Chapitre 3 — Pressions Invisibles
Emma Loren
Les néons blafards du commissariat central projetaient une lumière crue sur les murs gris et austères, accentuant l'atmosphère oppressante des lieux. Emma avançait d’un pas rapide dans les couloirs, ses bottines martelant le carrelage. Une odeur familière de café rassis et de poussière stagnait dans l’air. Les visages de ses collègues qu’elle croisait étaient fermés, certains lui adressant des hochements de tête mécaniques, d’autres évitant soigneusement son regard. Quelques murmures s’éteignaient à son passage, mais l’indifférence apparente masquait mal une tension latente.
Dans la salle de réunion, une dizaine de personnes étaient rassemblées autour d’une longue table rectangulaire. Le tableau blanc au fond, marqué de vieilles annotations effacées à moitié, portait une carte de la ville, épinglée et entourée de notes griffonnées. L’ambiance pesante était rythmée par des bâillements, le froissement de papiers et le cliquetis nerveux d’un stylo.
Laurent Bresson se trouvait déjà assis dans un coin, les bras croisés et l’air désabusé. Il lui adressa un regard bref, presque imperceptible, avant de détourner son attention vers un coin de la pièce. Emma, elle, prit place à l’autre bout de la table, posant devant elle les documents soigneusement préparés.
Le commissaire divisionnaire entra, son gabarit imposant renforcé par la lenteur de ses gestes. Il portait une tasse de café à moitié vide, et les plis de son visage trahissaient une fatigue chronique. D’un geste las, il invita l’assemblée à commencer.
« Commissaire Loren, vous avez requis cette réunion. J’espère que c’est important, car nous avons des ressources limitées en ce moment. »
Emma se redressa, ses yeux gris perçants balayant la salle. Elle s’efforça de masquer son agacement face au ton condescendant du commissaire. « Ça l’est. Je demande la réouverture officielle de l’affaire des meurtres rituels de 1993. »
Un murmure discret parcourut la salle. Certains inspecteurs échangèrent des regards inquiets, d’autres restèrent figés, la surprise mêlée à une méfiance palpable.
« Et qu’est-ce qui justifie cette demande ? » demanda le commissaire divisionnaire. Sa voix était calme, mais l’irritabilité sous-jacente était flagrante.
Emma ouvrit son dossier et plaça soigneusement quelques documents sur la table : des extraits de l’agenda noir, des captures d’écran tirées de la clé USB, et des photographies annotées. Elle garda les originaux avec elle, consciente des implications.
« Ces éléments révèlent que les responsables des meurtres sont toujours actifs. Pire encore, leur influence s’étend au sein de nos institutions politiques et judiciaires. »
Un silence pesant s’abattit sur la pièce. Quelques inspecteurs se penchèrent légèrement pour examiner les documents de loin, tandis que d’autres détournaient ostensiblement le regard.
