Chapitre 1 — I
Un soir du mois de janvier, à dix heures, un homme marchait seul sur la route qui conduit du pont du Gard au village de Castillon.
Cette route côtoie, sur une assez longue étendue, la rive gauche de la petite rivière que franchit, avec une vertigineuse hardiesse, le célèbre aqueduc romain.
Le froid était rigoureux, la nuit sombre, sans lune, le ciel plein d’étoiles.
L’homme que nous allons suivre avançait rapidement dans la direction de Castillon.
Devant lui, à deux kilomètres environ du point où il se trouvait, au sommet d’un roc accessible seulement par des pentes abruptes à travers lesquelles des routes carrossables ont été tracées depuis, il voyait le petit village qui n’attestait sa présence que par quelques lumières tremblantes ; à la hauteur où elles étaient placées, elles semblaient les sœurs voilées des constellations brillant au fond du ciel.
Alourdi sous le poids de sa vieillesse, que trahissaient même en cette obscurité sa taille courbée, ses cheveux blancs s’échappant en désordre de son chapeau, répandus sur son cou en longues boucles folles, l’inconnu pressait autour de lui les plis agités et capricieux de son manteau. Mais contre les rigueurs de cette nuit d’hiver, ce n’était là qu’une protection insuffisante.
En effet, ce manteau, vu au grand jour, eût épouvanté, tant était grande la détresse qu’il révélait, le Juif-errant lui-même. Des trous de toutes parts, les uns béants comme des plaies ouvertes, les autres incomplètement dissimulés sous des morceaux d’étoffes de couleurs diverses comme des blessures mal pansées ! C’était le signe certain d’une misère incurable ou d’une sordidité dégradante.
Pour qu’un homme en arrive à aller vêtu de semblables haillons, il faut que ce soit un maudit comme Isaac Laquedem ou un saint comme François d’Assises.
Tout le costume de notre héros était à l’unisson du vêtement qui lui servait d’enveloppe, sous lequel il portait, comme les moines franciscains, une robe de bure serrée à la taille par une corde. Les manches de cette robe étaient percées au coude ; les bords usés, fripés au point de former des franges irrégulières, qui battaient honteusement les jambes, chaussées de gros bas de laine grise dont les mailles, durant les chaleurs précédentes, avaient été dévorées par les vers.
Les doigts des pieds sortaient nus de l’extrémité des souliers dont les semelles révélaient un trop long usage. Le chapeau était un feutre noir déformé par la pluie, brûlé par le soleil. Sur toute la personne de cet étrange individu, se voyaient ainsi les marques d’une dégradation sans espoir.
Entre le pont du Gard et Castillon, à l’endroit où la route qui va dans la direction du village commence à monter, le voyageur s’arrêta.
En face de lui, se dressait une maison vaste, n’ayant qu’un seul étage au-dessus du rez-de-chaussée, dans l’intérieur de laquelle on ne pouvait entrer qu’en passant sous un portail élevé et en traversant une cour de ferme. Cette cour, où tout attestait le désordre, était remplie d’instruments aratoires, de chariots mal fixés sur leurs essieux. Le pavé disparaissait sous une couche épaisse de paille humide.
Au loin, sous des hangars en ruines, on pouvait voir dans des étables entr’ouvertes, mal éclairées par des lanternes suspendues au plafond, des chevaux étiques, des brebis maigres et un gardien endormi dans une couchette de bois blanc.
Les détails de ce spectacle ne parurent pas attirer l’attention de l’inconnu.
Il se posa en face du portail, l’œil fixé sur l’une des croisées du premier étage, placée à gauche de la grande entrée.
Tandis que toute l’habitation semblait plongée dans l’obscurité, livrée à une solitude presque complète, la chambre qui recevait son jour par cette croisée était vivement éclairée. La lumière rougeâtre qui s’en échappait formait sur la route une grande place illuminée, dans le rayon de laquelle passaient, avec des attitudes bizarres, les ombres des personnages réunis dans cette chambre, reflétées comme à travers une lanterne magique.
Le nocturne voyageur demeura un moment silencieux et immobile.
Puis, se dressant sur la pointe des pieds, il essaya de voir ce qui se passait dans l’intérieur de la maison.
Peine inutile ! Il était trop bas et la croisée trop élevée au-dessus du sol. Il chercha alors autour de lui, pour découvrir une borne, un banc, une échelle, quelque chose enfin qui lui permit de donner satisfaction à sa curiosité.
Rien de ce qu’il souhaitait ne s’offrit à ses regards.
— Je ne vois pas, murmura-t-il, mais je devine. Elle est avec son amant. Un amant ! elle !
Il s’arrêta durant quelques minutes.
Sa poitrine se soulevait avec violence. De ses yeux, des larmes descendaient sur ses joues ridées.
Il les essuya ; puis reprenant le monologue commencé :
— Je la croyais pure, insensible aux tentations qui viennent assaillir les orphelines pauvres et belles ! Je me suis trompé. Quel est-il celui-là, qui est venu troubler la sérénité de cette enfant candide ! quel langage lui a-t-il tenu pour arriver à la séduire ? que lui a-t-il promis ? la fortune ? le mariage ? Oh ! je le saurai, et malheur à lui, s’il a caché sous des paroles d’amour, sous des promesses menteuses, les moyens à l’aide desquels il a provoqué la chute de ma fille.
Sa fille ! Il prononça ces mots d’une voix ferme, haute, pleine de tendres accents, et tout un monde de souvenirs passa, soudainement ressuscité, à travers son imagination troublée.
On l’appelait Jean le Gueux. Il ne se rappelait pas avoir été désigné sous un autre nom. Si loin qu’il remontât dans son passé, il se voyait errant, vagabond, sur les routes, jusqu’à l’âge de quarante-cinq ans, vivant de son travail, et plus tard, d’aumônes, depuis l’époque où, lassé de ses durs et stériles labeurs des champs, il s’était vêtu d’une robe de moine, pour solliciter la charité des passants.
Il y avait plus de vingt ans qu’il allait de la sorte.
Il n’était pas absolument ignorant. Il savait ce que l’observation des hommes et des choses, la contemplation de la nature lui avaient appris. Il connaissait la vertu des plantes. Il avait mainte fois guéri des malades abandonnés par les médecins.
