Chapitre 2 — II<br><br>JULIEN
Il était étudiant en médecine et s’appelait Julien… Julien tout court… Ce pouvait être un prénom. Ce pouvait être aussi un nom de famille…
Dans une petite rue écartée du quartier Latin, au cinquième étage d’une grande maison moderne, il occupait un petit logement composé d’une minuscule entrée, d’une chambre à coucher et d’un cabinet de travail : un « studio », comme on dit aujourd’hui.
Du haut de sa fenêtre, il pouvait, au jardin du Luxembourg proche, apercevoir la cime des grands arbres qui, par cette froide et belle matinée hivernale, tendaient vers le ciel d’un beau bleu pâle leurs branches dénudées.
Le studio de l’étudiant était une pièce claire et gaie. On y voyait des rayons de livres, des fauteuils, quelques aquarelles aux murs, une grande table de travail.
L’intérieur ne manquait pas d’une certaine élégance, et le bon ordre qui y régnait dénotait que l’étudiant avait pris au sérieux les nécessités du labeur.
Julien était un jeune homme de vingt-trois ans. Il avait une physionomie ouverte, sympathique, un peu grave, peut-être… et soucieuse.
Au moment où nous le présentons au lecteur, il examinait des planches anatomiques, prenait des notes, attentif au travail.
Mais peut-être le travail n’était-il pas l’unique préoccupation de cet esprit.
Peut-être y avait-il un secret dans cette vie, sereine en apparence, plus laborieuse, plus sérieuse et plus rangée, assurément, que ne le sont d’ordinaire les existences des hommes au printemps de leur vie.
Or, à vingt ans, quel peut être le grand secret de la pensée humaine, si ce n’est l’amour ?
L’amour ! Oui, on peut supposer qu’un amour couve dans ce cœur.
Cependant, la lourde tristesse qui accable l’étudiant Julien est telle que nous pouvons nous demander si cet amour n’est pas un amour périlleux, entouré d’embûches et d’obstacles…
Ou bien, c’est que quelque mystère pèse de tout son poids sur cette jeune existence.
Était-ce un amour coupable qui rendait ce jeune homme si sérieux ? Était-ce un dramatique mystère ?
Lequel des deux ? qui sait ? les deux, peut-être !
Quoi qu’il en soit, le regard de Julien ne tarda pas à se détacher des planches anatomiques. Il cessa de travailler, s’avança lentement, s’accota à sa table. Ses yeux perdus au loin dans le vide peuplé de fantômes allèrent chercher l’image qui le hantait…
Était-ce l’image d’une femme ?
Amour ou mystère ?
Nous allons savoir.
La sonnerie électrique, dans l’antichambre, vibra soudain.
Arraché brusquement à ses pensées, Julien tressaillit. Sa physionomie mobile prit une expression de maussaderie caractérisée, et il eut un geste d’ennui, cependant qu’il grondait entre les dents :
« Quel est le camarade qui vient m’importuner ?… Tant pis, je n’ouvre pas ! »
Mais tout, de suite après, sous le coup d’une réflexion subite, il s’écria :
— Si c’était un mot d’elle !…
Il n’en fallut pas plus : aussitôt, il courut à la porte, l’ouvrit. Un jeune télégraphiste était là. Instantanément, l’étudiant prit un air indifférent, destiné à masquer l’inquiétude qui se levait en lui.
Ce n’était pas la première fois que son service amenait là ce gamin, car il salua l’étudiant comme une connaissance. Et il lui tendit une enveloppe en disant, avec cet accent grasseyant des enfants des faubourgs :
— Pneumatique, m’sieur Julien.
Julien saisit le message d’une main qui tremblait un peu et glissa une pièce blanche au gamin qui, satisfait, sans doute, du généreux pourboire, partit en sifflotant, après un joyeux :
— Merci, m’sieur !
Julien ferma sa porte, revint vivement dans son studio. Tout de suite, il avait reconnu l’écriture : le message venait d’elle. Et pâle, les traits crispés, il le contemplait d’un œil trouble, n’osant pas l’ouvrir, tant il appréhendait d’y trouver une nouvelle fâcheuse.
Il se décida, cependant : il déchira précipitamment l’enveloppe, parcourut la missive d’un coup d’œil rapide.
