Chapitre 1 — Les Murmures du Lac
Léa Morel
Frissonnante, je me tiens au bord du Lac d’Obsidienne, les pieds enfoncés dans une boue froide qui aspire mes bottes comme une bouche avide. La brume des Terres Velées m’enveloppe, collante et vivante, glissant sur ma peau comme une caresse glaciale qui me fait frémir. Une odeur de pourriture ancienne et de sève sanglante sature l’air, m’étouffant presque, tandis que le silence oppressant pèse sur mes épaules, brisé seulement par un vent murmurant des secrets spectraux à mon oreille. Devant moi, la surface du lac, noire comme un miroir d’onyx, ne reflète pas mon visage. À la place, des yeux d’argent me fixent, perçants et inhumains, enchâssés dans les traits d’une femme que je ne connais pas mais qui semble me connaître intimement. Une curatrice ancienne, peut-être, issue d’un passé que je ne peux atteindre. Sa bouche s’ouvre, et une voix froide, pénétrante comme une lame de givre, traverse l’espace entre nous : « Ton sang appelle l’Ombre, et elle te répondra. »
Un frisson glacé court le long de ma colonne vertébrale, plus mordant que la brume elle-même. Mon cœur, ou ce qu’il en reste, bat sourdement dans ma poitrine, un écho distant que je ressens à peine. Le vide en moi, ce gouffre qui s’élargit à chaque utilisation du Sang d’Argent, m’engourdit, mais la terreur, elle, perce encore. Elle est viscérale, ancrée dans mes os, et je déteste la sentir – c’est une preuve que je suis encore humaine, même si je m’effrite. Mes doigts se crispent autour de l’éclat d’obsidienne que je tiens, un fragment récupéré dans la Crypte des Ombres, son froid surnaturel mordant ma paume comme s’il aspirait ma chaleur, mon essence. Est-ce cela que la curatrice veut dire ? Mon sang, ma lignée, ce pouvoir maudit qui me ronge… appelle-t-il vraiment une ombre plus grande encore que celle que je combats déjà en moi ?
Je fais un pas en arrière, mais mes yeux restent rivés sur le lac. La surface ondule légèrement, comme si quelque chose – ou quelqu’un – remuait dans ses profondeurs. Les yeux d’argent de la femme ne clignent pas, ne vacillent pas ; ils me transpercent, accusateurs, comme si je portais déjà le poids d’un crime que je n’ai pas encore commis. Sa voix résonne à nouveau dans ma tête, bien que ses lèvres ne bougent plus : « Ton sang appelle l’Ombre, et elle te répondra. » Chaque mot est une aiguille plantée dans mon esprit, ravivant des souvenirs que je ne suis plus sûre de posséder. Ma grand-mère, son médaillon terni qui pend lourdement à mon cou, ses histoires de malédictions et de lunes rouges… Était-ce une mise en garde que je n’ai pas su entendre ? Ou un destin que je ne peux fuir ?
Un mouvement soudain attire mon regard. De l’eau noire émergent des tendrils d’ombre, fins et sinueux, comme des serpents faits de ténèbres liquides. Ils glissent à la surface, puis s’élèvent, s’étirant vers moi avec une lenteur délibérée. Mon souffle se coupe, et je recule encore, mes bottes glissant dans la boue gluante. Mais ils sont plus rapides, plus insistants. L’un d’eux effleure mon poignet gauche, là où la cicatrice en croissant de lune pulse d’une lumière argentée, plus fréquente, plus intense qu’auparavant. Une douleur fulgurante me traverse, comme si on arrachait un morceau de mon âme à travers ma peau. Je serre les dents, retenant un cri, mais ma main tremble, et l’éclat d’obsidienne semble répondre à la douleur, devenant si froid qu’il brûle presque.
« Non… » murmuré-je, bien que ma voix ne soit qu’un souffle, un écho creux dans le vide qui m’habite. Je veux repousser ces doigts d’ombre, ces intrus qui semblent fouiller en moi, mais mes membres refusent de m’obéir. Un autre tendril s’enroule autour de mon avant-bras, sa caresse glacée remontant jusqu’à mon épaule, et je sens une présence, une conscience derrière cette obscurité. Elle me connaît. Elle me veut. Est-ce l’Ombre de la Lune dont parlent les légendes d’Hexenberg ? Ou quelque chose de plus ancien, de plus vorace encore ? La peur s’entrelace avec une résignation froide – combien de fois ai-je combattu des forces que je ne comprends pas ? Combien de fois ai-je perdu un morceau de moi-même dans ces batailles ?
Mes yeux, autrefois d’un vert émeraude vibrant, sont maintenant presque entièrement argentés, un miroir de mon pouvoir de curatrice qui dévore mon humanité. Je baisse le regard vers mon poignet, où la cicatrice palpite, synchronisée avec les pulsations de l’éclat dans ma main. Chaque battement est un rappel : chaque fois que j’invoque le Sang d’Argent, chaque fois que je plie la volonté des loups ou que je touche à ces forces anciennes, je m’efface un peu plus. Des souvenirs s’évanouissent – le rire de ma grand-mère, le parfum des pins après la pluie, la chaleur d’un regard que je ne peux plus nommer. Kyle. Son nom flotte dans mon esprit, mais il est distant, comme si lui aussi faisait partie de ce que je perds.
Un hurlement guttural déchire soudain le silence, un cri primal qui fait vibrer la brume autour de moi. Mon cœur s’emballe, un sursaut d’adrénaline perçant le brouillard émotionnel qui m’étouffe. Est-ce Kyle ? Est-il proche, rôdant dans les Terres Velées, cherchant à me protéger comme il l’a toujours fait, malgré les blessures qui le marquent, malgré la culpabilité qui le ronge depuis la mort de Rolf ? Ou est-ce autre chose, une créature pire encore, un serviteur de cette Ombre qui m’appelle par mon sang ? Je recule encore, trébuchant, mes bottes s’enfonçant davantage dans la boue, et je manque de lâcher l’éclat d’obsidienne. La peur, brute et sauvage, me pousse à scruter les ténèbres autour de moi, mais la brume est trop épaisse, un voile blanc qui cache tout, même les pins tordus qui suintent une sève rouge sous l’influence de forces que je ne comprends pas.
Les tendrils d’ombre se retirent lentement, comme à regret, replongeant dans le lac avec un murmure presque humain, un soupir de frustration. Mais leur absence ne me soulage pas. La surface d’obsidienne reste immobile, les yeux d’argent disparus, mais je sens encore leur regard peser sur moi, gravé quelque part dans mon esprit. Ma cicatrice continue de pulser, et l’éclat dans ma main vibre une fois de plus, envoyant une onde de froid jusque dans ma poitrine. Alors que je tente de reprendre mon souffle, un autre murmure, à peine audible, semble s’élever du lac, porté par la brume : « Tu ne peux pas fuir. »
Ces mots s’enfoncent en moi comme des griffes, et je ferme les yeux, serrant l’éclat contre mon cœur, ou ce qu’il en reste. La lune rouge, encore invisible mais si proche, pèse sur mes épaules comme un présage. La prophétie de la curatrice, l’Ombre qui répond à mon sang, ce vide qui me consume… tout converge vers un choix que je ne suis pas prête à faire. Mais ai-je jamais eu le choix ? La forêt d’Hexenberg, ces terres maudites, semblent avoir décidé pour moi, comme Marin l’a murmuré : « La forêt a choisi. » Et maintenant, alors que l’écho de ce hurlement résonne encore dans l’air, je ne sais pas si je combats pour sauver ce qui reste de moi… ou si je cours déjà vers ma perte.