Il possédait une parole vive, ardente, chaude, imagée, ce qui constitue l’éloquence. Il récitait de mémoire certains passages de la Bible, les paraphrasait à sa façon, assez bien pour émouvoir des cœurs grossiers, mais non insensibles, dont il connaissait les impressions, les aspirations, les besoins.
À l’aide de ses facultés naturelles, il s’était créé peu à peu, dans un rayon de dix lieues, une influence considérable. Les uns disaient que c’était un saint ; les autres prétendaient qu’il pratiquait la sorcellerie.
Mais, grâce à cette double réputation, il était vénéré par les uns, redouté par les autres.
Son domicile ! il n’en possédait d’autre que celui que la peur ou la charité lui faisaient obtenir. Dans aucune ferme de la vallée du Rhône, on ne lui eût refusé l’hospitalité.
Lorsque, durant les soirées d’automne, il arrivait dans les métairies pleines de vendangeurs, la meilleure place à la table de pierre et dans la grange était pour lui. Jeunes et vieux voulaient toucher sa robe, celle d’un saint, disaient-ils, et se pressaient autour de lui pour l’ouïr parler.
Il leur donnait des conseils remplis de virilité, faisant appel à leur dignité, à leur patriotisme. Il les encourageait à fuir le séjour des villes.
— Dans les villes, leur disait-il, vous êtes faibles, parce que vous y êtes dépaysés et ignorants. Dans vos villages, vous êtes forts, parce que vous êtes chez vous, sur une terre arrosée de vos sueurs. Si vous ne vous laissez pas séduire par ce que les méchants appellent la civilisation, c’est-à-dire par le vice régularisé, un jour viendra où les champs vous appartiendront entièrement. Les grandes propriétés disparaîtront et vous en partagerez les terrains entre vous. Restez donc tels que le ciel vous a fait naître.
Tel était le langage qu’il tenait à ses auditeurs, et c’est en leur parlant ainsi qu’il s’était peu à peu créé une influence de laquelle il vivait misérablement, mais sans travailler.
Par quelles circonstances cet homme laid, sans aveu, qui n’avait, sous ces haillons, ni les privilèges du citoyen, ni la majesté du prêtre, arriva-t-il à connaître l’amour ? mystère, étranger d’ailleurs aux événements que nous avons à raconter.
Un fait est certain ; c’est qu’une femme traversa sa vie, alors qu’il allait toucher à la vieillesse, et qu’en s’éloignant de lui, elle lui laissa une petite fille, belle comme les visions angéliques des enfants.
Avouer publiquement qu’il était père, c’eût été avouer qu’il avait manqué à des vœux de chasteté dont il se faisait gloire. Il tint donc son aventure secrète. La mère disparut. L’enfant fut reposée un soir devant la porte d’une ferme des bords du Gardon, recueillie par les fermiers qui n’avaient pas de famille, élevée par eux, à l’aide d’un secours qui leur arrivait mystérieusement à des intervalles irréguliers.
C’est ainsi que Jean le Gueux, libre d’aller et de venir dans la ferme, vit grandir sa fille, sans enfreindre le mystère dont il tenait sa naissance environnée.
Salviette, c’était le nom de l’enfant, devint belle, resta pure, du moins son père le crut, jusqu’au jour où il découvrit qu’elle avait ouvert sa chambre à un amant.
Ce court exposé suffit pour faire comprendre quelle douleur entra dans le cœur de Jean le Gueux, le soir où commence ce récit, lorsqu’il put voir se confirmer sa navrante découverte.
Il était là, debout sous la croisée de Salviette, sans prendre garde au froid qui pénétrait ses membres tremblants.
— Que faire ? se demandait-il. Apparaître, chasser le séducteur. Mais, ne sera-ce pas briser le cœur de ma fille ? Et puis, de quel droit me mêler à sa vie ? Ne récusera-t-elle pas mon autorité ? Serai-je contraint à lui dire ?…
Il s’arrêta. La lueur qui s’échappait de la chambre venait de s’affaiblir subitement, comme si l’on eût éteint une lampe.
Une minute s’écoula.
Puis, un cri strident, terrible, cri de terreur, de détresse et d’effroi, retentit dans le silence du soir.
— Ma fille ! hurla le mendiant.
Au même instant, il vit un homme sortir de la maison par la porte qui s’ouvrait dans la cour, courir sous un hangar, en ramener un cheval tout sellé sur lequel il s’élança, piquer des deux, passer rapide comme un éclair, et disparaître avant qu’il eût eu le temps de l’arrêter.
Jean le Gueux était demeuré cloué sur place.
Le cavalier était déjà loin, le bruit des sabots de son cheval avait cessé depuis longtemps de se faire entendre, que le mendiant cherchait encore à se remettre de la violente émotion qu’il venait de subir.
Il fut subitement ranimé par la pensée du danger que courait sa fille.
Il s’élança, traversa la cour de la ferme, arriva sous la voûte sombre qui donnait accès à l’escalier, et gravissant les degrés, lui, vieillard, avec l’agilité d’un jeune homme, il arriva au premier étage.
Là, s’étendait un long couloir sur lequel s’ouvraient plusieurs portes. C’est vers l’une de ces portes qu’il s’avança. Elle était entrebâillée. Il la poussa vivement, entra.
La chambre était plongée dans une demi-obscurité, le quinquet qui l’éclairait ne répandant qu’une faible lueur. Il courut à ce quinquet, tourna le bouton, remonta la mèche et la lumière, subitement ranimée, lui permit de tout voir.
Il poussa un cri de douleur.
Sur le lit, une femme était étendue, comme une masse inerte, en travers des matelas, à moitié nue, ayant dans la poitrine un poignard enfoncé jusqu’à la garde.
Un filet de sang sortait de la plaie mal fermée par la lame, et coulait, ruisseau de corail, sur la gorge ferme et blanche. De la tête, renversée hors du lit, descendait, débordant comme une cascade, une chevelure blonde, soyeuse, abondante, dont l’extrémité balayait le sol.
Jean le Gueux ne pouvait ni crier ni pleurer. Ses joues contractées étaient agitées par un léger tremblement, et, sous les couleurs livides de la peau, les os se dessinaient au milieu des rides.
