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Romans de romance dans un seul endroit

Chapitre 1L’Ombre dans le Miroir


Léa Morel

Un sursaut brutal arracha Léa Morel au sommeil, son cœur tambourinant contre sa cage thoracique comme un animal en cage. La chambre du Manoir des Morel était plongée dans une obscurité pesante, à peine trouée par un filet de lumière lunaire qui s’infiltrait à travers les rideaux déchirés. Un vent mordant sifflait par une fenêtre mal fermée, portant avec lui un froid qui semblait s’insinuer dans ses os. Elle haletait, la sueur perlant sur son front malgré la fraîcheur de la nuit, tandis que des images fragmentées de son cauchemar dansaient encore derrière ses paupières closes. Des crocs luisants, acérés comme des lames, des yeux dorés brûlant d’une faim sauvage, et au-dessus de tout, une lune rouge, immense, sanglante, qui semblait la juger depuis un ciel noir comme l’abîme. Son poids était oppressant, comme si cette lune savait quelque chose qu’elle-même ignorait.

Les draps froissés glissèrent sur sa peau alors qu’elle se redressait, ses mains tremblantes cherchant un appui sur le matelas. La pièce autour d’elle semblait vivante dans l’obscurité, chaque craquement du vieux bois résonnant comme un murmure accusateur. Les murs de pierre, froids et implacables, portaient le poids de trop de secrets, et les portraits des femmes de sa lignée, accrochés dans le couloir, semblaient la fixer même à travers la porte close. Elle pouvait presque sentir leurs regards, perçants, pleins de reproches qu’elle ne comprenait pas encore. Un frisson lui parcourut l’échine, et elle ramena ses genoux contre sa poitrine, essayant de chasser l’écho des crocs et des grognements qui hantaient encore son esprit.

Pieds nus, elle se leva, le parquet glacial mordant sa peau comme une punition. Chaque pas faisait gémir le sol, amplifiant le silence oppressant du manoir. Elle s’approcha d’un vieux miroir ovale, son cadre en bois sculpté rongé par le temps, qui trônait contre le mur comme un gardien silencieux. La surface ternie renvoyait un reflet trouble, presque spectral, mais elle ne pouvait détourner les yeux. Elle s’y planta, scrutant son propre visage avec une intensité qui frôlait l’obsession. Ses cheveux châtains, en bataille après le sommeil agité, cascadaient sur ses épaules, et sa peau pâle semblait presque translucide sous la lumière argentée. Mais ce furent ses yeux qui la figèrent.

Ses yeux verts, d’ordinaire si familiers, brillaient d’une lueur inhabituelle, sauvage, presque inhumaine. Une teinte émeraude plus profonde, traversée par des éclats argentés qui dansaient comme des flammes sous la lune. Elle cligna des yeux, certaine d’avoir imaginé cette transformation, mais la lueur persista, pulsant au rythme de son pouls affolé. Un souffle court échappa à ses lèvres, et elle recula d’un pas, ses doigts s’agrippant au rebord d’une commode pour ne pas vaciller. “Qu’est-ce que je deviens ?” murmura-t-elle à son reflet, sa voix tremblante, brisée par une panique qu’elle ne pouvait réprimer. “Est-ce que c’est ça, l’héritage dont elle parlait ?”

Les mots de sa grand-mère, ces contes chuchotés au coin du feu lorsqu’elle était enfant, ressurgirent comme des spectres. Des histoires de loups marchant comme des hommes, de malédictions tissées sous des lunes de sang, de femmes de leur lignée portant un pouvoir aussi divin que maudit. Léa avait toujours cru que c’étaient des fables, des moyens d’effrayer une petite fille pour qu’elle reste sage. Mais maintenant, face à ce miroir, elle n’en était plus si sûre. Une peur sourde s’enroulait autour de son cœur, froide comme la pierre du manoir, mais il y avait autre chose, une curiosité brûlante, un appel qu’elle ne pouvait nommer. Et si tout cela était vrai ? Et si une partie d’elle, enfouie, attendait de se révéler ?

Un hurlement déchira soudain la nuit, lointain mais guttural, vibrant à travers les murs comme un écho de son propre trouble. Il venait de la Forêt d’Hexenberg, cette mer d’ombres infinie qui s’étendait au-delà de la colline, ses pins noirs griffant le ciel comme des griffes. Léa se figea, son souffle coupé. Un frisson violent parcourut sa peau, dressant chaque poil sur ses bras, tandis qu’une chaleur étrange, presque douloureuse, naissait à son poignet gauche. Elle baissa les yeux et toucha instinctivement le médaillon en argent qui pendait à son cou, un héritage de sa grand-mère, gravé de motifs qu’elle n’avait jamais compris. La surface était froide contre ses doigts, mais elle ne lui offrait aucun réconfort, seulement un poids supplémentaire, comme si elle portait le fardeau de toutes ces femmes qui l’avaient précédée.

“C’est comme si la forêt m’appelait,” murmura-t-elle, ses mots hésitants, empreints d’une poésie qu’elle ne contrôlait pas. “Comme si mon sang connaissait le chemin.” Elle secoua la tête, se moquant de sa propre imagination, mais son corps réagissait autrement. Son pouls s’accélérait, ses muscles se tendaient, et un désir inexplicable, primal, s’éveillait en elle. Elle voulait courir, plonger dans ces ombres d’Hexenberg, répondre à ce hurlement qui semblait l’appeler par son nom. Mais la peur la clouait sur place, une peur de ce qu’elle pourrait trouver là-bas… ou de ce qu’elle pourrait devenir.

Elle marcha jusqu’à la porte-fenêtre menant au balcon, ses doigts hésitants sur la poignée. L’air glacial de la nuit s’engouffra lorsqu’elle l’ouvrit, mordant sa peau à travers la fine chemise de nuit qu’elle portait. Elle s’enveloppa d’un châle usé, ses yeux se perdant dans l’horizon où la forêt s’étendait, immense et impénétrable. La lune, blafarde mais implacable, baignait les pins d’une lueur argentée, transformant chaque branche en une ombre menaçante. Un autre hurlement résonna, plus proche cette fois, et Léa sentit ses entrailles se nouer. Ses yeux, reflétant la lumière lunaire, brillèrent à nouveau d’une lueur argentée, un éclat qui ne lui appartenait pas tout à fait.

Elle serra le médaillon contre sa poitrine, ses lèvres tremblantes formant un murmure à peine audible. “Je ne suis pas prête.” Mais son regard restait fixé sur les ombres des pins noirs, comme si une force plus grande qu’elle, ancienne et sauvage, l’attirait inexorablement. La forêt semblait murmurer son nom, un chant bas et primal qui faisait vibrer quelque chose de profondément enfoui en elle. Et sous cette lune pâle, dans le silence oppressant du Manoir des Morel, Léa Morel sentit pour la première fois que son destin n’était pas entre ses mains… mais dans le sang qui coulait dans ses veines.