Chapitre 3 — Les Cendres de la Rébellion
Erich Stahl
Sous un ciel dépourvu de lune, Erich Stahl se tenait au cœur du Camp de la Meute d’Ostmark, un royaume de ruines qui empestait la viande pourrie et une corruption plus profonde, surnaturelle. Autour de lui, les tentes en cuir pendaient en lambeaux, déchirées par des vents hurlants qui charriaient des grognements anormaux, des sons qui n’avaient plus rien d’humain. La bannière noire à la griffe ensanglantée, symbole de sa rébellion, flottait mollement, fissurée, baignée d’une lueur verte malsaine qui semblait pulser comme un cœur malade. Chaque inspiration brûlait ses poumons d’une âcreté qui lui rappelait sa défaite, cette humiliation cuisante dans la Crypte des Ombres. Sa main se crispa sur sa blessure au flanc, une plaie béante suintant à travers un bandage grossier, chaque mouvement ravivant une douleur qui n’était rien comparée à celle de son orgueil brisé. Ses yeux gris-acier, durs comme des lames, scrutaient l’obscurité, cherchant quelque chose – ou quelqu’un – à blâmer. Un hurlement guttural, plus proche d’un monstre que d’un loup, déchira le silence, et ses poings se serrèrent, une chaleur de rage montant dans sa poitrine. Sa meute lui échappait, et il le savait.
Les feux étaient éteints, leurs cendres froides éparpillées sur un sol maculé de sang séché. Erich fit un pas, ses bottes crissant sur des os à moitié rongés, vestiges d’un repas interrompu par une sauvagerie qu’il ne pouvait plus contenir. Ses loups, autrefois des guerriers fiers, rôdaient maintenant dans l’ombre du camp, certains avec des yeux verts luminescents, un éclat qui n’appartenait pas à leur nature. La corruption de l’Ombre de la Lune, cette force qu’il avait espéré manipuler après la perte d’Isolde, se retournait contre lui, transformant ses propres rangs en abominations. Il grimaça, une sueur froide perlant sur sa nuque malgré la brise glaciale. La mémoire de sa fuite, blessé et humilié par cette maudite curatrice et son alpha pathétique, le rongeait comme un poison. Léa Morel. Son nom seul faisait bouillir son sang, un mélange de haine et d’un respect qu’il refusait d’admettre. Elle l’avait brisé, et Kyle… Kyle avait osé le regarder avec pitié. Cette pensée le fit grogner, un son grave montant de sa gorge.
Un mouvement à la périphérie de sa vision le fit pivoter, sa main se portant instinctivement à la dague à sa ceinture. Une silhouette élancée émergea de l’obscurité, un jeune loup nommé Kael, ses traits crispés par une rage à peine contenue. Ses yeux, encore ambrés mais teintés d’une lueur vacillante, trahissaient une peur mêlée de défi. Derrière lui, d’autres loups observaient, leurs grognements bas formant un chœur de mécontentement. Erich redressa les épaules, ignorant la douleur fulgurante dans son flanc, et planta son regard dans celui de Kael. Il savait ce qui allait venir. Il l’attendait presque.
« Tu nous as promis la liberté, » cracha Kael, sa voix tremblante mais lourde de désespoir. Il fit un pas en avant, ses poings serrés, son torse se soulevant rapidement. « Mais regarde-nous, Erich. Réduits à des monstres sous ton commandement ! Ces yeux verts, ces hurlements… C’est toi qui nous as conduits à la ruine. »
Un silence pesant s’abattit sur le camp, seulement brisé par le sifflement du vent à travers les tentes déchirées. Les loups spectateurs se raidirent, leurs regards oscillant entre leur alpha déchu et le jeune rebelle. Erich sentit une vague de fureur monter en lui, mais il la contint, son visage se figeant en un masque de glace. Il inclina légèrement la tête, un sourire cruel étirant ses lèvres, révélant des canines acérées.
« La liberté se gagne dans le sang, pas dans les pleurnicheries, » répondit-il, sa voix froide, cinglante comme une lame. Il fit un pas vers Kael, sa présence imposante semblant rétrécir l’espace entre eux. « Mets-moi encore au défi, et je ferai de toi un exemple. »
Kael ne recula pas, bien que ses yeux brillent d’une peur qu’il ne pouvait cacher. « Un exemple de quoi ? De ton échec ? » lança-t-il, sa voix montant d’un ton. « Tu as perdu face à une humaine, Erich. Tu as perdu face à Kyle. Et maintenant, cette… chose, cette Ombre, nous dévore de l’intérieur. Tu n’es pas un alpha. Tu es une malédiction. »
Le mot frappa Erich comme un coup de griffe, et toute retenue s’effondra. Avec un rugissement, il se jeta sur Kael, son poing s’abattant sur la mâchoire du jeune loup avec une force brutale. Kael tituba en arrière, du sang jaillissant de sa lèvre fendue, mais Erich ne s’arrêta pas. Il le saisit par la gorge, ses doigts s’enfonçant dans la chair, et le plaqua au sol, ignorant la douleur lancinante de sa propre blessure. Le camp retentit du craquement d’os et des halètements de Kael, qui griffait faiblement les bras d’Erich. Les autres loups regardaient, certains grognant leur désapprobation, mais aucun n’osa intervenir. Enfin, Erich relâcha sa prise, laissant Kael s’effondrer, ensanglanté mais vivant, un avertissement clair pour quiconque oserait le défier à nouveau.