Il fit cependant quelques pas en avant, prit entre ses bras tremblants la chère tête blonde, la ramena sur l’oreiller, couvrit chastement ce corps adorable, ne laissant à découvert que la poitrine, d’où il arracha, d’une main virile, l’arme meurtrière.
Un flot de sang monta bouillonnant, écumeux à l’ouverture de la plaie, inondant autour de lui la chair et les draps. Un spasme convulsif traversa le corps immobile, et ce fut tout.
Il rejeta le poignard loin de lui, et, se courbant sur le sein de Salviette, il éclata en sanglots. Il ne pouvait se faire illusion. La lame longue, triangulaire, avait traversé le cœur et soudainement causé la mort.
Rien de plus pur, de plus charmant ne se peut voir que le visage de cette jeune fille, frappée dans la fleur de sa jeunesse. Les traits étaient délicats, modelés comme ceux d’une statue ; le front merveilleux, la bouche, hélas ! décolorée déjà, petite, avec des lèvres charnues. Les yeux avaient cessé d’être ouverts. Mais, à la grandeur des paupières abaissées, on les devinait admirables. Les bras étaient d’une éblouissante blancheur ; les mains hâlées par les caresses quotidiennes du soleil, mais grasses, potelées, mignonnes.
Cette enfant avait été douée de toutes les beautés qui rendent la femme séduisante, et c’était, on devait le croire, ce charme inconscient, son innocence divine qui avaient fait son malheur.
— Hélas ! pensait le malheureux père, elle aimait, elle s’est crue aimée et s’est donnée ; et le misérable qui abuse d’elle l’a foudroyée ! Pourquoi ?
Cette question revenait sans cesse sur ses lèvres, tandis que ses yeux ne pouvaient se détacher de ces traits adorés d’où la vie s’était retirée, mais sans pouvoir emporter la grâce qui les avait animés, demeurant victorieuse même de la mort.
— Ma fille ! murmurait-il, tenant ce cadavre enlacé, ma fille, ma chère Salviette, peux-tu m’entendre ! Reviens à toi ! je t’en conjure ! Non ! tu ne peux t’en aller ainsi, me quitter, sans me dire adieu !
Soins superflus. Les morts ne répondent pas.
— Morte ! s’écria-t-il, tout à coup, comme si, du sein d’un rêve épouvantable, il eût été soudainement rappelé à la réalité plus épouvantable.
Il fit quelques pas en arrière, revint vers le lit, recula encore en murmurant :
— Non ! c’est impossible ! Nul ne te voulait du mal ! Tu n’en as fait à personne ! Tes yeux vont se rouvrir ! Ta bouche va se ranimer ! Tu me parleras.
Sa tête blanchie s’inclina sur sa poitrine, et, dans l’écrasement d’un désespoir inguérissable, il murmura :
— Je l’ai perdue. Oh ! pourquoi n’ai-je pas veillé sur elle ? Pourquoi ne l’ai-je pas défendue contre elle-même, d’abord, contre les entraînements de son cœur, contre l’assassin, ensuite ! Lui ! je le trouverai, en quelque lieu du monde qu’il se soit caché ! Mais elle ! qui me la rendra ? C’était mon seul bien ici bas ! Elle avait grandi sous mes yeux, et sans savoir que j’étais son père, elle m’aimait. Quand elle était petite, c’est moi qui croisais ses mains pour lui apprendre à prier ce Dieu auquel je ne crois plus, mais dont le nom m’épouvantait.
Il s’arrêta un moment ; puis, d’un accent plein de haine, il reprit :
— Ô Dieu ! si tu existes, fais un miracle ! Rends-la-moi ! tu le dois ! il le faut !… À quoi cela a-t-il servi que je la misse sous ta garde ? Tu ne me réponds pas ! C’est que tu n’es rien ! Je le savais bien, moi, que tu ne dois ton pouvoir qu’à la crédulité des hommes ! Écoute-moi, si tu es, comme les prêtres le disent. J’avais appris à Salviette à t’aimer ! Tu as repoussé mes prières ! Tu ne l’as pas protégée ! Je te maudis !
Il releva la tête et promena autour de lui ses regards égarés, troublés par les larmes, furieux, comme s’il eût bravé le ciel.
Soudain, il se mit à courir, affolé, autour de la chambre, en criant d’une voix tonnante :
— Au secours ! au secours ! à l’assassin !
Ce fut son dernier effort. Il interrompit sa course désespérée, et chancelant, aveuglé, étendant vainement les bras pour se retenir, il tomba à la renverse sur le plancher, non pas mort, mais privé de connaissance.
Les fermiers couchaient au rez-de-chaussée. C’étaient des vieillards du nom de Combret, mari et femme, sans enfants. Réveillés par les cris du mendiant, ils s’habillèrent en hâte, accoururent dans la chambre, où ils furent aussitôt suivis par le valet de la ferme qui dormait dans l’étable, au milieu des troupeaux et presque à la belle étoile.
C’est Jean le Gueux qu’ils virent d’abord, couché sur le sol, à quelques pas du lit où Salviette était étendue, morte. Ils le relevèrent, le placèrent sur une chaise. Il revint à lui presque aussitôt, et se redressant, montrant le cadavre d’un geste impérieux :
— Non ! non ! pas à moi ! s’écria-t-il. À elle !
Le corps ensanglanté de Salviette frappa le regard des deux vieux. Ils reculèrent épouvantés.
— Voilà comment vous avez veillé sur elle ! misérables ; vous avez laissé la maison ouverte aux assassins ! Peut-être même leur avez-vous montré le chemin !
Il hurlait, il écumait, tandis que la fermière et le valet essayaient vainement de ranimer Salviette, et que le vieux Combret ne pouvait que répéter ces mots :
— Jean ! Jean ! c’est un grand malheur ! mais nous n’en sommes pas coupables !
— Qui venait la voir ? dites, parlez ! qui recevait-elle ? demanda Jean le Gueux.
— Personne, à notre connaissance, fit Combret, d’une voix troublée par les larmes. N’est-ce pas, femme, elle ne recevait personne ?
