Chapitre 3 — Cicatrices invisibles
Gabriel Duval
Le jour se levait lentement sur l’hôpital de campagne, mais la lumière grise et éparse n’apportait aucun répit au chaos qui régnait à l’intérieur. Gabriel s’était levé, mais la fatigue accrochait encore son corps comme une seconde peau. Les douleurs résiduelles de la nuit précédente, marquées par l’explosion qui avait secoué l’hôpital, se rappelaient à lui dans chaque muscle tendu. Le froid de l’aube s’insinuait à travers les fissures des murs de l’ancien bâtiment scolaire, et il se força à frictionner ses mains pour réveiller ses muscles engourdis. La veille, l’opération sous les bombardements avait laissé une empreinte durable sur sa conscience. Le soldat qu’il avait stabilisé respirait encore lorsque Gabriel avait quitté la salle, mais dans cet endroit, rien n’était jamais certain.
Il traversa le couloir, évitant les civières encombrant chaque espace disponible. Les gémissements étouffés des blessés s’entremêlaient avec le bruit régulier des pas précipités et des voix basses des soignants. Chaque cri, chaque soupir semblait peser sur ses épaules déjà lourdes. Gabriel atteignit la cour, où la boue collait aux semelles comme pour ralentir encore ses mouvements. Il avait besoin d’air, malgré l’odeur omniprésente de sang et de fumée qui semblait imprégner même le vent.
Gabriel resta planté là un moment, observant l’arbre solitaire au centre de la cour. Sa silhouette décharnée se découpait sur le ciel pâle, ses branches nues frissonnant sous la brise glaciale. Malgré sa fatigue, il ne pouvait s’empêcher de remarquer un contraste troublant : cet arbre avait survécu là où tant d’autres, humains comme végétaux, avaient été anéantis. Un éclat sur l’écorce attira son attention — une gravure réalisée au couteau, sans doute par un soldat, lisible malgré l’usure : « À ma mère, je t’aime. » Cette note simple et intime, laissée dans un moment d’espoir ou de désespoir, fit naître en lui un sentiment de mélancolie. Il serra les poings, tentant de contenir l’avalanche de pensées qui menaçait de l’engloutir.
Son esprit le ramena à Boston. Il voyait encore la lumière crue du bloc opératoire, ses mains tremblantes malgré elles, et ce visage – le jeune homme qu’il n’avait pas pu sauver. Gabriel n’avait jamais oublié la tension dans la pièce ce jour-là, ni la montée de panique alors qu’il réalisait son erreur. Il se revoyait hésiter, son instinct et sa formation se heurtant à une décision fatale. Le moniteur cardiaque avait émis un dernier bip strident avant de s’éteindre, et le silence avait été plus assourdissant que les cris qui l’avaient suivi. Il revoyait la mère du patient, anéantie, lui lançant un regard chargé de colère et de désespoir. C’était ce regard qui l’avait poursuivi jusqu’ici, à des milliers de kilomètres, sur ce champ de bataille où les erreurs étaient encore plus impardonnables.
Un bruit de pas derrière lui le tira de ses pensées. Il se retourna et vit un jeune aide-soignant, les bras chargés de bandages tachés de sang. Son visage était blême, marqué par une longue nuit sans sommeil. Ses mains tremblaient légèrement, et son regard fuyait celui de Gabriel.
« Docteur Duval, un soldat a besoin d’aide dans le dortoir. Il… il ne va pas bien. Je ne sais pas combien de temps il tiendra, monsieur. »
Gabriel acquiesça en silence, chassant ses souvenirs pour revenir à la réalité. Il observa brièvement l’aide-soignant. Ce garçon devait avoir à peine vingt ans, et pourtant ses traits portaient déjà la marque de l’épuisement et de la peur. « Allons-y », dit Gabriel, d’un ton calme mais ferme.
Ils se dirigèrent vers une petite pièce exiguë où un homme alité tremblait violemment sous une couverture fine. Sa peau était d’un gris inquiétant, et sa respiration sonnait comme un râle. Gabriel posa un genou à terre à côté du lit, attrapant rapidement le poignet du soldat pour vérifier son pouls. Son rythme cardiaque était frénétique, un signe clair d’infection avancée ou de choc.
