Chapitre 3 — III<br><br>MARIE
L’hôtel de Jean Roland, le riche et célèbre avocat général, était une imposante construction moderne. Il se dressait vers le milieu d’une rue retirée qui avait l’aspect calme et paisible d’une petite rue de province.
C’est là que nous avons affaire et c’est là que nous prions le lecteur de vouloir bien nous suivre un instant.
Mais, d’abord, précisons que ce qui va suivre se passait peu de temps après le retour de Julien chez lui… Et le retour de Julien chez lui coïncidait lui-même avec le moment où nous avons vu l’Inconnu se mettre en route pour aller à celui à qui il avait décidé d’arracher la somme qui lui était nécessaire pour fuir en Australie.
Ceci dit, – qui avait son importance, – entrons.
Une jeune et jolie soubrette achevait de ranger les bibelots d’un petit salon : le boudoir de Marie Roland, femme de l’avocat général.
Et déjà, dans cet ameublement correct, et même un peu sévère, dans la disposition méthodique des sièges aux tapisseries neutres, on sentait que celle qui vivait là devait être une femme peu encline aux frivolités. C’était une âme sérieuse qui se dégageait de cette pièce.
La soubrette se retira discrètement en voyant entrer sa maîtresse.
La sobriété du costume d’intérieur de Marie confirmait l’impression déjà donnée par le décor : cette femme ne pouvait pas être une mondaine frivole.
Elle paraissait avoir de trente à trente-cinq ans, au plus. Elle était belle, d’une beauté grave et sereine. Son corps avait la pureté de ligne, la souple fermeté des statues antiques.
Mais sa physionomie – comme celle de Julien, tout à l’heure – portait la marque d’un souci ou d’une peine que rien, sans doute, ne pouvait atténuer.
En sorte que, là aussi, nous nous trouvons en présence de la même interrogation que nous nous sommes posée au sujet de l’étudiant en médecine : Est-ce un amour coupable qui trouble cette pensée féminine ? Ou un mystère… douloureux, peut-être ?
Observons-la, et nous saurons à quoi nous en tenir.
Elle était seule. Elle était dans une de ces minutes où la certitude de ne pas être épié permet de se livrer, de s’abandonner à soi-même.
Elle s’avança vers un petit secrétaire, vieux meuble de famille, qui détonnait avec la sérieuse élégance de l’ambiance.
Vers la porte, elle jeta un rapide regard de méfiance… et, soudain, elle tira de son sein une lettre, qu’elle relut…
Et alors, crainte, souci, peine, tout s’effaça de son visage, qui respira le bonheur.
Et cette métamorphose soudaine nous révèle, à nous, le secret de Marie, comme nous avons pénétré celui de Julien. Et nous pouvons dire sans crainte de nous tromper : Cette femme aime…
Marie s’était assise devant le secrétaire. Elle l’ouvrit.
De nouveau, elle eut, vers la porte, un regard de méfiance plus aiguë. Et se sentant bien seule, à l’abri de toute surveillance, elle ouvrit un tiroir…
C’était un simple et honnête tiroir de secrétaire.
On pouvait le fouiller. On n’y eût trouvé que quelques papiers sans importance : lettres d’amies, factures, notes du couturier…
Ah ! l’honnête tiroir, qui n’avait rien de mystérieux à raconter aux indiscrets !…
Mais Marie, du bout du doigt, appuya sur un ressort caché…
Et voici qu’alors le fond du tiroir se mit en mouvement, et découvrit un double fond.
L’honnête tiroir avait un secret. Il était double. Au-dessus étaient les papiers que tout le monde pouvait lire, et au-dessous, les papiers du mystère, ceux qui devaient échapper à tous…
À tous, et surtout, ah ! surtout, au mari !…
Ces papiers secrets, Marie se mit à les lire avec un bonheur attendri.
Sans nul doute, c’étaient des lettres d’amour !…
Il y avait, là aussi, la photographie d’un jeune homme.
