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Romans de romance dans un seul endroit

Chapitre 3Les Chaînes du Passé


Élise

Un froid mordant s’infiltre dans mes os alors que je trébuche dans un couloir obscur des Ruines de l’Alliance Sanglante, le poids de Mathis s’appuyant lourdement contre mon épaule. Son souffle haché résonne dans le silence oppressant, chaque expiration un rappel brutal de sa souffrance. La brume rougeâtre s’épaissit autour de nous, son goût de fer et de peur me brûlant la gorge. Au-dessus, des chaînes d’obsidienne pendent des plafonds fissurés, cliquetant doucement comme des avertissements spectraux. Devant, Ronan titube, ses pas incertains, ses yeux vacillant entre un jaune lupin et un rouge malveillant qui me glace le sang. Il murmure des paroles incohérentes, un charabia sur un “prix à payer” qui me noue l’estomac. Je resserre ma prise sur le manuscrit de Marianne, serré contre ma poitrine comme un talisman, tout en luttant pour maintenir Mathis debout. Chaque pas est une bataille, mes jambes tremblantes prêtes à céder sous notre poids combiné.

Les murs d’obsidienne nous enserrent, réfléchissant des fragments de nos silhouettes brisées. La lumière, rare et rougeoyante, filtre à travers des fissures, projetant des ombres mouvantes qui semblent nous traquer. Sous nos pieds, des rivières de sang pétrifié pulsent, comme si un cœur ancien battait dans les profondeurs des ruines. Un frisson me traverse, pas seulement à cause du froid, mais de la sensation que cet endroit nous observe, nous juge. Ma cicatrice au poignet gauche palpite violemment, un suintement de sang noir gouttant sur le sol avec un écho sinistre. La douleur est vive, comme si quelque chose en moi cherchait à s’échapper, à se fondre dans cette obscurité gluante qui nous entoure.

Un grondement sourd secoue le couloir, faisant pleuvoir des éclats d’obsidienne. Je m’arrête, le cœur battant à tout rompre, et Mathis s’appuie plus fort contre moi, sa main crispée sur mon épaule. Sa blessure au flanc suinte à nouveau, une tache rouge sombre s’étendant sur le tissu déchiré de sa chemise. Ses yeux gris-bleu, voilés par la douleur, cherchent les miens. “On continue,” murmure-t-il, sa voix rauque à peine audible, mais empreinte d’une détermination qui me brise autant qu’elle me soutient. Je hoche la tête, incapable de répondre, la gorge nouée par la culpabilité. S’il est dans cet état, c’est à cause de moi. À cause de cette quête insensée, de cette corruption qui me ronge et menace de tout engloutir.

Ronan, un peu plus loin, s’arrête près d’un pilier brisé, son corps secoué par un spasme. Il tourne légèrement la tête, son regard rougeoyant me perçant un instant avant de redevenir jaune, instable. “Pas le temps de flancher,” grogne-t-il, sa voix entrecoupée, comme s’il luttait contre quelque chose à l’intérieur de lui. Je serre les dents, la méfiance me brûlant la poitrine. “Si tu sais quelque chose, parle maintenant ou tais-toi pour de bon,” dis-je d’un ton sec, mes mots résonnant malgré moi avec une colère que je ne peux contenir. Il me fixe un instant, un rictus douloureux tordant ses traits, avant de marmonner : “Tout a un coût… tu le verras bientôt.” Ces paroles me glacent, mais je n’ai pas le luxe de m’attarder. Pas avec Mathis à peine conscient à mes côtés et cette brume qui semble se refermer sur nous comme une gueule affamée.

Nous reprenons notre progression, chaque pas plus lourd que le précédent. La brume s’enroule autour de mes chevilles, visqueuse, comme si elle cherchait à m’entraver. Ma cicatrice pulse à nouveau, et une vague de douleur me traverse, si intense que je manque de lâcher Mathis. Une vision m’assaille, brutale et implacable : le visage angoissé de ma mère, Marianne, ses yeux pleins de larmes, un calice débordant de sang rouge et noir entre ses mains tremblantes, et deux silhouettes indistinctes fusionnant dans une ombre tourmentée. La Fracture Vorace murmure dans mon esprit, sa voix insidieuse comme une caresse empoisonnée. *Cède, Élise. Prends le pouvoir. Sauve-le. Sauve-toi.* Je secoue la tête, un gémissement m’échappant alors que je lutte pour repousser ces mots, ces promesses. Mes ongles s’enfoncent dans le manuscrit, la douleur physique devenant un ancrage pour ne pas sombrer.

