Chapitre 2 — Le Refuge Hanté
Léa Morel
Franchissant le seuil du Manoir des Morel, je sens le poids des Terres Velées encore accroché à moi, une brume collante qui s’infiltre sous ma peau, comme une ombre que je ne peux pas semer. L’air est lourd, saturé d’une odeur de moisissure et de cendres éteintes, un rappel que même ce refuge est pourri jusqu’à l’os. Mes bottes, croûtées de boue froide, crissent sur le plancher usé, chaque pas résonnant dans un silence oppressant qui semble attendre quelque chose—or someone. Mon cœur bat sourdement, un tambour de guerre dans ma poitrine, mais le vide qui m’habite étouffe toute chaleur que ce rythme pourrait apporter. Mes doigts, tremblants, serrent l’éclat d’obsidienne contre mon sternum, son froid mordant aspirant ce qu’il reste de ma vitalité. Ça ne m’apaise pas. Rien ne le peut plus.
À travers une fenêtre brisée, un éclat de lune rouge perce l’obscurité, illuminant une silhouette massive qui se tient là, immobile. Kyle. Ses larges épaules roulent sous sa veste en cuir déchirée, sa posture tendue comme un prédateur prêt à bondir. Ses yeux d’ambre captent la lueur sanguine, et dans leur profondeur, je vois un mélange brut de désir et de douleur, une tempête que je ne peux plus atteindre. Une cicatrice traverse son sourcil gauche, un souvenir de batailles passées, mais c’est la blessure à son flanc, suintante à travers un bandage grossier, qui attire mon regard. Un sacrifice récent. Un de plus. Sa présence emplit la pièce, une force sauvage à peine contenue, et pourtant, je reste figée, incapable de combler l’abîme entre nous. Ma cicatrice en croissant de lune, sur mon poignet gauche, pulse d’une lumière argentée, comme en écho à la sienne. Une connexion. Un fardeau.
Il se tourne lentement, et le craquement du bois sous son poids brise le silence. Ses yeux me parcourent, cherchant quelque chose—quelqu’un—que je ne suis plus. “T’es revenue,” grogne-t-il, sa voix rauque, un grondement qui vibre dans l’air. Il fait un pas vers moi, mais s’arrête, comme s’il savait que me toucher ne changerait rien. “T’as l’air…” Il hésite, cherchant un mot qui ne vient pas. Brisée ? Perdue ? Je n’ai pas besoin qu’il le dise. Je le sais déjà.
Mes lèvres s’entrouvrent, mais ma voix n’est qu’un murmure creux, un écho de ce que j’étais. “J’ai vu… quelque chose. Au Lac d’Obsidienne.” Chaque mot pèse, comme si le simple fait de les prononcer me vidait davantage. Mes yeux, presque entièrement argentés maintenant, évitent les siens. Je ne supporte pas de voir son regard s’assombrir, de lire la peur qu’il ne peut cacher. “Une femme. Des yeux comme les miens… ou ce qu’ils deviennent. Elle a dit que mon sang appelait l’Ombre. Et que l’Ombre répondrait.” Ma main se crispe sur l’éclat d’obsidienne, sa froideur me brûlant presque. “Des tendrils… ils m’ont touchée. Ici.” Je soulève mon poignet, exposant la cicatrice où la douleur persiste encore, une morsure invisible qui ne s’efface pas.
Kyle serre les poings, les jointures blanchies, et un grondement sourd monte de sa gorge. “Je ne laisserai rien t’arracher à moi,” dit-il, chaque mot tranchant, chargé d’une intensité que je ne peux plus ressentir. Il fait un autre pas, son ombre tombant sur moi, et pendant un instant, je sens la chaleur de son souffle, l’odeur métallique de son sang mêlée à celle de la forêt sauvage. Mon corps réagit malgré moi, un frisson courant le long de ma colonne, mais mon cœur—ou ce qu’il en reste—reste froid, une forêt calcinée où plus rien ne pousse. “Cette Ombre, je la déchirerai avant qu’elle te touche encore,” ajoute-t-il, sa voix descendant en un murmure rauque, presque un serment.
Je voudrais le croire. Je voudrais sentir quelque chose—n’importe quoi—face à cette promesse. Mais le vide m’engloutit, un gouffre argenté qui efface même le souvenir de ce que c’était d’éprouver du désir, de la peur, de l’espoir. “Tu ne peux pas tout arrêter, Kyle,” dis-je, ma voix plate, dépourvue de l’émotion qu’il mérite. “Ce qui est en moi… ce Sang d’Argent… ça me ronge. Chaque jour, je perds un peu plus. Bientôt, il ne restera rien.” Mes doigts effleurent le médaillon terni de ma grand-mère autour de mon cou, un poids qui me rappelle tout ce que j’ai déjà perdu. Son visage, autrefois si clair dans ma mémoire, s’effrite comme une vieille peinture. Et Kyle… son nom même vacille parfois, un écho que je dois attraper avant qu’il ne disparaisse.
