Chapitre 1 — Prologue – La genèse de la malédiction
Raphaël de Morvan
Le vent hurlait au sommet du Mont-Saint-Michel, s’engouffrant dans les pierres millénaires comme un chant funèbre. La nuit semblait vivante, enveloppant l’abbaye d’une obscurité presque palpable, éclairée seulement par la lumière tremblante des chandeliers disposés en cercle dans la crypte souterraine. Les murs de pierre, gravés de symboles alchimiques complexes, pulsaient doucement, comme s’ils respiraient une énergie ancienne. Le lieu semblait être le témoin immuable de secrets qui allaient bouleverser le cours du temps.
Raphaël de Morvan se tenait au centre de la crypte, ses mains tremblant légèrement tandis qu’il ajustait les fioles et instruments sur le lourd autel de marbre noir. Ses cheveux noirs, humides de sueur, collaient à son front, et ses yeux bleus, habituellement calmes, brûlaient d’une intensité fiévreuse. Son esprit oscillait entre excitation et une peur viscérale qu’il n’osait pas nommer. Ce rituel, fruit de décennies d’étude et d’un acharnement presque obsessionnel, représentait tout ce qu’il avait jamais désiré : transcender le temps, défier la mort et offrir à l’humanité une chance d’échapper à sa finitude. Mais ce soir, ce n’était pas l’humanité qu’il voulait sauver.
Il tourna légèrement la tête et son regard se posa sur Juliette. Elle se tenait près de l’entrée, légèrement en retrait, son élégance naturelle amplifiée par la simplicité de sa robe de lin clair. La lumière vacillante des bougies illuminait ses yeux gris-verts, lesquels observaient chaque mouvement de Raphaël avec une curiosité mêlée d’attention. Elle semblait calme, mais ses mains, croisées devant elle, trahissaient une légère nervosité. Elle était sa muse, sa raison. Chaque ligne tracée dans les grimoires anciens, chaque formule étudiée avec acharnement, portait l’empreinte de son visage. Et ce soir, plus que jamais, il ressentait le poids de cet amour silencieux, palpable dans l’air lourd de la crypte.
— Et toi, tu es sûr d’être prêt pour ça ? murmura-t-elle, sa voix résonnant doucement dans l’espace clos.
Raphaël répondit par un hochement de tête. Il se força à sourire, mais il savait qu’elle percevait son hésitation.
— Oui, finit-il par dire, la voix teintée d’une confiance qu’il ne possédait pas pleinement. C’est juste une question d’équilibre… et de précision.
Avant qu’il ne puisse en dire plus, une silhouette émergea des ténèbres. Saint-Just, leur mentor, avançait avec une grâce inquiétante, comme une ombre incarnée. Grand et mince, il portait un manteau sombre qui semblait absorber la lumière autour de lui. Ses cheveux blonds argentés, tirés en arrière, exposaient son visage anguleux, ses traits sévères accentués par la froideur de ses yeux gris. Il tenait un sourire énigmatique, mais une ambition dévorante brûlait sous son masque de calme.
— L’équilibre seul ne suffit pas, murmura-t-il en posant son regard sur Raphaël. La véritable audace, voilà ce qu’il faut pour changer le cours du destin.
Raphaël sentit une vague de frustration monter en lui, mais il la repoussa. Il connaissait trop bien l’arrogance de Saint-Just. Ce soir, cependant, il n’avait pas le luxe de se laisser distraire par la moindre confrontation.
— L’élixir est prêt, déclara-t-il avec fermeté, désignant une fiole contenant un liquide doré qui semblait luire d’une lumière propre. Il ne reste qu’à sceller le rituel.
Saint-Just s’avança jusqu’à l’autel, ses gestes précis et méthodiques. Il prit la fiole entre ses doigts, l’observant sous la lumière des chandeliers comme s’il jaugeait une œuvre d’art imparfaite. Puis son sourire s’élargit. Ce n’était pas un sourire de satisfaction, mais un rictus empreint de triomphe.