Il se redressa, le souffle court, sa blessure suintant davantage sous l’effort. Il balaya le camp d’un regard d’acier, défiant quiconque de parler. « Quelqu’un d’autre ? » grogna-t-il, sa voix rauque de rage contenue. Personne ne bougea. Les grognements s’éteignirent, remplacés par un silence soumis, mais Erich savait que ce n’était qu’une façade. Les fissures dans son autorité étaient visibles, palpables, comme des fissures dans la glace prêtent à céder.
Il se détourna, boitant légèrement, et se dirigea vers un coin isolé du camp, près d’un feu mort depuis des heures. Il s’adossa à un poteau brisé, frottant la cicatrice sur sa joue droite, un vieux souvenir d’une autre bataille, d’un autre échec. La douleur dans son flanc n’était rien comparée à la tempête dans son esprit. Il avait construit cette meute sur la promesse de briser toutes les chaînes – celles des curatrices, celles des alphas comme Kyle. Mais maintenant, il voyait ses propres loups se transformer en quelque chose qu’il ne reconnaissait plus. L’Ombre de la Lune, cette entité qu’il avait cru pouvoir utiliser, le trahissait. Et pire encore, elle le terrifiait.
Un frisson le traversa, non pas à cause du froid, mais d’une pensée qu’il avait refoulée jusqu’à cet instant. Une alliance. Avec Kyle. Avec cette curatrice qu’il haïssait de toutes ses tripes. L’idée le répugnait, lui brûlait la gorge comme de la bile, mais il n’était pas stupide. Il savait reconnaître une menace plus grande que sa vengeance. Si l’Ombre continuait à corrompre sa meute, il n’aurait bientôt plus rien à diriger. Il grogna à voix basse, ses doigts crispés sur le bandage imbibé de sang. « Pas encore fini, » murmura-t-il pour lui-même, comme un serment.
La nuit s’épaissit, l’obscurité semblant se refermer autour de lui, et soudain, l’air devint plus lourd, presque tangible. Un frémissement parcourut le sol, et Erich se raidit, ses instincts de prédateur en alerte. Des tendrils d’ombre, noirs comme de l’encre liquide, s’élevèrent du sol près de lui, s’enroulant lentement autour de ses bottes avant de grimper vers ses jambes. Une sueur froide perla sur sa nuque, et pour la première fois depuis des années, une terreur instinctive serra son cœur. Il tenta de reculer, mais les tendrils se resserrèrent, pas assez pour le blesser, mais assez pour le tenir en place. Une voix sibilante, un chœur de chuchotements qui semblait venir de partout et de nulle part, pénétra son esprit, glissant comme une lame froide contre sa peau.
« Aide-moi à m’élever, Stahl, » murmura la voix, chaque mot résonnant dans son crâne comme un écho dans une caverne. « Et je ferai de toi un roi parmi les ombres. Un pouvoir que ni curatrice ni alpha ne pourra défier. »
Erich serra les dents, ses muscles tendus à se rompre, luttant contre l’envie de hurler. Il fixa les tendrils, cherchant une forme, une entité à défier, mais il n’y avait que cette obscurité vivante, cette présence qui semblait le connaître, le vouloir. « Je ne serai l’esclave de personne, » grogna-t-il à voix basse, sa voix tremblant légèrement malgré lui. « Pas même d’une ombre. »
Un rire, ou quelque chose qui y ressemblait, vibra dans l’air, et les tendrils se resserrèrent un instant, une caresse presque sensuelle qui le fit frissonner de dégoût. « Tu viendras à moi, Stahl, » susurra la voix, avant que les ombres ne se retirent, s’évanouissant dans le sol avec un soupir de frustration. Erich resta figé, le souffle court, son cœur battant à tout rompre. Il passa une main tremblante sur son visage, essuyant la sueur qui coulait dans ses yeux. L’offre de l’Ombre restait gravée en lui, une tentation qu’il méprisait mais ne pouvait ignorer. Un pouvoir immense… Mais à quel prix ?
Il se redressa, sa décision prise dans un éclair de clarté froide. Il ne pouvait pas combattre cette chose seul. Pas maintenant. Pas avec sa meute à moitié corrompue, pas avec des rebellions comme celle de Kael prêtes à éclater à tout moment. Il devait jouer un autre jeu, un jeu qu’il haïssait, mais qu’il maîtriserait. Il appela d’un geste sec un loup encore loyal, un mâle efflanqué nommé Torv, qui s’approcha avec une méfiance évidente.
« Va chercher Kyle Varn, » ordonna Erich, sa voix dure, ne laissant place à aucune question. « Dis-lui que je propose une trêve. Nous avons un ennemi commun, et il le sait. Dis-lui… que je veux parler. »
Torv inclina la tête, un grognement bas dans la gorge, mais il obéit, disparaissant dans l’obscurité. Erich le regarda partir, puis se tourna vers l’horizon, là où la forêt d’Hexenberg s’étendait comme une mer de ténèbres. Un hurlement sinistre résonna au loin, un son qui n’appartenait ni à un loup ni à un homme, et Erich pivota, ses yeux scintillant d’une lueur mêlant peur et détermination. Il ignorait si cette trêve tiendrait, si Kyle accepterait, ou si lui-même pourrait contenir la haine qui brûlait encore en lui. Mais une chose était sûre : l’Ombre ne le posséderait pas. Pas sans combat.