Alors, l’angoisse qui l’oppressait s’exhala toute, dans un profond soupir de soulagement. Alors, aussi, cette lourde tristesse que nous avons signalée en lui, disparut comme par enchantement, fit place à la joie : une joie puérile qui, malgré tout, gardait un peu de cette gravité qui était la marque de son tempérament, à lui.
À présent qu’il savait ce qu’elle disait, cette lettre, et que toute inquiétude était bannie de son esprit, il la contemplait avec un attendrissement ravi. Et il la relut.
Il la relut plusieurs fois de suite, lentement, avec une attention soutenue… comme s’il voulait en graver tous les termes dans sa mémoire.
Puis il alla à la cheminée où pétillait un feu clair. Une dernière fois, il la relut, et la laissa tomber dans le brasier ardent. Instantanément, elle flamba, se consuma rapidement, ne laissa que quelques flocons de cendre noire.
Comme si cela ne lui suffisait pas, avec les pincettes, il secoua ces flocons. Et ils s’envolèrent, happés par le courant d’air de la cheminée…
Cet excès de précaution nous permet de supposer que cette lettre était une lettre d’amour. Et s’il se croyait obligé d’en faire disparaître jusqu’au plus petit vestige, c’est que, comme nous l’avons supposé, cet amour était un amour coupable.
C’est, surtout, que si, par malheur, elle tombait entre de certaines mains… celles du mari, par exemple… les plus terribles catastrophes pouvaient s’abattre sur celle qui l’avait écrite…
Tranquille sur ce point, pour lui capital, Julien s’écarta de la cheminée, revint à sa table de travail.
En hâte, mais avec un soin méthodique, il rangea les livres, les planches anatomiques, ses cahiers de notes.
Évidemment, il n’était plus question de travail, pour l’instant.
Il passa dans sa chambre, procéda à sa toilette. Et le soin méticuleux qu’il apportait à cette opération, à lui seul, eût suffi à révéler qu’il allait se rendre à un rendez-vous d’amour…
Maintenant, le teint animé, l’œil brillant, le sourire épanoui, il allait et venait à travers la pièce, et, parfois, il se surprenait à fredonner un air en vogue.
Il ne se pressait pas : on voyait qu’il avait le temps. Cependant, il consultait fréquemment sa montre : évidemment, il avait le souci de ne pas se faire attendre, de ne pas arriver après elle.
Quand il jugea le moment venu, il alluma une cigarette et partit.
Au reste, il n’alla pas loin : il entra dans le jardin du Luxembourg.
Au Luxembourg, il se dirigea vers une allée écartée qui, par cette froide matinée, était à peu près déserte. Et, là, il se mit à faire les cent pas.
Il faut croire que, dans sa crainte d’arriver en retard, il était encore parti trop tôt, car il attendit bien une bonne demi-heure. D’ailleurs, il le fit sans donner le moindre signe d’impatience.
Au bout de ce temps, à l’autre extrémité de l’allée, son œil attentif découvrit une silhouette féminine qui se dirigeait de son côté. Il allongea le pas, alla vivement à sa rencontre.
La femme portait un costume de teinte sombre, d’une sobre élégance, qui, sans aucun doute, annonçait une femme du monde.
Le bas de son visage était enfoui dans une précieuse fourrure, tandis que le haut disparaissait sous une épaisse voilette. Le froid vif qui cinglait particulièrement ce matin-là, justifiait cette précaution. Il n’en est pas moins, vrai que, grâce à elle, le visage de l’inconnue demeurait à peu près invisible. En sorte qu’il était impossible de dire si elle était laide ou jolie.
Quant à dire si elle était jeune ou vieille, l’allure gracieuse et légère ne laissait aucun doute à cet égard : sans conteste, elle était jeune.
Elle venait droit à Julien, et elle aussi, elle avait allongé le pas dès qu’elle l’avait aperçu. Ils s’abordèrent au milieu de l’allée. Et ils s’étreignirent tendrement, sans se soucier des rares promeneurs qui, d’ailleurs, ne firent pas attention à eux.
Elle se suspendit à son bras. Et ils partirent…
Environ une heure et demie plus tard, de retour chez lui, Julien était installé devant sa table de travail, et il étudiait avec l’ardeur d’un homme bien résolu à rattraper le temps perdu…