Le commissaire fronça les sourcils en s’emparant d’une des feuilles. Il l’observa un instant, puis la reposa brusquement. « Des notes griffonnées et des hypothèses vagues. Vous voulez rouvrir une enquête vieille de trente ans avec ça ? »
Emma serra les mâchoires, maîtrisant la montée de colère qui menaçait de l’envahir. « Ce ne sont pas des hypothèses. Ces éléments établissent un lien direct entre les meurtres de 1993 et le récent suicide de Fabien Morel, rédacteur en chef du Média Indépendant. »
Une voix s’éleva de l’autre bout de la table. « Et si c’était simplement un suicide ? » C’était Delcourt, un inspecteur connu pour son opportunisme et sa prudence excessive. « Ce que vous proposez dépasse largement nos prérogatives. Sans preuve concrète, nous ne pouvons pas nous permettre de rouvrir ce genre d’affaire. »
Emma tourna lentement la tête vers lui, ses yeux perçants le clouant sur place. « Fermer les yeux maintenant, c’est accepter que d’autres personnes mourront. Est-ce ce que vous voulez, Delcourt ? »
Le commissaire divisionnaire secoua la tête avec un soupir las. « Je vais être clair, Loren. Réouvrir cette affaire, c’est attirer des ennuis à tous les niveaux. Vous mettez en péril votre carrière, et celle de ce commissariat, pour des suppositions. »
Laurent, qui était resté silencieux jusque-là, se redressa légèrement sur sa chaise. « Avec tout le respect que je vous dois, commissaire, si les éléments d’Emma sont solides, alors ignorer cette piste serait une erreur. »
Le commissaire tourna vers lui un regard glacial. « Vous êtes là pour exécuter des ordres, Bresson, pas pour prendre des décisions. Cette affaire dépasse votre compréhension. C’est une question politique. Nous avons déjà assez de problèmes sans ajouter une chasse aux fantômes. »
Emma prit une profonde inspiration, canalisant sa frustration. Ses mains se posèrent sur la table, ses doigts bien écartés sur le bois froid. « Alors quoi ? Nous laissons ces gens agir en toute impunité parce que c’est plus simple ? Parce que c’est moins risqué ? Je ne suis pas ici pour protéger ma carrière, commissaire. Je suis ici pour faire mon travail. »
Le commissaire se leva brusquement, serrant sa tasse de café. « Cette réunion est terminée. Loren, considérez ceci comme un avertissement. Vous n’avez pas mon aval, et je vous déconseille fortement de poursuivre cette enquête. »
Il quitta la pièce, suivi par plusieurs agents. Un murmure discret traversa la salle, avant qu’elle ne se vide peu à peu. Seuls Emma, Laurent et deux jeunes inspecteurs restèrent en place. L’un des inspecteurs jeta un regard furtif vers Emma, un éclat d’admiration dans les yeux, avant de repartir en silence.
Laurent rompit le silence avec un sourire amer. « Eh bien, ça s’est mieux passé que ce que j’imaginais. »
Emma rassembla ses papiers, son expression fermée. « Je n’ai pas besoin de leur permission. » Elle se leva, puis ajouta d’une voix calme mais tranchante : « Si quelqu’un veut m’arrêter, il devra avoir de meilleures justifications que des menaces voilées. »
Dans le couloir, Laurent marcha à ses côtés, les mains dans les poches. Il attendit qu’ils soient hors de portée d’oreille avant de reprendre. « Écoute, Emma. Tu le sais, je te respecte. Mais ce que tu fais, c’est te jeter tête baissée contre un mur. Un mur qui ne bougera pas. »
Elle s’arrêta et planta son regard dans le sien. « Alors je le contournerai. »
Un silence tendu s’installa. Laurent soupira avant de hausser les épaules. « Très bien. Mais si tu veux jouer à ça, tu ne le feras pas seule. Je ne vais pas te mentir, je pense que c’est une erreur, mais je serais un hypocrite si je te laissais tomber. »
Une lueur de gratitude adoucit les traits d’Emma. « Merci, Laurent. »
Ils sortirent dans la nuit pluvieuse. Sous l’abri du porche, Laurent alluma une cigarette, observant la pluie ruisseler sur l’asphalte.
« Alors, quelle est la prochaine étape ? » demanda-t-il.
Emma sortit l’agenda noir de sa poche et tapota une annotation. « Le tribunal désaffecté. Mon père y a trouvé quelque chose en 1993. C’est là que je commence. »
Laurent haussa un sourcil. « Sérieusement, ce trou à rats ? Tu es vraiment sûre de toi ? »
« Non, » répondit-elle. « Mais chaque minute compte. Le Dossier 17 a déjà coûté trop de vies. »
Il écrasa sa cigarette sous sa botte. « Très bien. Mais pas de plan suicidaire. On y va ensemble. »
Emma esquissa un sourire amer. « Marché conclu. »
Ils s’éloignèrent sous la pluie, leurs silhouettes se dissolvant dans la nuit. La ville, indifférente, continuait de respirer, inconsciente des vérités menaçantes prêtes à refaire surface.