Chapitre 3 — La Première Rencontre
Hugo de Montfort
L’air à l’intérieur de la Cathédrale de Saint Jude était chargé d’encens, ses volutes s’élevant comme des doigts fantomatiques vers le plafond voûté. La légère odeur de l’oliban se mêlait à la froideur métallique des murs anciens de pierre, imprégnés de siècles de prières murmurées et de pleurs étouffés. Les vitraux fracturaient la lumière de midi en éclats de rubis, de saphir et d’émeraude, projetant des arcs-en-ciel brisés qui dansaient sur le sol de marbre. Les pas de Hugo de Montfort résonnaient avec une finalité creuse alors qu’il approchait du dais, chaque pas semblant résonner comme une accusation chuchotée dans son esprit.
Eliza Marlowe était agenouillée au centre du dais, ses mains liées devant elle par une corde rugueuse. Encadrée par deux gardes aux expressions impassibles, elle paraissait étonnamment calme malgré le jugement qui pesait sur elle. Ses cheveux auburn, libres et indomptés, attrapaient la lumière brisée des fenêtres, la couronnant d’une auréole accidentelle de feu. La vision fit se bloquer la respiration de Hugo — une pensée fugace et blasphématoire qu’il enterra rapidement. Il serra la mâchoire, agrippant plus fermement le bâton symbole de devoir et de foi qui l’ancrerait.
Sa posture ne trahissait aucune peur. Elle se tenait avec une dignité tranquille, le menton légèrement relevé, juste assez pour suggérer de la défiance, mais sans arrogance. Lorsque ses yeux verts perçants rencontrèrent les siens, Hugo ressentit un choc inexplicable, comme si son regard transperçait les couches de sa robe, de son titre et de son autorité, atteignant le tumulte qu’il gardait enfoui au fond de lui. Il repoussa cette sensation perturbante, s’accrochant à la familiarité ténue du protocole.
« Levez-vous, » commanda-t-il, sa voix ferme mais imprégnée d’une tension qui trahissait une fissure dans son sang-froid.
Eliza se leva lentement, sans hâte malgré les cordes qui la restreignaient. Les villageois et le clergé rassemblés derrière eux s’agitèrent, une mer agitée de murmures et de corps en mouvement. Du coin de l’œil, Hugo aperçut le Père Aldric posté près de l’autel, ses yeux enfoncés scintillant de satisfaction. Les bras croisés sur sa poitrine, la croix dorée du vieil inquisiteur brillait comme pour moquer la plus simple en bois de Hugo. La présence d’Aldric pesait sur les épaules de Hugo comme un fardeau invisible, rappel de son devoir et des regards scrutateurs qu’il ne pouvait éviter.
« Quel est votre nom ? » demanda Hugo, bien qu’il connaissait déjà la réponse. La formalité de la question était un bouclier, un rituel pour s’ancrer dans son rôle.
« Eliza Marlowe, » répondit-elle, son ton doux mais clair, chaque syllabe empreinte d’une résolution tranquille.
« Vous êtes accusée de pratiquer la sorcellerie, de vous être associée à des forces obscures et d’avoir corrompu les bonnes gens d’Aveline. Niez-vous ces accusations ? »
La foule murmura derrière lui, un bourdonnement sourd d’inquiétude. Hugo entendit des fragments de mots — « sorcière », « maladie », « maudite » — tandis que les villageois, tels des animaux acculés, semblaient prêts à bondir. Son attention, cependant, restait fixée sur Eliza, dont le léger mouvement des lèvres n’était pas tout à fait un sourire, mais plutôt l’ombre d’un sourire. Il n’y avait aucune joie dedans, seulement une force tranquille qui le déstabilisa.
« Je les nie toutes, » dit-elle, sa voix aussi stable qu’un lac calme. Mais sous cette sérénité, Hugo percevait un courant sous-jacent, tendu comme une corde d’arc tirée.
Hugo s’approcha, suffisamment près pour distinguer la fine constellation de taches de rousseur sur ses joues pâles, suffisamment près pour sentir la chaleur légère émanant d’elle malgré le froid de la cathédrale. Ses mains fermement croisées derrière son dos, ses doigts se recroquevillèrent jusqu’à blanchir.
« Vous clamez votre innocence, » dit-il d’un ton bas et délibéré. « Pourtant, les villageois parlent de choses étranges — des guérisons inexpliquées, des murmures sur des herbes et des potions, et de ce garçon qui a quitté son lit de malade après que vous l’ayez touché. »
Ses yeux verts se plissèrent légèrement, son regard restant imperturbable. « Est-ce un crime de soigner les malades, mon seigneur ? Ou cela n’est-il un crime que lorsqu’une femme sait comment le faire ? »
Une vague de murmures horrifiés se propagea dans la foule, et Hugo sentit le regard désapprobateur du Père Aldric brûler sur le côté de son visage. Ses paroles frappaient plus profondément qu’elles n’auraient dû, éveillant en lui quelque chose d’étrangement proche de l’admiration. Il le réprima, laissant monter l’agacement à la place.