La femme que, par suite d’un usage général en Provence et en Languedoc, on appelait du nom de son mari, en le féminisant, c’est-à-dire Combrette, tourna du côté de Jean le Gueux son visage livide, où se lisaient la douleur et l’épouvante :
— Elle n’avait dans le pays aucune connaissance ; Cancel peut le dire.
Cancel, – c’était le valet, un jeune homme, – fit un signe affirmatif. Combrette continua :
— On la trouvait fière. Elle n’allait jamais à la danse, ni à Remoulins, ni à Castillon, ni ailleurs. Qui pouvait-elle connaître ? L’homme qui l’a frappée ne peut avoir eu d’autre but que le vol. C’est un inconnu, un passant, un bohémien, peut-être.
— Il n’a rien pris, cependant, objecta Cancel en désignant les meubles qui ne portaient aucune trace d’effraction.
— Il n’en a pas eu le temps, répondit Jean le Gueux. Le hasard m’a conduit sur la route au moment même où Salviette a été assassinée. Je passais devant la maison. J’ai entendu le dernier cri de la victime. Je me suis élancé pour lui porter secours. Le misérable m’a entendu. Il s’est enfui ; il a passé devant moi. Malheureusement, je n’ai pu l’arrêter.
Même au milieu de sa douleur, Jean le Gueux prenait souci de l’honneur de sa fille. Il ne voulait pas qu’on sût jamais, ce dont il était à peu près certain, qu’elle avait un amant, et il acceptait avec empressement l’hypothèse présentée par Combrette, à savoir que le crime avait eu le vol pour mobile.
— Il faudrait aller chercher un médecin, dit tout à coup la fermière.
— Je cours à Castillon, répondit Cancel.
Et il sortit en toute hâte, sans attendre que Jean le Gueux l’eût engagé à obéir aux désirs de Combrette.
— À quoi bon un médecin ? murmura le mendiant. Elle est bien morte. Il ne la ranimera pas. C’est la justice qu’il faut appeler. Elle doit découvrir l’assassin, l’arrêter, le punir et…
Sa voix se perdit dans les sanglots. Sur un signe de sa femme, Combret sortit à son tour pour aller prévenir de l’événement la gendarmerie de Remoulins, qui devait elle-même en aviser le parquet de Nîmes.
Jean le Gueux et Combrette restèrent seuls. Mais ni l’un ni l’autre ne prononcèrent une parole. Le mendiant s’était assis au pied du lit et contemplait d’un œil morne le cadavre de sa fille. La fermière, accroupie dans un coin, poussait des gémissements et versait des larmes.
Sombre veillée ! Dans cette chambre modeste, mal éclairée, on eût dit qu’il y avait, non pas une morte, mais trois morts. Un bruit de pas dans l’escalier vint troubler ce funèbre silence.
Il était une heure de la nuit.
Cancel entra suivi du médecin de Castillon auquel, durant le trajet qu’ils venaient de faire ensemble, il avait raconté le crime. Jean le Gueux ne remua pas. Le médecin marcha vers le lit, posa les mains sur le corps de Salviette et ne put que constater la froideur et la rigidité de la mort.
— Je le savais bien, qu’il n’y avait plus d’espoir, murmura Jean le Gueux.
Cependant, le médecin, supposant avec raison qu’arrivé le premier sur le théâtre de l’événement, il pourrait être chargé de procéder à l’autopsie, examinait le corps avec attention. Son examen dura dix minutes. Lorsqu’il releva la tête, il regarda Jean le Gueux et dit à demi-voix :
— Cette pauvre fille était enceinte.
Jean le Gueux tressaillit, croisa les mains, se pencha d’un air suppliant et répondit :
— Monsieur, je vous en supplie, gardez cette circonstance secrète. Cela n’ajoute rien à la grandeur du crime et…
Il s’arrêta. Le médecin le regarda avec autant de surprise que de défiance.
Au même moment, deux gendarmes, ramenés de Remoulins par le fermier, entraient dans la chambre.
Jean le Gueux quitta sur-le-champ la place qu’il occupait au pied du lit de Salviette, s’avança vers eux et prononça d’une voix ferme les paroles suivantes :
— Cette nuit, vers dix heures, je passais sur la route de Castillon, devant la ferme de Pierre Combret, ici présent. J’ai vu de la lumière dans la chambre où nous sommes en ce moment réunis. Comme je m’étonnais que Salviette, que je savais habiter cette chambre, et que je connaissais pour une fille sage, rangée, ne fût pas couchée encore, j’ai entendu un cri de détresse poussé par elle. Presque aussitôt, un homme est sorti de la maison, s’est élancé sur un cheval qui attendait, caché sous un hangar, et a disparu avant que j’aie pu l’arrêter ni même voir son visage. Alors, j’ai couru au secours de Salviette. Je l’ai trouvée, étendue sur son lit, un poignard dans le cœur, moite… Ce poignard, le voilà !
Jean le Gueux ramassa dans un coin le poignard qu’il avait retiré du sein de Salviette et le tendit au brigadier de la gendarmerie.
Ce dernier avait écouté le récit avec attention. Il était troublé autant par ce qu’il venait d’entendre que par le spectacle navrant de ce cadavre qui conservait encore, dans son immobilité, quelques-unes des séductions de la vie. Il prit l’arme que lui tendait le mendiant, s’avança jusqu’au lit, auprès duquel se tenait le médecin, et lui dit :
— Est-ce bien cette lame, monsieur le docteur, qui a fait cette plaie ?
— Oui, oui, c’est cela même, répondit vivement le médecin avec un empressement où la curiosité du savant avait autant de part que le désir d’aider à découvrir l’assassin.
Puis, se penchant à l’oreille du brigadier, il ajouta :
— Êtes-vous bien sûr que le mendiant n’est pas l’auteur du crime ?
— Hein ? Dans quel but aurait-il tué Salviette ?
— Elle était enceinte ! S’il était, lui, le séducteur ?
— Jean le Gueux ! séducteur ! répliqua le gendarme avec un air de doute.
C’était un beau garçon de trente ans, qui paraissait s’entendre au métier de galant, ne pas admettre que tout le monde s’y entendit et que Jean le Gueux, pauvre, déguenillé, sale, sordide, eût pu un seul moment plaire à une fille telle que Salviette.
