
« Je ne voulais être un danger pour personne, » murmura Élise, sa voix brisée, si basse que je l’entendis à peine. Ses yeux verts brillaient, humides, mais elle refusait de me regarder. La culpabilité dans sa voix me déchira, et je voulus hurler que ce n’était pas sa faute, que je porterais ce fardeau pour elle.
« Tu ne l’es pas, » coupai-je, plus doucement que je ne l’avais prévu, mais ma voix tremblait. « Je ne laisserai rien t’arriver. » Pourtant, même en le disant, je sentais le doute s’insinuer, glacial, dans mes os. Et si je n’étais plus assez fort ? Et si tout ce que je faisais ne suffisait pas ?
Gérald grogna, un son bas, presque un soupir. « Tu joues avec le feu, alpha. Ronan ne s’arrêtera pas. Et ces Terres… elles veulent quelque chose d’elle. Tu le sens aussi, non ? »
Je serrai les poings, ignorant la douleur qui irradiait dans mon épaule. Oui, je le sentais. Cette forêt, cette brume, tout semblait vivant, affamé, comme si le sol lui-même attendait quelque chose d’Élise. Mais je ne pouvais pas laisser Gérald voir mes doutes. Un alpha ne doute pas. Un alpha protège. Pourtant, dans mon esprit, une voix murmurait sans relâche : et si tu ne pouvais plus ? Et si Ronan avait raison de vouloir la détruire ? Je repoussai cette pensée, écœuré par ma propre faiblesse.
Chaque mouvement ravivait la souffrance dans mon flanc, un rappel constant de mes limites. Mais ce n’était rien face à la douleur qui me tordait l’âme. La meute, ma famille, était brisée, dispersée, corrompue. Ronan, mon frère, était devenu un ennemi. Et Élise… je la regardai, observai la façon dont ses épaules se voûtaient sous un poids invisible, la peur qui dansait dans ses yeux. Je l’aimais, d’une manière brute, sauvage, qui me terrifiait presque autant qu’elle me donnait une raison de continuer. Mais cette peur de ne pas suffire, de la perdre à cause de ma faiblesse, me rongeait plus que n’importe quelle blessure.
Un hurlement strident déchira soudain l’air, si proche qu’il fit vibrer mes os. Mes instincts prirent le dessus, et je me plaçai devant Élise, mes griffes prêtes, ignorant la douleur qui hurlait dans mon corps. Des silhouettes lupines émergèrent de la brume, leurs yeux rougeoyants brillant comme des braises dans l’obscurité. Leur odeur, un mélange de pourriture et de sauvagerie, me frappa – des dissidents, corrompus par la Fracture Vorace. Peut-être même menés par Ronan lui-même.
Gérald grogna, boitant mais prêt à se battre. « Trop nombreux, alpha. On ne peut pas gagner. Pas comme ça. »
Mon regard passa d’Élise, terrifiée derrière moi, aux formes qui se rapprochaient, leurs grognements gutturaux résonnant comme une sentence. Je voulais me battre, défendre ce qui restait de ma dignité, de ma meute. Mais Gérald avait raison. Dans mon état, je ne tiendrais pas. Élise invoqua instinctivement une brume argentée, ses mains tremblantes, mais elle vacilla presque immédiatement, un filet de sang noir coulant de sa cicatrice au poignet, son visage tordu par la douleur.
« Fuyez ! » hurlai-je, ma voix rauque mais ferme. Gérald hésita une seconde, puis s’élança, boitant, dans la forêt. Élise me lança un regard désespéré, mais je la poussai en avant. « Va ! »
Nous nous élançâmes dans la brume, le sol tremblant sous nos pas, les hurlements des poursuivants résonnant comme une promesse de mort. Chaque foulée était une torture, mon flanc en feu, mon souffle court, mais je continuais, mes yeux fixés sur la silhouette frêle d’Élise devant moi. Dans mon esprit, un serment tournait en boucle, désespéré, brisé : je ramènerai Ronan à la raison. Je sauverai ce qui reste de ma meute. Mais un doute glacial s’insinuait, plus tranchant que n’importe quelle griffe. Et si je devais y laisser ma vie ? Et si tout ce que j’étais n’était plus assez ?
Un grondement sourd, plus profond, plus ancien, fit vibrer le sol sous nos pieds, comme si les Terres Creuses elles-mêmes nous avertissaient d’une menace encore plus grande tapie dans leurs profondeurs. La brume s’épaissit, nous enveloppant, et les hurlements derrière nous ne faiblirent pas. Nous courions, aveugles, vers un avenir incertain, mais je savais une chose : quoi qu’il arrive, je ne laisserais pas Élise tomber. Pas tant que j’aurais un souffle de vie.