— Alors commençons, dit-il simplement.
Raphaël inspira profondément et plaça ses mains au-dessus de l’autel. Il récita les incantations qu’il avait mémorisées, les mots anciens roulant sur sa langue comme une mélodie oubliée. À chaque syllabe, l’air dans la crypte semblait vibrer, chargé d’une tension électrique. Les symboles gravés sur les murs s’illuminèrent d’une lueur douce, pulsant comme des battements de cœur. Juliette, fascinée, fit un pas en avant, ses yeux écarquillés, mais elle s’arrêta, son souffle suspendu.
Cependant, au moment où Raphaël allait conclure le rituel, une main froide se posa sur son épaule. Il se retourna, surpris, pour croiser le regard perçant de Saint-Just. Une lueur étrange brillait dans ses yeux, une intensité presque malsaine.
— Ce n’est pas suffisant, murmura Saint-Just. Pas pour ce que nous cherchons.
— Qu’est-ce que tu fais ? demanda Raphaël, sa voix se durcissant sous le poids de la méfiance.
Saint-Just ne répondit pas. Il sortit de sa veste une fiole noire, un liquide sombre et épais s’y mouvant comme une ombre vivante. Une odeur fétide émanait de la fiole, dévorant l’air autour d’eux. Raphaël sentit son estomac se nouer.
— Ce n’est pas ce que nous avons convenu, protesta Raphaël, la voix vibrante de colère.
— Tu manques d’envergure, répondit Saint-Just avec un ton presque amusé. Ceci change tout.
Avant que Raphaël ne puisse réagir, Saint-Just brisa la fiole contre l’autel. Le liquide noir se répandit instantanément, avalant la lumière dorée de l’élixir. Une lumière aveuglante jaillit, suivie d’un grondement sourd, presque inhumain. Les murs de la crypte tremblèrent, et une énergie brutale envahit l’espace. Raphaël sentit une douleur aiguë transpercer sa poitrine, comme si son cœur était aspiré par une force invisible. Il tenta de se redresser, mais ses jambes cédèrent sous lui.
Juliette poussa un cri. Raphaël chercha à la protéger, mais ses mouvements étaient trop lents. La lumière autour d’elle s’intensifia, enveloppant sa silhouette fragile.
— Juliette ! hurla-t-il, rampant vers elle.
Elle s’effondra, ses yeux s’ouvrant une dernière fois pour croiser les siens, emplis d’une terreur indicible. Puis son souffle s’arrêta.
— Non ! s’écria Raphaël, sa voix brisée par l’horreur.
Il se précipita vers elle, prenant son corps inerte dans ses bras. Ses mains tremblaient alors qu’il caressait son visage, cherchant désespérément une chaleur qui s’échappait déjà de sa peau. Mais il était trop tard.
— Qu’as-tu fait ? rugit-il en levant les yeux vers Saint-Just.
— Ce qui devait être fait, répondit Saint-Just, son ton glacial. Une vie pour des siècles d’immortalité. Une âme pour un pouvoir absolu.
Raphaël sentit une douleur brûlante dans son propre cœur, irradiant à travers chaque fibre de son être. Une voix – étrangère, sombre – s’éleva dans son esprit, murmurant des mots qu’il ne comprenait pas. Quelque chose avait changé. Quelque chose avait été créé, ou détruit.
Il releva les yeux vers Saint-Just, dont l’assurance vacillait légèrement. Pour la première fois, une étincelle de doute brillait dans son regard.
Le vent dans la crypte s’apaisa soudain, mais l’air restait lourd, saturé d’une énergie irrévocable. Raphaël regarda Juliette une dernière fois, son visage figé par la douleur et le désespoir. Puis il leva les yeux vers le plafond voûté, sentant le poids d’une malédiction qu’il était incapable de nommer.
Et il sut que rien ne serait jamais plus pareil.