Chapitre 3 — Yeux de Loup
Léa Morel
Un frisson glacial me traverse alors que je m’éveille dans l’obscurité oppressante de ma chambre au Manoir des Morel. La cicatrice en croissant de lune à mon poignet gauche pulse, comme un cœur battant sous ma peau, une chaleur étrange se mêlant à une peur sourde. Je glisse mes doigts sur la marque, et un souvenir de Kyle – ses yeux ambrés, son souffle rauque – s’impose, brûlant et indésirable. Devant le vieux miroir ovale, je scrute mon reflet. Mes yeux verts, d’ordinaire familiers, scintillent d’une lueur argentée, un éclat fugace mais indéniable qui fait bondir mon cœur. “Qu’est-ce qui m’arrive ?” murmuré-je, ma voix tremblante se perdant dans le silence pesant de la pièce.
Je ne peux plus rester ici, enfermée entre ces murs qui semblent murmurer des secrets. J’ai besoin de réponses – sur cette marque, sur Kyle, sur ce que le journal de grand-mère a commencé à révéler. Avec une détermination vacillante, j’enfile une veste en laine épaisse et mes bottes usées, glissant le journal dans un sac en toile. Depuis le balcon, je jette un dernier regard vers la Forêt d’Hexenberg, ses pins noirs se découpant comme des griffes contre un ciel pâle. Un hurlement lointain déchire l’aube, un avertissement qui fait frémir ma peau. Je serre mon médaillon en argent, cherchant un réconfort qu’il refuse de m’offrir, et je descends vers le village, chaque pas alourdi par une appréhension grandissante.
Le sentier boueux qui mène à Hexenberg est un tunnel d’ombres, bordé de pins dont les branches basses semblent tendre des doigts crochus. Chaque craquement sous mes bottes me fait sursauter, et le vent, chargé d’une odeur de terre humide, porte des murmures que je ne veux pas entendre. Mon pouls s’accélère, pas seulement à cause de la peur, mais d’une sensation plus profonde, comme si la forêt elle-même m’appelait. “Ridicule,” murmuré-je, tentant de chasser cette pensée, mais mon corps ne ment pas – mes muscles se tendent, prêts à courir, à plonger dans ces ténèbres végétales.
Arrivée au Village d’Hexenberg, je sens immédiatement le poids des regards. Les rues étroites, bordées de maisons en pierre et de fumée s’échappant des cheminées, sont animées mais hostiles. Une vieille femme, un talisman noué autour du cou, recule en me voyant, ses lèvres marmonnant “le Sang maudit” avant qu’elle ne claque sa porte. Un marchand, d’abord curieux, détourne les yeux lorsque mon regard croise le sien, ses mains tremblantes laissant tomber une pomme. “Les Morel et leurs malédictions,” souffle-t-il à un passant. Mon cœur se serre, mais je redresse les épaules, résolue. “Je veux juste savoir,” dis-je à une femme portant un panier, ma voix douce mais ferme. Elle m’ignore, ses yeux pleins de mépris, et je me retrouve seule au milieu de la place, une étrangère dans un lieu qui devrait être le mien.
Frustrée, les joues brûlantes de honte, je décide de rentrer par un sentier qui coupe à travers la Forêt d’Hexenberg. L’air y est plus lourd, saturé d’une énergie qui fait vibrer mes nerfs. Alors que je m’enfonce sous la canopée, une silhouette massive émerge d’entre les pins. Un homme robuste, cheveux roux hirsutes et barbe mal taillée, me barre le chemin. Ses yeux noisette me fixent avec méfiance, et un grognement sourd monte de sa gorge. Rolf, je le devine instinctivement – un membre de la meute de Kyle. Une tension brute s’éveille en moi, un mélange de peur et d’une force que je ne reconnais pas. “Éloigne-toi,” ordonné-je, ma voix tremblante mais inexplicablement ferme. À ma stupéfaction, il recule, ses yeux s’écarquillant comme s’il était pris dans un étau invisible. Mon souffle se coupe. Qu’ai-je fait ?