Néanmoins, l’observation du médecin le préoccupait.
Il suffisait qu’un homme, qui passait dans le pays pour posséder autant de science que de clairvoyance, crût à la culpabilité du mendiant, pour éveiller, malgré les impossibilités que devait rencontrer cette croyance, les soupçons du brigadier. N’était-il pas possible que Jean le Gueux eût séduit la victime, l’eût massacrée plus tard, et, pour détourner de sa tête les rigueurs qu’il pouvait redouter, eût inventé l’histoire de cet assassin fugitif qu’il n’avait fait qu’entrevoir sans pouvoir le reconnaître ni l’arrêter ?
Le médecin accrut les doutes du brigadier en lui racontant que Jean le Gueux avait exprimé le désir que la grossesse de la victime demeurât secrète.
Le représentant de la force publique fit un signe à Jean le Gueux, qui s’avança.
— Êtes-vous parent de la morte ? lui demanda-t-il ?
— Non ! répondit Jean le Gueux avec effort.
— Vous la connaissiez, cependant ?
— Oui, je venais fréquemment à la ferme de Combret, et la petite me témoignait de l’attachement.
— Quand vous êtes arrivé dans sa chambre, après avoir entendu le cri qu’elle a poussé, qui avez-vous trouvé auprès d’elle ?
— Personne ! C’est moi, je vous l’ai dit, qui ai donné l’alarme.
— Combien sont-ils accourus à vos cris ?
— Le fermier Combret, sa femme, Cancel, leur valet.
— Ils vous ont trouvé seul ici, près de Salviette ?
— Sans doute.
Le brigadier s’adressa alors à Combret qui écoutait l’interrogatoire et lui dit :
— Que faisait-il, quand vous êtes entré ?
— Il était étendu là, sans connaissance. Nous l’avons relevé, avant même d’avoir vu le cadavre ; et aussitôt il s’est ranimé.
— La douleur que j’ai éprouvée en voyant cette jeune fille si belle, si douce, si bonne, misérablement assassinée, est la cause de mon évanouissement, ajouta Jean le Gueux.
— Tout cela me semble bien singulier, objecta, après quelques instants de réflexion et d’un air capable, le gendarme. N’est-il pas extraordinaire que votre présence ici soit uniquement le fait du hasard ? À dix heures, vous passez sur la route, hasard ; vous êtes le seul dans une maison habitée, qui entendiez le cri de la victime, hasard ; vous êtes seul à entrevoir l’assassin fugitif, hasard ; on vous rencontre seul dans cette chambre, au moment où le crime vient d’être commis, hasard encore, s’il faut vous en croire ; voilà un hasard bien compromettant pour vous !
Ayant dit ces mots, le brigadier regarda avec satisfaction les assistants, et rougit de plaisir en voyant le médecin approuver son langage d’un signe de tête.
Quant à Jean le Gueux, il s’attendait si peu à une sortie de cette espèce qu’il ne put d’abord que balbutier cette question :
— Me soupçonneriez-vous ?
On lui répondit affirmativement.
— Oh ! je suis perdu, alors ! murmura-t-il, en courbant le front ; et mentalement, il ajouta :
— Ma chère Salviette, on accuse ton père de t’avoir assassinée. Si je ne découvre pas l’assassin, j’irai te rejoindre plus tôt que je ne l’espérais.
Son attitude, sa tenue, l’antipathie qu’il inspirait en général aux gendarmes chargés de poursuivre les vagabonds, et qui ne pouvaient rien contre celui-là, à cause de la vénération dont il était l’objet dans toute la contrée, n’étaient pas de nature à dissiper les soupçons soudainement amoncelés sur sa tête.
Il comprit qu’en cet instant, il n’y avait aucune protestation à opposer, et sans doute n’aurait-il plus ouvert la bouche, si le brigadier ne l’eût soudainement interpellé en ces termes :
— Reconnaissez-vous être l’auteur du crime commis sur la personne de Salviette ?
Jean le Gueux parvint à redresser sa taille courbée qui parut miraculeusement grandie.
— Moi ! moi ! assassin ! s’écria-t-il d’une voix étranglée. Ah ! si vous connaissiez le secret de ma vie, la blessure cruelle faite en ce jour à mon cœur, vous ne me soupçonneriez pas ! Non, ce n’est pas moi qui l’ai frappée, l’adorable enfant. Et pourquoi, grand Dieu, aurais-je planté dans sa poitrine cette lame qui a soudainement causé la mort ? Pourquoi ? N’avais-je pas ma part de ses sourires ? Ne me réservait-elle pas ses aumônes les plus larges ? Ne sollicitait-elle pas mes prières et mes conseils ? On m’a vu auprès d’elle. Quel est celui qui, nous ayant vus ensemble, nous ayant entendus parler l’un de l’autre, osera prétendre que je suis l’auteur de ce crime odieux ?
Il avait prononcé ces paroles avec une énergie qui en imposa à ses auditeurs, même à ceux qui l’accusaient.
— Cependant, demanda le brigadier, pourquoi avoir prié M. le docteur, ici présent, de ne révéler à personne la grossesse de la victime ?
— Pourquoi ?
En même temps, Jean le Gueux regardait le médecin avec des yeux où se lisaient des reproches qu’il n’osait formuler contre lui, mais qui se pressaient dans son âme affligée.
— Pourquoi ? répéta-t-il. Parce que, pour l’honneur de cette chère mémoire, je voulais que nul ne connût qu’elle avait été faible et s’était livrée à un amant. Voilà pourquoi j’ai supplié cet homme qui n’a pas de cœur, puisqu’il ne m’a pas compris.
Des larmes coulaient de ses yeux. Il s’écria :
— Maintenant, arrêtez-moi si vous voulez ; faites-moi surveiller, je ne quitte pas ces lieux. Je veux veiller la morte. Je resterai auprès d’elle. Mais dispensez-vous de continuer cet interrogatoire ; car je ne répondrai plus à aucun de vous. Je ne veux répondre qu’aux magistrats. Ils me comprendront, eux !
Ayant parlé ainsi, il s’accroupit lourdement devant le lit, prit entre ses mains la main gauche de la morte, l’arrosa de larmes et la couvrit de baisers.