« Gangrène ? » demanda Gabriel, tournant la tête vers l’aide-soignant.
Ce dernier hocha la tête, ses yeux baissés. « Oui, monsieur. Il a été blessé à la jambe il y a plusieurs jours avant d’arriver ici… Nous n’avons pas pu faire grand-chose. »
Gabriel écarta doucement la couverture pour examiner la plaie. L’odeur violente de chair pourrie le frappa comme un coup, et il grimaça malgré lui. La jambe était enflée, avec des tissus noirs et suintants s’étalant autour de l’impact initial. Il n’y avait qu’une solution pour sauver cet homme, mais Gabriel savait que ce genre de décision n’était jamais facile.
« Préparez la salle d’opération immédiatement. Il faut amputer », déclara-t-il, sa voix calme et déterminée.
L’aide-soignant hésita une fraction de seconde avant de repartir en courant. Gabriel resta un instant seul avec le soldat, ses pensées revenant à Boston, à celui qu’il n’avait pas pu sauver. Il murmura presque pour lui-même : « Pas cette fois. »
Quelques minutes plus tard, Gabriel se trouvait à nouveau en salle d’opération. Lilian était déjà là, ses gestes rapides et précis alors qu’elle préparait les instruments. Elle releva les yeux vers lui, et un bref instant, il crut y voir une lueur de compréhension. Elle savait ce que cette tâche impliquait, ce que cela coûtait à ceux qui la réalisaient encore et encore. Il nota un tremblement à peine perceptible dans ses gestes, mais elle le réprima rapidement, cachant sa fatigue derrière l’efficacité de sa routine.
Ensemble, ils travaillèrent en silence. Gabriel guidait ses mains avec une précision quasi-mécanique, coupant à travers la chair et les os pour retirer la source de l’infection. Lilian tendait les instruments avant même qu’il ne les demande, son efficacité égale à son stoïcisme. Mais il sentait sa tension, le poids de la tâche pesant sur eux deux.
Lorsque l’intervention fut terminée, Gabriel resta debout un moment, ses yeux fixés sur le moignon soigneusement bandé. Le soldat respirait toujours, mais un long chemin l’attendait encore. Gabriel essuya ses mains sur un chiffon déjà tâché, et son regard rencontra celui de Lilian.
« Vous avez fait ce qu’il fallait », dit-elle doucement, brisant enfin le silence.
Gabriel hésita, cherchant une réponse. Finalement, il murmura : « Ce n’est jamais suffisant. »
Lilian lui répondit, après une pause, d’une voix plus ferme qu’elle n’en avait l’intention : « Parfois, suffisant, c’est tout ce qu’on peut espérer ici. »
Il la fixa un instant, son visage impassible, avant de répondre simplement : « Peut-être. Mais ça ne change rien. »
Elle semblait prête à continuer, mais elle se détourna finalement, quittant la pièce avec un air pensif. Gabriel resta seul un instant, le bruit des explosions lointaines résonnant dans ses oreilles.
Plus tard, alors que l’hôpital s’animait pour une nouvelle journée, Gabriel retourna dans la cour. Il s’arrêta près de l’arbre solitaire, tirant de la poche intérieure de son manteau une photo jaunie par le temps. Le visage souriant du jeune homme qu’il avait perdu à Boston le regardait, figé dans un passé qu’il ne pouvait corriger. Gabriel serra la photo entre ses doigts, ses traits se durcissant. Il se remémora brièvement une discussion qu’il avait eue avec ce patient, juste avant l’opération fatale : des rêves de voyages, un avenir qu’il n’aurait jamais.
Il ne pouvait rien changer à ce qui s’était passé là-bas, mais ici, dans cet enfer de boue et de sang, il pouvait encore essayer. Il rangea la photo et s’éloigna de l’arbre, se dirigeant vers la ligne interminable de blessés qui attendaient leur tour. Une fois de plus, il enfila sa blouse tachée de sang et s’arma de son scalpel. Car ici, chaque vie sauvée était une petite victoire contre le chaos – et c’était tout ce qu’il lui restait.