Chapitre 1 — Héritage Révélé
Claire Hartwell
Le moteur du ferry ronronnait doucement, sa vibration régulière se répercutant à travers les semelles des chaussures plates de Claire Hartwell alors qu’elle était assise, droite, sur un banc en bois usé. Elle agrippait son sac en cuir comme une bouée de sauvetage, ses jointures blanchies par la tension exercée sur les poignées polies. L’air portait une légère odeur de sel marin et de diesel, un contraste saisissant avec la stérilité aseptisée de son appartement en ville. Autour d’elle, la poignée de passagers murmurait ou contemplait en silence l’immensité de l’eau gris-bleu. Claire gardait les yeux fixés sur l’horizon, où la silhouette lointaine de l’île se rapprochait progressivement.
L’île. Elle se dressait telle une relique oubliée de l’océan, avec ses falaises déchiquetées et ses forêts touffues de pins enveloppées dans un voile de brume. Pendant un instant fugace, une émotion remua en elle—un souvenir d’enfance : elle assise en tailleur sur le sol, écoutant la voix graveleuse de son grand-oncle lui raconter des récits de naufrages et de trésors perdus. Elle pouvait presque sentir la chaleur d’un chocolat chaud dans ses petites mains. Mais le souvenir s’évanouit aussi vite qu’il était apparu, ne laissant derrière lui qu’un vide qu’elle s’empressa d’ignorer. C’était un monde d’enfant, empli de contes de fées. Désormais, l’île n’était qu’une formalité à régler, une obligation à accomplir avant de retourner à sa vie soigneusement ordonnée.
Son téléphone vibra sur ses genoux, l’arrachant à ses pensées. Elle baissa les yeux vers l’écran. Le signal était déjà faible, avec une seule barre restante. Une notification de son agenda s’afficha : *Réunion client – 14h*. Elle la fixa un instant, son pouce suspendu au-dessus de l’écran, avant de la faire disparaître d’un geste rapide. Il n’y aurait pas de réunions aujourd’hui, pas de présentations finement préparées ni de discussions animées en salle de réunion. Juste ceci—un héritage non désiré et une île isolée où elle n’avait pas mis les pieds depuis des décennies.
« Première fois que tu reviens, hein ? » La voix la fit sursauter, grave et rauque, mais pas désagréable. Elle tourna la tête pour voir le capitaine du ferry, un homme sec au visage aussi marqué que la côte, appuyé contre la rambarde. Sa casquette était tirée bas sur ses yeux, mais elle sentait son regard l’évaluer avec curiosité, sans toutefois être intrusif.
Claire hésita, incertaine de la réponse à donner. « Ça fait longtemps, » finit-elle par dire d’un ton sec. Elle n’avait pas envie de faire la conversation.
« Ton grand-oncle était un homme bien, » déclara le capitaine, sa voix imprégnée de ce respect réservé aux disparus. « Discret, mais il tenait à l’île. Il disait qu’elle avait une manière de changer les gens. »
« Changer les gens ? » répéta Claire, son ton plus sec qu’elle ne le souhaitait. Le capitaine haussa simplement les épaules.
« Certains endroits font ça, » dit-il tranquillement, avant de détourner son regard vers l’eau. Ses mots restèrent en suspens dans l’air, indésirables, comme les embruns salés qui se déposaient sur la peau de Claire.
Le ferry accosta dans un grincement d’assemblages de bois et de métal fatigués. Claire se leva, lissant machinalement le devant de son chemisier ajusté avant de se rappeler qu’elle avait troqué ses talons contre des chaussures plates. Les planches irrégulières du quai craquèrent sous son poids tandis qu’elle mettait pied à terre. Le vent y était plus vif, s’engouffrant à travers son blazer fin et portant un mélange d’odeurs d’algues et de résine de pin. Elle frissonna, ajustant la sangle de son sac tout en balayant du regard le quai désert, à la recherche d’un quelconque accueil—ou au moins d’un transport.
Personne ne l’attendait. Le quai était vide, à l’exception de quelques mouettes et d’un panneau peint à la main indiquant la direction de la place du village. Claire poussa un soupir et se mit en marche, ses chaussures plates crissant sur le chemin de gravier qui s’enfonçait à travers les terres.
Le village apparut presque soudainement, niché dans un creux du paysage comme s’il cherchait volontairement à se dissimuler. La place centrale était modeste, bordée de cottages en décrépitude, d’une épicerie dont l’enseigne s’effaçait avec le temps, et de ce qui semblait être une petite auberge. Des jardinières débordant de fleurs tardives bordaient les chemins pavés, leurs couleurs éclatantes tranchant avec les tons ternes des bâtiments. Les odeurs mêlées de pain chaud et de brise marine stimulaient ses sens, mais l’atmosphère chaleureuse était ternie par les regards méfiants des habitants. Les conversations s’interrompaient à son passage, les voix tombant en murmures. Elle sentait leurs regards peser sur elle, curieux et prudents, comme s’ils évaluaient sa présence selon un standard tacite.
« Claire Hartwell, je présume. »
La voix venait de sa gauche, sèche et sans détour. Elle se tourna pour voir une femme d’une soixantaine d’années, debout sur le perron de l’auberge, un bonnet en laine couvrant ses cheveux argentés et un gros pull ample tombant sur son corps maigre. Ses yeux perçants fixèrent Claire avec une intensité qui la fit se sentir examinée.