Nul n’osa l’éloigner de cette place.
Il y resta jusqu’au jour, tandis que les gendarmes essayaient de découvrir quelque chose qui pût les mettre sur les traces de l’assassin. Le matin les surprit au milieu de cette ingrate besogne qui n’amena aucun résultat.
À neuf heures, un homme placé en sentinelle sur la route entra précipitamment dans la ferme et annonça l’arrivée des magistrats de Nîmes.
Absorbé jusque-là dans ses méditations douloureuses, Jean le Gueux se leva précipitamment, essaya de redresser sa taille courbée, d’imposer à son visage une expression sereine et calme. Il souhaitait d’inspirer confiance ; car il nourrissait le désir le plus ardent, non-seulement de prouver son innocence, si l’on persistait à l’accuser du crime, mais encore d’aider à découvrir le coupable. Il se dirigea vers les groupes que formaient à l’autre extrémité de la chambre les personnages présents. Quelques pas seulement le séparaient de ces groupes. Comme il franchissait ce court espace, son attention fut attirée par un objet brillant, placé dans une rainure formée par deux dalles mal jointes.
Tout autre que lui eût poussé une exclamation, manifesté quelque surprise. Mais il était à ce point accoutumé à dissimuler ses impressions qu’il garda le silence, ramassa l’objet et le cacha dans le creux de sa main, sans même le regarder. En le palpant, il comprit que c’était un de ces anneaux en or, sans ornement d’aucune sorte, que les nouveaux époux échangent le jour de leur mariage, durant la cérémonie, et qu’on appelle une alliance.
— Est-ce l’assassin qui l’a perdu ? se demanda-t-il.
Il jeta un rapide coup d’œil sur les mains de ceux des personnages présents qu’il savait mariés. Chacun portait un anneau semblable, preuve évidente que celui qu’il venait de trouver n’appartenait à aucun d’eux.
Cette circonstance le confirma dans cette opinion que l’alliance appartenait à l’auteur du crime et avait été égarée par lui.
Tout cela n’avait duré que quelques minutes, et il venait de serrer soigneusement la bague dans sa poche, quand les magistrats venus de Nîmes, entrèrent, au nombre de deux, accompagnés d’un médecin, ordinairement commis par le parquet, dans les affaires criminelles, à l’autopsie des victimes.
L’un des magistrats était un jeune homme. Il avait à peine trente ans. Il était substitut du procureur du roi siégeant à Nîmes, et, par ordre de ce dernier, il avait accompagné sur le lieu de l’événement le juge d’instruction.
Le juge d’instruction se nommait M. de Saramie. Il avait la taille élevée, élégante, des manières distinguées. Bien qu’il ne fût pas possible, à cause de la maturité de ses traits, de lui donner moins de quarante-cinq ans, il résidait sur toute sa personne une désinvolture, un air de jeunesse qui permettaient de le ranger parmi ces hommes qui ont le privilège de ne pas vieillir, ou plutôt de ne paraître jamais vieux.
Il était beau autant que peut l’être un homme sur le visage duquel les fortes passions ont laissé leur empreinte. Des cheveux noirs, soyeux, se pressaient drus sur sa tête et tombaient en boucles sur son cou. La figure était pleine, la peau brune, mate, les yeux très grands et remplis d’éclat.
Ce qui déparait cette tête charmante, c’étaient deux cercles de bistre qui entouraient les yeux au dessus des joues, comme deux rides profondes, et les plis qui marquaient le front. Néanmoins, toute femme devant laquelle M. de Saramie eût passé, aurait voulu le mieux voir. On ne rêve pas autrement don Juan. Il est vrai que celui-ci ne portait ni fine moustache, ni barbe à l’espagnole, mais d’opulents favoris, ainsi qu’il convient à un magistrat.
Jean le Gueux, debout dans un coin, essayant de se faire obscur, humble, modeste, considérait attentivement les nouveaux personnages.
— Sauront-ils découvrir la vérité ? se demandait-il. Me croiront-ils, quand je leur affirmerai que je suis innocent ? Accepteront-ils mon aide, quand je leur dirai que je veux collaborer à la recherche de la vérité ?
Tandis qu’il se posait ces questions, le médecin amené de Nîmes s’était approché du cadavre, écoutait les explications que lui donnait son collègue de Castillon.
Le brigadier de gendarmerie racontait au substitut et au juge d’instruction les événements qui s’étaient passés avant leur arrivée.
— Quelle adorable créature ! dit doucement le substitut avec l’ardeur et la pitié qui peuvent entrer dans un noble cœur, en présence d’un corps jeune et beau, odieusement frappé.
— Oui, elle était très belle, répondit froidement le juge d’instruction.
Et d’un air indifférent, sa main passa dans la chevelure blonde éparse sur l’oreiller.
— Pourquoi voulez-vous feindre de ne pas être ému, mon cher Saramie ? demanda le substitut. Vous l’êtes plus que moi, j’en suis sûr. Vous êtes horriblement pâle et votre main tremble.
— Je suis pâle, moi ! s’écria vivement Saramie avec un sourire contraint.
Il s’adressa brusquement au brigadier et dit :
— Où est cet homme que vous appelez Jean le Gueux ?
— Le voici, répondit le gendarme en désignant le mendiant.
— Avancez !
Jean le Gueux obéit.
— Répétez la déposition que vous avez fait tout à l’heure.
Jean le Gueux recommença son récit. Le substitut, assis devant une table, prenait des notes. Le juge d’instruction écoutait d’un air distrait.
— Pas de détour, s’écria-t-il tout à coup. Cette femme a été assassinée. C’est vous qu’on a trouvé le premier et seul auprès d’elle. Je ne dois pas vous cacher que, jusqu’à nouvel ordre, cette circonstance laisse planer des soupçons sur vous.
— Des soupçons ne sont pas des preuves, répondit Jean le Gueux. Si j’étais l’assassin, j’aurais pris la fuite.
— Vous ne pouviez fuir, puisqu’on vous a trouvé évanoui.
— Mais je n’aurais pas appelé du secours.
— Peut-être, pour donner le change.