“Élise ?” La voix de Mathis, faible mais pressante, me ramène à la réalité. Je cligne des yeux, réalisant que nous nous sommes arrêtés près d’un pilier brisé, la brume formant une barrière temporaire autour de nous. Ses doigts, froids mais fermes, effleurent mon visage, et je sens les larmes que je n’avais pas remarquées couler sur mes joues. “Je suis là,” dis-je, ma voix rauque, brisée par l’effort de parler. Mais ses yeux, hantés, fixent les miens avec une intensité qui me fait frémir. Il voit la lueur rougeoyante, je le sais. Il voit la corruption qui menace de me dévorer. “Je ne te laisserai pas tomber,” murmure-t-il, chaque mot pesant comme une promesse gravée dans la pierre. Mon cœur se serre, et je ne peux m’empêcher de répondre, d’un chuchotement tremblant : “Et si c’est moi qui te fais tomber ?”

Il ne répond pas, pas avec des mots. À la place, il me tire plus près, son front pressé contre le mien, son souffle chaud contrastant avec le froid des ruines. Ses lèvres effleurent ma tempe, un geste si tendre qu’il me coupe le souffle, allumant une chaleur fugace dans ce monde de glace et de désespoir. Mon corps réagit malgré moi, mes mains se crispant sur son torse, sentant les cicatrices sous le tissu déchiré, la chaleur de sa peau malgré la douleur qu’il endure. Un instant, le monde disparaît – la brume, les chaînes, les murmures. Il n’y a que lui, que nous, une intimité brute et désespérée qui me rappelle ce que je pourrais perdre. Mes lèvres s’entrouvrent, un frisson parcourant ma colonne alors que je m’abandonne à ce contact, à cette ancre.

Mais la réalité me rattrape vite, brutale. La cicatrice à mon poignet brûle à nouveau, un rappel de la Fracture qui me ronge, de la peur que cette proximité même pourrait le condamner. Je recule légèrement, le souffle court, la culpabilité m’écrasant comme un poids d’obsidienne. “Je suis désolée,” murmuré-je, les mots à peine audibles, mais Mathis secoue la tête, ses doigts serrant les miens. “Ne le sois pas. Pas pour ça.” Sa voix, bien que faible, porte une force qui me brise un peu plus. Comment peut-il encore me protéger alors qu’il tient à peine debout ? Comment puis-je accepter cette chaleur quand je sais que je pourrais être celle qui le détruit ?

Un mouvement dans l’ombre me fait sursauter. Ronan, à quelques pas, nous observe, son regard instable fixant un point invisible. Un autre spasme le secoue, et il s’appuie contre le mur, griffant l’obsidienne comme pour arracher quelque chose de sa poitrine. Un grognement animal lui échappe, et pendant un instant, je crains qu’il ne se retourne contre nous. Mais il se redresse, le souffle court, et reprend sa marche sans un mot. La méfiance me ronge, mais je n’ai pas le choix. Nous devons lui faire confiance, du moins pour l’instant. La Chambre des Liens nous attend, et avec elle, peut-être des réponses. Ou une damnation.

Le couloir semble s’étirer à l’infini, chaque tournant révélant une nouvelle ombre, un nouveau murmure spectral porté par la brume. “Union… perte,” chuchotent des voix invisibles, leurs mots s’enroulant autour de moi comme des chaînes. Ma cicatrice pulse en rythme, chaque battement un rappel du sang noir qui coule en moi, de ce “sang partagé” dont parle le manuscrit de Marianne. Et si c’était plus qu’un rituel ? Et si cela signifiait perdre tout ce que je suis, tout ce que nous sommes ? La peur me noue les entrailles, mais je ne peux pas reculer. Pas maintenant. Pas avec Mathis à mes côtés, son poids une responsabilité que je refuse d’abandonner.

Enfin, après ce qui semble une éternité, nous atteignons une arche brisée, ses contours marqués de runes rougeoyantes qui s’embrasent à notre approche. La brume rougeâtre s’agite, formant des visages spectraux fugitifs qui nous scrutent avec des yeux creux avant de se dissoudre. Un frisson glacé me traverse alors que je réalise que ce seuil pourrait être celui de la Chambre des Liens. Sous nos pieds, un grondement sourd résonne, comme si les ruines elles-mêmes protestaient contre notre intrusion. Ma cicatrice palpite violemment, une goutte de sang noir tombant sur le sol avec un bruit amplifié, déclenchant une vibration qui fait trembler l’arche.

Je serre la main de Mathis, ses doigts froids mais solides dans les miens. Son regard croise le mien, chargé d’une question muette que je ressens jusqu’au plus profond de mon âme. Et si entrer dans ce sanctuaire signifiait ne jamais en ressortir en tant que moi-même ? La terreur me submerge, froide et implacable, mais je n’ai pas de réponse. Seulement un pas de plus à faire, un pas vers l’inconnu, vers un destin que je crains de ne pas pouvoir affronter.