Il grogne, un son de frustration pure, et passe une main tremblante dans ses cheveux noirs en bataille. “Alors on trouve un moyen. On ne reste pas ici à attendre que tu… que tu t’effaces.” Sa main s’arrête à mi-chemin vers moi, comme s’il craignait que me toucher ne confirme ce qu’il redoute. “L’Anneau de Brume. Les légendes en parlent. Un artefact qui pourrait purifier ton Sang, briser cette malédiction. On doit le chercher. Dans le Sanctuaire des Anciennes.”
Le Sanctuaire. Un nom qui résonne comme une prière et une menace à la fois. Je hoche la tête, plus par réflexe que par conviction. “Et si ça ne change rien ?” Ma question flotte entre nous, un spectre aussi glacial que la brume des Terres Velées. “Et si je suis déjà trop loin ?”
Avant qu’il ne puisse répondre, un murmure sibilant s’élève, rampant le long des murs noircis du manoir. “Une nuit éternelle… où vous serez miens…” La voix n’est pas humaine, un souffle de ténèbres qui semble suinter des pierres elles-mêmes, portant une promesse de damnation. Mon sang se glace, et pour la première fois depuis des heures, une étincelle de peur perce le brouillard de mon vide. Je me tourne, cherchant la source, mais il n’y a rien—que des ombres qui dansent sous la lueur vacillante des chandelles, des ombres qui semblent plus longues, plus avides qu’elles ne devraient l’être.
Kyle pivote, ses yeux d’ambre brillant d’un éclat doré, ses instincts de loup prenant le dessus. “C’est elle, n’est-ce pas ? Cette foutue Ombre,” grogne-t-il, son corps tendu, prêt à se battre contre un ennemi qu’on ne peut ni voir ni toucher. “Elle est déjà ici. Elle nous traque.” Sa voix tremble, non pas de peur, mais de rage, une rage impuissante face à une force qui échappe même à sa force brute.
Je serre l’éclat d’obsidienne plus fort, jusqu’à ce que ses arêtes mordent ma paume. “Alors on n’a pas le temps d’attendre,” dis-je, les mots sortant mécaniques, dénués de la passion qui aurait dû les porter. “Le Sanctuaire. Si l’Anneau est là, on le trouve. Ou…” Je ne termine pas. Ou quoi ? On meurt ? On se perd ? Peut-être que c’est déjà fait.
Kyle me fixe, et dans son regard, je vois un combat intérieur, une guerre entre son devoir d’alpha envers une meute fracturée et ce besoin primal de me protéger, moi, une femme qui n’est plus qu’une coquille. “On part demain,” dit-il enfin, sa voix ferme, un roc au milieu du chaos. “Mais ce soir, tu te reposes. T’as l’air d’un fantôme, Léa.” Il y a une tendresse dans son ton, une fissure dans son armure, mais elle glisse sur moi comme de l’eau sur du verre.
Nous nous dirigeons vers la bibliothèque, un endroit où les murs semblent retenir un peu moins de ténèbres, bien que les portraits des ancêtres accrochés là me fixent avec des yeux accusateurs, comme s’ils savaient ce que je deviens. Le journal de ma grand-mère repose sur une table poussiéreuse, sa couverture de cuir usé vibrant soudain d’une lueur argentée inquiétante, comme s’il répondait à la voix de l’Ombre. Je m’arrête, un frisson me traversant, mais je n’ai pas la force d’ouvrir ses pages ce soir. Pas encore.
Kyle pose une main sur mon épaule, un geste de réconfort que je ne ressens pas. Sa chaleur est là, je sais qu’elle devrait me réchauffer, mais elle ne traverse pas le givre qui enserre mon âme. “Demain, on part pour le Sanctuaire des Anciennes,” déclare-t-il, son ton ne laissant place à aucun doute. “On trouve cet Anneau, ou on meurt en essayant.”
Je hoche la tête, mon regard fixé sur le journal, sur cette lueur qui semble murmurer des secrets que je redoute. Un dernier sifflement s’élève des murs, presque un rire, un son qui s’enroule autour de nous comme une chaîne invisible. “Vous ne pouvez échapper à l’éternité…” La menace plane, un poids de plus sur mes épaules déjà courbées. Demain, nous partons. Mais ce soir, dans ce manoir hanté par des forces que je ne comprends pas, je me demande si je ne suis pas déjà trop loin pour être sauvée.