— Monsieur le juge, dit froidement Jean le Gueux, je vois que vous partagez l’erreur du brigadier qui, sur ces simples faits, m’a soupçonné et vous a fait partager son sentiment. Essayer de me défendre, en ce moment, serait puéril. Je suis sans fortune, sans domicile, presque sans nom, un misérable, quoi ! et l’état continuel de vagabondage dans lequel je vis est la plus terrible des preuves qu’on puisse en ce moment opposer à mes dénégations. Arrêtez-moi donc. Je proteste seulement et avec énergie de mon innocence. Je ne cesserai de protester. J’ai dit la vérité, je ne cesserai de la dire, et j’ai désormais un double intérêt à vouloir que le coupable soit découvert.
Ce langage aurait dû frapper le juge d’instruction, comme il frappa le substitut. Mais M. de Saramie continuait à paraître distrait par des préoccupations absolument étrangères à l’objet qui l’avait amené en ce lieu. Il entendait imparfaitement ce qu’on lui disait, et répondit à Jean le Gueux par cette simple question :
— Vous persistez à nier ?
— De toutes mes forces !
— Cet homme est en état d’arrestation provisoire, dit alors le juge d’instruction au brigadier.
Ce dernier s’avança et mit la main sur l’épaule de Jean le Gueux, qui ne broncha pas.
— Mettez-le en sûreté dans une pièce voisine. Nous allons poursuivre l’instruction. Que tout le monde sorte, à l’exception des médecins, et que personne ne s’éloigne de cette maison.
Comme Saramie attendait l’exécution de cet ordre et échangeait quelques mots avec le substitut, ce dernier le vit faire un mouvement.
— Qu’avez-vous donc ?
Saramie regardait sa main droite.
— Je m’aperçois à l’instant que j’ai perdu mon alliance. Si ma femme le savait, elle en aurait le plus vif chagrin et croirait qu’il va nous arriver malheur.
Cette phrase tomba dans l’oreille de Jean le Gueux, au moment où il allait sortir accompagné du brigadier.
— On parle de bague perdue ! s’écria-t-il.
Et, revenant sur ses pas, il plaça vivement sous les yeux du juge d’instruction l’anneau qu’il avait trouvé tout à l’heure, et lui dit :
— Est-ce là ce que vous cherchez ?
— Oui, oui, sans doute !
Saramie passa joyeusement l’alliance à l’un de ses doigts. Mais, presque aussitôt, une réflexion terrifiante dut traverser son cerveau, car il tressaillit, pâlit, releva la tête et regarda Jean le Gueux. Celui-ci le tenait fixé sous ses yeux dans lesquels se lisaient l’horreur, la surprise et la haine.
— Où donc avez-vous trouvé cette bague ? demanda M. de Saramie en essayant d’affermir sa voix.
Jean le Gueux demeura une minute sans répondre.
Un violent combat se livrait en lui.
Était-ce l’assassin qu’il avait là, si près de son regard et de sa main ? Devait-il révéler tout haut qu’il avait trouvé la bague avant l’arrivée du juge d’instruction, et que, par conséquent, si elle appartenait à ce dernier, c’est que ce dernier l’avait perdue à cette place où il était déjà venu ?
L’indécision arrêtait sa réponse.
Tout à coup, sans savoir peut-être à quel sentiment il obéissait, il dit :
— Je viens de trouver votre bague à vos pieds, à l’instant même.
Puis, se retournant vers le brigadier, il s’écria :
— Allons ! allons ! venez me mettre en sûreté.
Tout le monde sortit, à l’exception des médecins, qui restèrent avec les magistrats.
— Messieurs, reprenons l’instruction, dit M. de Saramie subitement rasséréné.
Cette instruction, menée avec intelligence et célérité, n’amena aucune découverte qui pût mettre sur les traces de l’assassin de Salviette, ni dissiper les soupçons qui pesaient sur Jean le Gueux.
Si cet assassin était autre que le mendiant, il est positif qu’il connaissait les êtres de la maison et avait l’habitude d’y venir. Il est évident encore qu’il était entré dans la chambre de Salviette du consentement de celle-ci, puisque ni les portes ni les croisées ne portaient aucune trace d’effraction. Il y avait aussi lieu de supposer qu’il était l’amant de la malheureuse fille. L’état dans lequel on l’avait trouvée, sa grossesse, ne permettaient guère de doute à cet égard.
Maintenant, quel mobile avait dirigé la main de l’assassin ?
La jalousie ou la crainte d’être compromis, le jour où Salviette deviendrait mère. Il était difficile d’assigner d’autres causes à son crime, et, si l’on admettait la seconde, il fallait admettre aussi que le coupable était marié, père de famille, ou bien encore prêtre ou religieux, dans une situation, en un mot, qui lui imposait la nécessité de faire disparaître, à tout prix, le résultat de sa faiblesse.
L’arme dont il s’était servi était un poignard à lame triangulaire, assez longue, avec un manche en ivoire, sans ornement d’aucune sorte, un de ces petits glaives qu’on place sur une étagère. On en trouve de semblables chez tous les couteliers, et l’assassin s’était à dessein servi de celui-là, qui n’avait rien de saillant ni de susceptible de mettre sur ses traces.
Il avait frappé Salviette dans le lit où elle était étendue, au moment où il sortait de ses bras, soudainement, par surprise, sans lui laisser le temps de se défendre. Rien dans la chambre ne témoignait qu’il y eût eu lutte ni même tentative de résistance.
Ici, se plaçaient deux hypothèses : ou bien c’était Jean le Gueux qui avait fait le coup, et alors le récit qu’il retraçait n’était qu’une odieuse invention, un amas de mensonges qui prouvait la fertilité de son esprit ; ou bien il était innocent, son récit était véridique, et alors l’homme qu’il disait avoir vu sortir de la maison, monter à cheval et s’enfuir était bien réellement l’assassin. Malheureusement, la nuit n’avait pas permis à Jean le Gueux de voir autre chose qu’une ombre, et il ne pouvait donner la description du fugitif.
La cour de la ferme était pavée, remplie de paille. Les sabots du cheval, si vraiment il y avait eu un cheval dans toute cette affaire, n’y avaient pas laissé d’empreinte.
On n’en voyait pas non plus sur la route, durcie par le froid.