« Oui, c’est moi, » répondit Claire, redressant instinctivement sa posture. « Et vous êtes ? »
« Aggie Thorne. Gardienne du phare. Bienvenue sur l’île. » Le ton de la femme était sarcastique, ses paroles empreintes d’une ironie légère. « Curieux comme certaines choses réussissent à ramener les gens ici. »
Claire fronça légèrement les sourcils mais conserva une expression neutre. « Je ne savais pas que mon grand-oncle parlait de moi. »
Les lèvres d’Aggie frémirent, laissant Claire incertaine s’il s’agissait d’un sourire ou d’un rictus plus acéré. « Pas beaucoup, en effet. Mais il t’a laissé l’île, non ? Alors te voilà. »
Avant que Claire ne puisse répondre, Aggie se détourna et fit un geste en direction de l’auberge. « Allez, dépose tes affaires. Tu voudras voir le manoir avant que la nuit tombe. »
« Le manoir ? » répéta Claire, trouvant que le mot sonnait étrangement grandiose dans sa bouche. Elle n’avait jamais perçu cet endroit comme quelque chose d’aussi imposant. À ses yeux, ce n’était qu’une vieille maison—un vestige d’une famille qu’elle connaissait à peine.
Aggie haussa les épaules. « C’est comme ça qu’on l’appelle. Ne te fais pas trop d’illusions, cela dit. Ce n’est plus qu’une ruine maintenant. »
Claire suivit le geste d’Aggie vers l’auberge, où un homme d’âge moyen sortit par la porte, une clé à la main. Il se présenta comme Graham, l’aubergiste, et la conduisit à une chambre modeste à l’étage. L’odeur de lavande et de sel flottait légèrement dans l’air ; le mobilier était simple mais propre. Elle posa son sac sur le lit et jeta un coup d’œil par la petite fenêtre, qui offrait une vue lointaine du phare dressé sur la côte.La vue éveilla en elle quelque chose—un souvenir vague, indistinct, auquel elle ne faisait pas vraiment confiance. Secouant cette sensation, elle se tourna de nouveau vers Graham, qui lui décrivait la disposition du village tout en lui expliquant comment rejoindre le manoir.
« Merci », murmura-t-elle distraitement, son esprit déjà focalisé sur sa mission. Elle n’était pas là pour flâner ni pour raviver les fantômes du passé. Plus vite elle évaluerait la propriété et conclurait la vente, plus vite elle pourrait retourner à sa véritable vie.
Le sentier conduisant au manoir était envahi par la végétation, le gravier presque entièrement dissimulé sous un tapis de mousse et d’aiguilles de pin tombées. Les ballerines de Claire, peu adaptées au terrain accidenté, glissaient sur les pierres, et elle trébucha à plusieurs reprises, pestant à voix basse. L’air était saturé d’odeurs de terre humide et de résine, tandis que la forêt bruissait doucement, animée par le vent ou par le cri lointain d’une mouette. Quand elle aperçut enfin la maison, la frustration qu’elle ressentait avait cédé la place à une douleur sourde qui pulsait à la base de son crâne.
Le manoir était plus imposant qu’elle ne l’avait imaginé. Sa façade recouverte de lierre dégageait une certaine grandeur malgré son état de décrépitude avancée. Des fenêtres brisées luisaient comme des orbites vides, et la porte d’entrée, entrouverte, laissait voir une peinture écaillée et un bois fendillé. Claire hésita sur le seuil, sa main suspendue au-dessus de la poignée. Le vent sifflait à travers les arbres, portant avec lui un effluve à peine perceptible—un parfum ancien, peut-être une eau de cologne, ou l’arôme d’un cigare. Elle ferma les yeux brièvement, rassemblant son courage. La maison semblait étrangement vivante, comme si elle retenait son souffle, attendant qu’elle entre.
Elle poussa la porte et pénétra à l’intérieur.
L’atmosphère était lourde de poussière et imprégnée d’une légère odeur de moisissure. Des rayons de soleil pénétraient à travers les vitres brisées, dessinant des motifs fracturés sur le sol. L’escalier monumental qui dominait le hall semblait défier le temps, bien que plusieurs marches en bois manquassent. Les murs, couverts d’un papier peint fané qui avait peut-être autrefois arboré des motifs floraux, achevaient de donner au lieu un air de délabrement. Les pas de Claire résonnaient dans le silence alors qu’elle avançait, observant les vestiges d’une vie autrefois prospère—une chaise renversée, un miroir fissuré, un piano déformé dont le couvercle pendait de travers.
Elle s’arrêta dans une pièce qu’elle identifia comme le bureau, son attention attirée par un éclat doré sur le bureau. C’était une boussole, ornée sur le couvercle d’une gravure représentant un phare et des vagues. Elle la saisit, son poids rassurant dans la paume de sa main. L’aiguille tremblait légèrement, comme si elle était animée d’une énergie secrète. Lorsque son pouce effleura le bord de l’objet, une légère vibration la fit sursauter.
Frappée de curiosité, elle examina la boussole de plus près, remarquant de discrètes gravures qui ornaient son bord. Il fallut plisser les yeux pour déchiffrer les lettres usées, mais un mot se détacha finalement : *Héritage*.
Un frisson glissa le long de son dos, sans qu’elle puisse en expliquer la raison. Elle glissa la boussole dans son sac et balaya la pièce du regard une dernière fois avant de quitter la maison et de reprendre le chemin vers le village. Les mystères de l’île devraient attendre.
Mais au fond d’elle, elle savait qu’ils ne l’attendraient pas éternellement.