Chapitre 3 — Masques et Intrigues
Anna Morel
Anna se tenait devant l’immense bibliothèque de la Villa Mancini, son regard parcourant les titres soigneusement alignés sur des étagères en bois sombre. Les rayons de lumière dorée, filtrés par les rideaux épais, dansaient sur les reliures anciennes, imprégnant l’atmosphère d’une solennité presque irréelle. Chaque livre semblait murmurer une histoire, mais elle savait qu’elle devait garder ses propres secrets, car ce lieu, bien qu’éloquent, n’était pas un sanctuaire.
Elle avait passé la matinée à superviser les suites du dîner de la veille, veillant à ce qu’aucun détail n’échappe à son contrôle. Cette efficacité méticuleuse lui avait valu une liberté relative au sein de la villa, mais elle savait que cette « confiance » n’était qu’une illusion temporaire. Luka, l’un des lieutenants les plus fidèles de Rafael, était la personnification de cette menace tapie dans l’ombre, sa méfiance palpable à chaque interaction.
Anna tendit la main vers un ouvrage à la reliure usée, un contraste frappant avec les autres titres luxueux. Elle hésita, ses gestes ralentis par une paranoïa sourde : et si Luka avait orchestré cette solitude apparente pour la tester ? Les caméras invisibles, omniprésentes dans la villa, rendaient chaque mouvement mesuré. Elle effleura le livre du bout des doigts, ses pensées déjà tournées vers un plan d’évasion si nécessaire.
Soudain, la porte en acajou massif s’ouvrit brusquement, brisant le silence feutré. Luka se tenait à l’entrée, son costume noir impeccable absorbant la lumière tamisée. Son expression était, comme toujours, indéchiffrable, mais la tension dans ses épaules trahissait une intention précise.
« Vous êtes bien curieuse, Mademoiselle Dubois, » déclara-t-il, croisant les bras, sa voix grave résonnant dans la pièce comme une mise en garde.
Anna prit une seconde avant de se retourner, terminant de reposer le livre avec une précision presque exagérée. Lorsqu’elle pivota, son visage était impassible, ses yeux calculant chaque détail de la posture de Luka.
« La curiosité est essentielle pour comprendre un environnement, » répondit-elle d’une voix calme, mesurée. « Et il semble que cet endroit regorge d’histoires. »
Un mince sourire étira les lèvres de Luka, mais il était dépourvu de chaleur ou de sincérité. « Les histoires ne sont pas toujours faites pour être découvertes. Vous feriez bien de vous en souvenir. »
Anna soutint son regard, son expression inchangée malgré la menace implicite. « Je le sais. Mais comprendre ce qui m’entoure est essentiel si je veux être efficace dans mon rôle. »
Luka resta silencieux, ses yeux la scrutant comme s’il cherchait une faille dans son masque. Finalement, il réduisit la distance entre eux de quelques pas calculés.
« Rafael vous accorde sa confiance. Une confiance rare, et fragile. Dans ce monde, elle peut se transformer en méfiance en un instant. Faites attention où vous mettez les pieds. »
Anna inclina légèrement la tête, une reconnaissance subtile qui ne trahissait rien de ses propres pensées. « Je n’ai pas l’intention de décevoir. »
Luka resta immobile quelques secondes de plus, comme s’il pesait ses options, avant de tourner les talons et de quitter la bibliothèque. La tension, bien que diminuée, laissa un écho sourd dans la pièce. Anna inspira profondément, mais son calme extérieur ne vacilla pas.
Plus tard dans la journée, un message discret de Marcello l’invita à le rejoindre dans l’un des bureaux secondaires de la villa. Anna traversa les couloirs majestueux, son pas mesuré sur le marbre brillant. Les murmures étouffés des conversations derrière les portes fermées semblaient s’intensifier à mesure qu’elle progressait, comme si la villa elle-même était un organisme vivant qui l’observait.
Lorsque Marcello lui ouvrit la porte, son sourire calculateur, presque charmeur, l’accueillit. « Camille, entrez. Nous avons des choses à discuter. »
Anna entra, refermant la porte derrière elle. Le bureau était plus modeste que les autres pièces de la villa, mais non moins intimidant. Une table en bois massif trônait au centre, recouverte de dossiers soigneusement empilés, tandis qu’une lumière tamisée enveloppait l’espace d’une ambiance presque conspiratrice.