Ces diverses circonstances n’augmentaient peut-être pas les soupçons qui pesaient sur Jean le Gueux ; mais elles ne pouvaient en rien contribuer à les dissiper, et, à moins qu’il ne fût établi que d’autres que lui avaient vu, durant cette fatale nuit, le fugitif, la situation du mendiant demeurait la même, puisqu’il ne pouvait pas prouver qu’au moment où le crime s’était accompli, il était sous les croisées de la chambre et non dans la chambre.
Tel fut le résultat des recherches auxquelles se livrèrent les magistrats pendant plusieurs heures.
Il était midi lorsqu’ils eurent terminé leur besogne. Ordre fut donné par eux de maintenir Jean le Gueux en état d’arrestation et de le conduire à la maison de détention de Nîmes.
Tandis qu’ils opéraient, la foule, venue de Remoulins, de Castillon, de Saint-Hilaire, de Meynes, de Sernhac, à la nouvelle du crime odieux commis sur la personne de Salviette, s’était peu à peu ramassée autour de la maison. Les commentaires allaient leur train ; mais aucun d’eux n’était de nature à aider la justice. Il en résultait seulement que Salviette avait entouré d’un mystère profond l’amour qu’elle nourrissait dans son cœur et auquel elle avait succombé ; car, tout le monde rendait hommage à sa pureté virginale, en même temps qu’à son honnêteté, et ceux qui cherchaient à expliquer le crime prétendaient qu’assurément c’était en repoussant des propositions criminelles qu’elle avait été frappée.
Lorsque le bruit se répandit que Jean le Gueux était arrêté, il y eut dans cette foule passionnée comme toutes les populations méridionales, un moment de surprise et de mécontentement.
Vénéré comme un saint, ou redouté comme un sorcier, Jean le Gueux, dans le sentiment de l’opinion publique, ne pouvait être coupable. Si, vraiment, il avait dans le cœur une piété sincère et profonde, il était incapable de commettre un si grand crime. Si, au contraire, il pratiquait la sorcellerie, il n’eut tenu qu’à lui, après avoir frappé Salviette, de se soustraire au châtiment.
Les magistrats, instruits de ces diverses impressions de la foule, si bonne à consulter dans des affaires de ce genre, prenaient note de ce qu’ils voyaient et entendaient.
Avant de se retirer, ils firent dresser par les médecins un procès-verbal constatant l’état dans lequel le cadavre avait été trouvé et la nature de la plaie. Puis, le décès ayant été officiellement constaté, ordre fut donné de procéder aux funérailles.
C’est alors que les magistrats étant partis pour aller déjeuner à Remoulins, chez le maire, qui leur avait offert l’hospitalité, le brigadier entra dans la chambre où Jean le Gueux avait été provisoirement enfermé, pour lui annoncer son arrestation définitive. Le gendarme était suivi de son camarade et du fermier Combret, qui ne croyait pas à la culpabilité de Jean le Gueux, mais qui, timide comme un vieillard et craintif comme un paysan ignorant, n’osait prendre sa défense.
Ils trouvèrent le malheureux accroupi dans un coin. À leur entrée, il releva la tête et les regarda, muet.
— Jean, dit le brigadier, j’ai ordre de vous arrêter et de vous conduire à la maison de détention de Nîmes.
— On m’accuse donc ? On persiste ?
— On vous accuse du crime commis sur la personne de Salviette, et jusqu’à ce que les preuves qu’on a contre vous soient dissipées ou confirmées, vous devez être à la disposition de M. le juge d’instruction.
Un éclair de plaisir traversa les yeux du mendiant. Il se redressa lentement et dit :
— Je suis prêt à vous suivre. Je suis prêt.
— Ne voulez-vous pas manger, Jean ? lui demanda Combret qui, s’adressant aux gendarmes, ajouta : Il n’a rien pris depuis hier.
— Je mangerai volontiers, répondit Jean le Gueux.
— Et nous aussi, ajouta le brigadier, si vous avez quelque chose à nous offrir. Seulement, servez-nous ici, afin que nous ne soyons pas envahis par la foule qui entoure cette maison.
— Il y a une grande foule, là ? fit Jean vivement.
— Oui, répondit le brigadier ; on est venu de tous les pays voisins.
Jean s’approcha de la croisée et vit sur la route un millier de personnes. Il sourit mystérieusement.
— Pourquoi riez-vous ? demanda le brigadier.
— Je pense que je n’aurais qu’un mot à dire, qu’un signe à faire pour décider tout ce peuple à se précipiter sur cette maison et à me délivrer malgré vous.
Le brigadier tressaillit, mit la main sur la garde de son sabre.
— Calmez-vous donc, lui dit Jean. Je ne veux rien de semblable. J’ai le plus grand intérêt à être maintenu en état d’arrestation, et je serais désespéré que quelqu’un songeât à me délivrer en ce moment.
La surprise des gendarmes était extrême. Ils essayèrent de faire jaser le prisonnier, qui refusa de leur répondre. Quelques instants après, ils étaient assis, tous les trois, autour d’une table, dressée et servie à la hâte par Combret.
Ce fut après ce repas qu’on songea à se mettre en route pour Nîmes.
Pour que la garde du prisonnier fût plus facile et que son passage sur la route ne donnât pas lieu à de nouveaux rassemblements, les magistrats avaient requis à Remoulins une voiture qui vint prendre Jean le Gueux dans la cour de la ferme, de telle sorte que l’on n’eut le temps ni de voir son visage ni de l’acclamer.
Au moment où il mettait le pied sur le marchepied pour s’asseoir au fond de la voiture entre les deux gendarmes, il se retourna vers Combret et lui dit :
— Je ne pourrai assister aux funérailles de Salviette. Tu marqueras la place où son cercueil sera enfoui, afin qu’il me soit possible, quand je serai libre, d’aller pleurer sur la tombe de ma fille.
— Sa fille ! s’écrièrent à la fois les gendarmes et Combret.
— Eh bien, oui, c’était ma fille, s’écria-t-il brusquement.
Il jeta sa tête dans les coussins, ferma les yeux et jusqu’à Nîmes ne dit plus un mot. Le secret de son cœur lui était échappé au milieu de sa douleur et il en était navré.
Le même soir, il fut écroué dans la prison de Nîmes.