Et, ce jeune homme, c’était Julien, l’étudiant en médecine.
La photographie de Julien entre les mains de Marie !…
Ainsi donc, la femme mystérieuse qui, pour lui donner rendez-vous au Luxembourg, avait envoyé un pneumatique à l’étudiant qui avait séance tenante délaissé son travail pour y courir avec une hâte amoureuse, cette femme, qui dissimulait si soigneusement son visage sous l’épaisseur de la voilette, qui, après l’avoir embrassé dans un jardin public, sans se soucier des passants qui pouvaient, la voir, s’était suspendue à son bras, et, radieuse et légère, s’en était allée avec lui, cette femme, c’était Marie !…
C’était la femme de l’avocat général Jean Roland !…
Ah ! comme ceci explique bien la précaution que le jeune homme avait de brûler ses lettres dès leur réception, et d’en faire disparaître jusqu’aux cendres !
Car, sur ce point, le doute n’est pas possible pour nous : c’est bien Mme Roland que nous avons entrevue, au Luxembourg, avec l’étudiant.
Ainsi, voici que nous est révélé le secret de cet amour coupable que nous avions soupçonné chez ces deux personnages !
Ainsi, l’amour de ce jeune homme allait à cette femme, incontestablement plus âgée que lui ! Ceci, en somme, n’a rien d’anormal, ni d’extraordinaire : on sait que les jeunes hommes, à l’aurore de leur vie, se prennent généralement de passion violente pour des femmes dont la pleine maturité semble exercer un attrait irrésistible sur leur jeunesse inexpérimentée. Ce ne sont là, le plus souvent, que flambées vite éteintes. Il n’en est pas moins vrai que, tant qu’elle dure, cette flambée, ils se montrent d’une ardeur qui, leur semble-t-il, dans leur sincérité puérile, ne doit jamais décliner.
Nous comprenons donc l’amour de Julien.
Mais, Marie ?…
Marie, qui nous apparaît si sérieuse, si grave, comment a-t-elle pu se laisser aller à commettre une erreur pareille ?
Nous pourrions nous tirer d’affaire en disant que la passion ne raisonne pas. Ce serait un peu trop facile, tout de même. Il nous semble qu’il doit y avoir une explication « raisonnable » à donner de ce phénomène. Celle-ci, par exemple :
Nous avons dit que « Marie paraissait avoir de trente à trente-cinq ans, ou plus ». Peut-être, en réalité, était-elle plus âgée. Peut-être était-elle arrivée à cette époque de la quarantaine où certaines femmes, même les plus sérieuses, les moins sensuelles, deviennent tout à coup capables des pires folies.
Nous disons, peut-être…
Car, enfin, « peut-être » nous trompons-nous. « Peut-être » jugeons-nous sur des apparences fallacieuses. « Peut-être » n’avons-nous qu’imparfaitement pénétré le secret de ces deux existences. « Peut-être… »
Du fond secret de son tiroir, Marie avait sorti la photographie de Julien.
Cette photographie, en un instant, elle la contempla avec une tendresse pleine de gravité.
Puis elle s’accouda…
Et comme celui de Julien, quelques instants plus tôt, son regard, à elle, se perdit en une songerie évocatrice de choses passées :
Elle se revit avec lui… avec lui ! Elle se revit, par une froide et belle matinée hivernale, toute pareille à celle-ci, se promenant au Luxembourg. Elle était à son bras…
Et voici qu’en sortant du jardin, une petite marchande de fleurs se trouve sur leur chemin. Lui, il l’arrête. Et, penché sur le panier embaumé, il fouille parmi les bouquets de violettes. Elle en choisit un qu’elle met à son corsage. Il paye… la petite marchande s’en va… Et ils reprennent leur lente promenade…
Heureux moment, vision charmante qui, peu à peu, s’efface…
Et Marie, pensive, accoudée au secrétaire, près du tiroir où elle avait enfoui le secret de sa vie, poursuivait le cours de sa rêverie…