Chapitre 1 — Le Dernier Article
Emma Loren
La pluie transformait la rue étroite en une scène floue, où les halos des lampadaires tremblaient à travers le rideau incessant d’eau. Emma Loren, le col de son trench-coat beige relevé, passa la porte vitrée du bâtiment. L’enseigne au néon clignotante – « Média Indépendant » – n’émettait qu’un faible éclat, comme une balise fatiguée dans la nuit. À l’intérieur, l’odeur de papier humide et de café froid dominait, accompagnée d’un silence lourd, seulement troublé par des gouttes ruisselant sur le verre.
Les agents de la brigade technique et scientifique s’affairaient dans la pièce exiguë du rédacteur en chef. Le bureau était un chaos organisé : dossiers épars, coupures de presse jaunies, claviers usés. Mais tout cela semblait insignifiant à côté du corps suspendu au milieu de la pièce, oscillant légèrement comme en défi au temps.
Emma s’arrêta, son regard gris fixant la scène avec une intensité calculée. La corde rugueuse qui enserrait le cou du rédacteur, le nœud précis, la position des pieds... Chaque détail nourrissait son esprit méthodique. Pourtant, une pensée parasite s’insinuait, glissant sous la surface de sa rationalité : combien de fois avait-elle vu des vies se briser sous le poids de secrets trop lourds à porter ?
Sur le bureau, une enveloppe ouverte attirait l’attention. À l’intérieur, une feuille blanche portait un message manuscrit : « Regardez dans l’ombre du passé. » Les lettres tremblantes trahissaient une hâte ou une peur latente. À côté, un amas de documents retenus par un trombone portait un titre qui provoquait un frisson involontaire : « Dossier 17 ».
Laurent Bresson entra, sa silhouette robuste se découpant dans la lumière blafarde. Sa voix grave brisa le murmure des techniciens. « Tu voulais vraiment être ici à cette heure, hein ? »
Emma ne détourna pas les yeux du bureau. « J’aime réfléchir avant que le chaos s’installe. » Elle désigna l’enveloppe et les documents. « Qu’est-ce que tu en penses ? »
Laurent s’approcha, ses chaussures grincant légèrement sur le sol. Il s’accroupit pour mieux inspecter les indices. « C’est typique... Troublant, mais classique. » Une pause, puis son ton devint plus direct. « Ça ressemble à un suicide. Mais toi, tu n’y crois pas, n’est-ce pas ? »
Emma pinça les lèvres. « Ça ne colle pas. Le message, les documents... Ce n’est pas un acte de désespoir. C’est un appel. »
Laurent haussa un sourcil, sceptique. « Ou alors il voulait qu’on découvre quelque chose avant de partir. »
Un bruit dans l’encadrement de la porte détourna leur attention. Une voix féminine claire s’éleva. « Commissaire Loren. »
Emma pivota pour découvrir Sophie Marin, élégante dans son tailleur sombre, les cheveux blonds soigneusement coiffés en carré. Mais son visage trahissait une nervosité difficile à dissimuler. Ses doigts, crispés sur son sac à main, révélaient plus que son ton.
« Sophie, » dit Emma, croisant les bras. « Que faites-vous ici ? »
« Je pourrais vous retourner la question, » rétorqua Sophie, un défi dans la voix. Mais son sourire s’effaça presque instantanément. « J’imagine qu’on cherche toutes les deux des réponses. »
Emma l’observa, percevant la tension derrière son calme apparent. « Vous connaissiez bien le rédacteur en chef ? »
Sophie détourna brièvement le regard, ses mâchoires se crispant. « Il était... un ami. Et un mentor. Il croyait fermement à ce dossier. » Elle désigna les documents sur le bureau. « Il disait toujours que c’était explosif, que ça pourrait changer les choses. Mais il était prudent. Trop prudent. Je ne comprends pas pourquoi il... » Sa voix se brisa légèrement avant qu’elle ne se reprenne.
Emma s’approcha calmement, réduisant la distance entre elles. « Vous semblez en savoir plus que vous ne le dites. »
Un silence s’abattit. Sophie inspira profondément, comme si elle décidait de franchir une ligne invisible. « Je suis peut-être la raison pour laquelle il est mort. »
Laurent, jusque-là silencieux, réagit avec un sarcasme qui masquait une inquiétude réelle. « Eh bien, voilà qui devient... compliqué. »
Sophie lui lança un regard glacé avant de revenir à Emma. « Il m’a confié une partie des documents, au cas où. Je ne voulais pas croire que ça irait si loin. Mais maintenant... » Elle sortit une clé USB de son sac et la tendit à Emma. « Voici ce qu’il m’a donné. »
Emma la prit sans un mot, son visage impassible masquant une tempête intérieure. « Si c’est aussi important qu’il le pensait, vous êtes en danger. »
Sophie esquissa un sourire amer. « Je le sais déjà. »
« Commissaire, vous devriez venir voir ça, » appela un technicien depuis une autre pièce.
Emma jeta un dernier regard à Sophie avant de se diriger vers l’appel. Le technicien tenait un vieil agenda noir, son cuir usé révélant des années de manipulation. À l’intérieur, des noms, des dates et des annotations cryptiques formaient une constellation troublante.
« Intéressant, » murmura Emma, feuilletant les pages avec précaution.
Laurent s’approcha par-dessus son épaule. « Des noms qui te disent quelque chose ? »
Emma hocha la tête, ses traits se durcissant. « Quelques-uns. Mais il faudra analyser tout ça de plus près. »
Elle referma l’agenda et le glissa dans une pochette en plastique. « Faites-le examiner et sécurisez-le. »
Alors qu’elle se retournait, elle aperçut Sophie, toujours immobile dans l’ombre de la pièce. Ses yeux brillants suivaient chaque mouvement d’Emma.
« Vous allez vraiment enquêter sur ça, n’est-ce pas ? » demanda-t-elle, sa voix empreinte d’une intensité soudaine.
Emma répondit d’un ton ferme. « Je dois comprendre. »
Sophie hésita, puis murmura : « Faites attention. Ce dossier a déjà coûté des vies. »
Emma inclina la tête légèrement, enregistrant l’avertissement sans y répondre. En sortant du bâtiment, elle sentit une tension familière dans l’air, comme si l’obscurité elle-même portait un regard sur elle.
Dans la ruelle, la pluie continuait de tomber, des gouttelettes dessinant des chemins éphémères sur le béton. Emma leva le visage vers le ciel, cherchant un moment de clarté. Le poids du « Dossier 17 » pesait déjà sur ses épaules, mais elle savait, au fond d’elle, qu’il ne s’agissait que du début.
Un grincement métallique, presque imperceptible, attira son attention. Elle scruta brièvement l’ombre d’un recoin avant de hausser les épaules. Paranoïa ou réalité ? Dans ce monde, la frontière était mince.
Dans un murmure à peine audible, elle se parla à elle-même : « Les vérités enfouies finissent toujours par ressurgir. À quel prix ? »
Elle resserra son trench-coat et s’engagea dans la rue, prête à affronter ce qui viendrait.