« Vous parlez comme si tous les hommes étaient vos ennemis, » répliqua-t-il, sa voix devenant plus froide, plus distante. « Ce n’est pas votre condition de femme qui est en procès, mais votre âme. »
« Et qu’en est-il de votre âme, Inquisiteur ? » répondit-elle, ses mots glissant tels une lame entre des plaques d’armure. « Combien de vies avez-vous prises pour sauver la vôtre ? »
Le souffle de Hugo se coupa, sa question transperçant le silence chargé de l’espace. Des images surgissaient sans prévenir : le rugissement des flammes dévorant les bûchers de bois, l’odeur âcre de la fumée collant à ses robes, les cris déchirants des condamnés. Ses mains se crispèrent davantage derrière son dos, sa mâchoire se contractant pour repousser les souvenirs. Il força son visage à l’immobilité, se réfugiant derrière l’autorité de son rôle.
« Vous ne me détournerez pas, » dit-il, ses mots secs, tendus. « Les preuves contre vous sont accablantes. Vous portez une bague que certains disent enchantée. »
Sa contenance vacilla, mais seulement l’espace d’un instant. Ses mains liées tressaillirent instinctivement, son regard se posant furtivement sur la simple bague en argent à son doigt. Hugo remarqua le mouvement, ses yeux se plissant tandis qu’il s’approchait davantage. Le doux bruissement de ses robes effleura le sol de marbre.
« Cette bague, » reprit-il, sa voix se durcissant, « est dite briller sous la lumière de la lune et se réchauffer à votre contact. Quel pouvoir renferme-t-elle, guérisseuse ? »
« Elle ne contient aucun pouvoir, seulement des souvenirs, » répondit Eliza, sa voix plus basse maintenant, tremblant légèrement sur les bords. « C’est un cadeau de mes parents, rien de plus. Sûrement, même un inquisiteur peut permettre à une femme de conserver un seul gage d’amour dans ce monde cruel ? »
Ses mots le frappèrent avec le poids d’une chose à la fois fragile et inébranlable. Hugo hésita, puis tendit la main, ses doigts effleurant le métal froid de la bague. Elle était banale — usée par le temps, gravée de délicates vignes — mais au moment où sa peau la toucha, une légère chaleur pulsa sous ses doigts. Il se recula vivement, surpris, comme s’il s’était brûlé.
« Vous affirmez qu’il n’y a aucune magie ici, » dit-il, sa voix sombre d’incertitude.« Et pourtant, je ressens quelque chose quand je le touche. »
Le regard d’Eliza s’adoucit, et pour la première fois, Hugo crut y voir une lueur de pitié. « Ce que vous ressentez », dit-elle, sa voix redevenue calme et posée, « ce n’est pas de la magie. C’est de la douleur. »
Les mots restèrent suspendus entre eux, plus lourds que l’air chargé d’encens, comme si la cathédrale elle-même s’était figée pour écouter. Hugo la fixa, ses pensées en proie à une tempête de contradictions. Il voulait la rejeter, condamner son insubordination comme un blasphème — mais quelque chose dans son ton, dans la tristesse silencieuse qui l’accompagnait, l’en empêchait.
Il se détourna brusquement, ses robes noires tourbillonnant autour de lui, rompant ainsi le charme du moment. « Père Aldric », appela-t-il, sa voix redevenue ferme. « L’accusée restera sous garde jusqu’à ce que j’aie eu le temps d’examiner les preuves plus en détail. »
Le mécontentement d’Aldric émanait de lui comme une chaleur écrasante. « Soit, mais il n’y a aucune raison de retarder davantage », dit-il, sa voix aussi lisse que du verre poli mais teintée de mépris. « Les villageois réclament justice, et une justice différée est une justice refusée. »
« Il ne lui sera fait aucun mal tant que je ne serai pas convaincu que la vérité a été mise au jour », répondit Hugo, d’un ton qui ne laissait place à aucune contestation.
Sans attendre la réponse d’Aldric, Hugo descendit de l’estrade, ses bottes frappant le sol de marbre avec une finalité délibérée. Son esprit bouillonnait de doutes et de malaise, la chaleur subtile de l’anneau persistant dans sa mémoire comme une marque indélébile. Derrière lui, la foule murmurait, ses voix montant comme des vagues agitées, mais il les percevait à peine.
Les derniers mots d’Eliza le hantaient, silencieux mais indéniables : *Ce que vous ressentez, c’est de la douleur.*