Un frisson parcourt ma nuque, et je sais avant même de le voir que Kyle est là. Depuis l’ombre des pins, son regard ambré me transperce, brûlant d’une intensité qui me cloue sur place. La forêt semble retenir son souffle, l’air chargé d’une électricité sauvage. Je sens son odeur – cuir, terre, quelque chose de primal – m’envelopper, et mes muscles se tendent, répondant à un appel que je refuse de nommer. Nos regards se verrouillent, et pendant un instant, le monde se réduit à cette connexion brute, pulsante, qui fait battre mon cœur comme un tambour dans ma poitrine. La cicatrice à mon poignet s’embrase, un rappel douloureux de ce lien que je ne comprends pas encore.
Mon esprit tourbillonne, partagé entre l’effroi et une fascination que je ne peux réprimer. Mon cœur est une forêt en feu, consumé par la peur de ce que je deviens et un désir enfoui de l’embrasser. Qu’est-ce que ce pouvoir ? Pourquoi Rolf a-t-il obéi ? Et pourquoi, sous le regard de Kyle, ai-je l’impression que chaque barrière entre nous pourrait s’effondrer ? Je détourne les yeux, luttant contre cette chaleur qui monte en moi, mais je sens encore son regard peser sur ma peau, comme une caresse ou une menace.
Kyle s’avance, ses bottes écrasant les aiguilles de pin, sa présence écrasante remplissant l’espace. “Tu ne sais pas ce que tu viens de faire, mais je le sens,” dit-il, sa voix grave et rauque résonnant sous les arbres. “Tu pourrais briser n’importe qui.” Ses mots sont une lame, à la fois accusation et aveu, et ils font monter une colère tremblante en moi. “Je ne veux briser personne,” rétorqué-je, ma voix s’élevant malgré moi. “Je veux juste comprendre !” Mais mes mains tremblent, et je sais qu’il voit ma peur, mon incertitude.
Rolf, encore secoué, s’approche de Kyle, son ton bourru mais inquiet. “Elle n’est pas des nôtres. Si elle peut faire ça à moi, qu’est-ce qu’elle fera à toi ?” Ces mots me frappent comme une gifle, une pointe de culpabilité me traversant. Je ne veux pas être une menace, mais comment nier ce qui vient de se passer ? Kyle crispe la mâchoire, une fissure dans son assurance d’alpha, et je sens une tension nouvelle s’installer, une discorde subtile entre lui et son bêta. Mes yeux croisent à nouveau ceux de Kyle, et pendant un instant, nous sommes seuls, séparés par une barrière invisible de méfiance mais attirés par une force que ni lui ni moi ne pouvons ignorer. Le vent mordant glisse entre nous, portant son odeur, et je prends une inspiration profonde, mes sens s’affolant avant que je ne me force à reculer.
Mon regard se pose sur Rolf, puis sur les ombres de la forêt qui semblent s’épaissir autour de nous. La peur et la honte se mêlent à une étrange fierté – j’ai fait plier un loup, sans même savoir comment. Mais à quel prix ? Chaque battement de mon cœur semble résonner avec la cicatrice, un rappel de ce lien avec Kyle, un lien que je combats mais qui s’ancre plus profondément à chaque instant. Je veux fuir, retourner au manoir, mais mes pieds refusent de bouger, ancrés par ces yeux ambrés qui me tiennent captive.
Kyle brise enfin le silence, sa voix basse, presque un grognement. “La lune rouge approche. Tu ne pourras pas te cacher de ça… ni de moi.” Ses mots s’enfoncent en moi comme une promesse, ou une malédiction, et avant que je puisse répondre, il disparaît dans l’ombre des pins, suivi par Rolf qui lance un dernier grognement méfiant. Je reste seule, le cœur battant à tout rompre, la cicatrice brûlant comme un fer rouge à mon poignet. Je m’appuie contre un tronc, le bois rugueux sous mes doigts, et je regarde la forêt s’assombrir alors que le soleil décline. Un hurlement, différent des autres, plus profond, plus proche, résonne soudain, faisant vibrer mon sang jusqu’à la moelle.
Dans une flaque d’eau stagnante à mes pieds, je vois mon reflet – mes yeux verts scintillent à nouveau d’une lueur argentée, inhumaine. Un frisson de terreur me traverse, mêlé à une résolution froide. “Qu’est-ce que je suis ?” murmuré-je, ma voix se brisant dans le silence oppressant. La forêt ne répond pas, mais je sens son regard invisible peser sur moi, et quelque part, au fond de moi, je sais que la lune rouge apportera des réponses – que je le veuille ou non.