Marcello s’assit derrière le bureau, l’invitant d’un geste de la main à prendre place en face de lui. « Rafael vous a confié une tâche, et il semble que vous l’avez exécutée avec brio. Mais ici, brio ou non, chaque jour est un test. Vous comprenez cela, n’est-ce pas ? »
Anna croisa les jambes et posa calmement ses mains sur ses genoux, ses traits neutres. « Je suis ici pour prouver ma valeur, pas pour me reposer sur mes lauriers. »
Marcello hocha la tête, visiblement satisfait de sa réponse. « Une réponse prudente. Mais il y a quelque chose dans votre manière de faire. Une discrétion... fascinante. »
Son regard chercha à la déstabiliser, mais Anna ne cilla pas.
« Est-ce une qualité ou un défaut, selon vous ? » demanda-t-elle d’un ton calculé.
Marcello esquissa un sourire en coin. « Cela dépend de ce que vous en faites. Certains dans cette maison pourraient y voir une menace. Vous savez de qui je parle. »
Anna devina qu’il faisait allusion à Luka. Son silence fut sa seule réponse.
« Quoi qu’il en soit, il y a quelque chose que vous devriez voir. Venez. »
Il se leva, l’invitant à le suivre. Ils traversèrent plusieurs couloirs jusqu’à une pièce isolée à l’extrémité d’un corridor. Marcello sortit une clé et ouvrit la porte, révélant une salle remplie de documents, d’ordinateurs et de tableaux couverts de schémas complexes.
« C’est ici que nous traçons les lignes de nos projets. Chaque transaction, chaque alliance, tout commence ici. »
Anna parcourut la pièce du regard, mémorisant chaque détail. Des cartes épinglées aux murs reliaient des points rouges et bleus par des fils tendus, créant un tableau d’intrigues labyrinthiques.
« Vous travaillez avec une précision impressionnante, » observa-t-elle, masquant son trouble croissant.
Marcello hocha la tête avec fierté. « Nous devons l’être. Cela demande un contrôle absolu. Et c’est là que vous entrez en jeu. »
Il lui remit un dossier. Anna l’ouvrit rapidement, parcourant les détails d’une livraison maritime prévue pour la nuit suivante.
« Une opération de routine, » dit Marcello, « mais je veux que vous soyez mes yeux et mes oreilles sur ce coup. Prenez le temps d’étudier les détails. »
Anna acquiesça, mais quelque chose sur le mur attira son attention : des symboles et des codes familiers, étrangement semblables à ceux utilisés par la DGSI. Son esprit s’emballa, cherchant des explications tout en maintenant un masque d’indifférence.
« Un problème ? » demanda Marcello, ses yeux perçants suivant son regard.
Anna reprit son calme immédiatement. « Aucun. Juste une curiosité professionnelle. »
Marcello ne sembla pas convaincu, mais il n’insista pas. Une alarme intérieure résonnait chez Anna alors qu’elle quittait la pièce.
De retour dans sa chambre, elle s’assit sur le bord du lit, le dossier ouvert devant elle. Les détails de la mission semblaient anodins, mais les codes aperçus dans la pièce de Marcello tournaient en boucle dans son esprit. Était-elle plus proche de la vérité qu’elle ne l’avait prévu, ou s’agissait-il d’un piège soigneusement tendu ?
Une vague de culpabilité, subtile mais constante, s’infiltra en elle. Les mots de sa sœur Élise, résonnant depuis le passé, la hantèrent : « Tu joues trop avec le feu. Un jour, tu vas te brûler. »
Anna repoussa ces pensées avec la discipline devenue sa seconde nature. Elle referma le dossier et se leva pour observer la nuit depuis la fenêtre. Les lumières scintillantes de la villa se reflétaient dans les ombres mouvantes des falaises, tandis que le bruit des vagues résonnait comme une mise en garde.
Ce monde n’était pas qu’un jeu d’échecs : c’était un labyrinthe où chaque masque dissimulait une lame. Mais elle était prête, peu importe le prix.
Et pourtant, elle ne pouvait chasser cette question : Rafael savait-il plus qu’il ne laissait paraître ?