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Romans de romance dans un seul endroit

Chapitre 2II


La maison de détention de Nîmes, touche au Palais de Justice, d’un côté. De l’autre, elle a vue sur les arènes.

La cellule dans laquelle on avait enfermé Jean le Gueux était située au second étage. Elle mesurait quatre mètres carrés, s’ouvrait, ainsi que beaucoup d’autres, sur un couloir circulaire et recevait son jour par une petite lucarne grillée, placée au niveau du sommet de l’amphithéâtre.

Durant deux jours, Jean le Gueux n’eut d’autres visites que celles du gardien chargé de lui apporter sa maigre pitance ; d’autres distractions que celle que pouvaient lui donner le spectacle des murailles noircies du vieux monument, et une courte promenade dans un préau solitaire.

Il eut tout le temps de se livrer à sa douleur et aux méditations que devaient lui inspirer la gravité de sa situation, qui lui apparaissait sous un double aspect : celui de sa sûreté personnelle compromise par l’accusation dont il était l’objet, et celui de la conduite à tenir pour arriver rapidement à la découverte de l’assassin.

En ce qui touche ce dernier point, il était sous l’empire d’une idée fixe. Il croyait que le coupable n’était autre que M. de Saramie, le juge d’instruction, dont il avait trouvé la bague dans la chambre de Salviette.

— Si j’ai trouvé cette bague dans cette chambre, alors qu’il n’y était pas encore entré, moi présent, pensait-il, c’est qu’il y était venu déjà. Quand ? Comment ? Pourquoi ?

Cette circonstance le préoccupait extrêmement.

Mais il n’osait y faire tout haut aucune allusion.

— À supposer, se disait-il, que M. de Saramie ait été l’amant de Salviette, qu’épouvanté par la grossesse de cette pauvre chère créature, il l’ait assassinée, que ce soit lui que j’ai vu fuir à cheval dans la nuit, que, dans le trouble où son forfait a dû le plonger, il ait perdu cette bague qui est ensuite tombée dans mes mains et que je lui ai rendue, si telle est la vérité, quel moyen ai-je en mon pouvoir pour la faire triompher ?

Si j’affirme que j’avais découvert l’anneau avant l’entrée de M. de Saramie, il niera, il dira qu’il le portait le matin même et s’appuiera sur la déclaration que j’ai cru devoir faire pour ne pas l’épouvanter, lorsqu’il m’a demandé quand et où j’avais trouvé le bijou. C’est lui qu’on croira et non moi. D’ailleurs, s’il est coupable, si je parviens à acquérir une certitude à cet égard, serais-je suffisamment vengé, lorsque je l’aurais livré à la justice ? Ne trouvera-t-il pas d’anciens amis parmi ses juges ? Ne parviendra-t-il même pas à étouffer l’affaire ?

Non ! non ! alors même que j’aurais dans les mains la preuve matérielle de sa culpabilité, je ne le dénoncerais pas. Mais ma vengeance n’en sera que plus terrible. Je le frapperai dans ses affections, s’il en a ; dans sa position, dont il doit être fier. Oh ! s’il est l’assassin de Salviette, malheur à lui !

Telles étaient les pensées que Jean le Gueux ruminait dans sa cervelle. Il s’inquiétait, toutefois, de n’avoir pas été encore interrogé. Il redoutait que M. de Saramie ne confiât l’instruction à l’un de ses collègues.

— Je n’aurais alors aucun moyen de savoir si, oui ou non, il est coupable.

C’était le second jour de son incarcération.

— Savez-vous, demanda-t-il au geôlier, si le juge d’instruction me fera comparaître bientôt devant lui ? Être innocent et attendre, dans une prison, le bon plaisir d’un magistrat, cela est cruel, et ceux sous la main desquels je suis, alors que je n’ai rien à me reprocher, devraient avoir plus de pitié.

Le gardien était un homme simple, doux et généreux.

— Taisez-vous donc, dit-il à Jean le Gueux. Un tel langage, s’il parvenait aux oreilles de messieurs du parquet, aggraverait votre situation.

— N’ai-je pas le droit de protester de mon innocence et de me plaindre, puisqu’on me retient injustement dans ce cachot ? Non, je ne crains pas qu’on répète mes paroles. Je vous demande même de le faire. Dites au juge d’instruction que j’ai hâte de comparaître devant lui.

— Je le lui ferai savoir, puisque vous le désirez. Votre langage lui sera fidèlement transmis par le directeur.

Le gardien allait se retirer. Jean le Gueux le retint.

— Connaissez-vous M. de Saramie, le juge chargé d’instruire les événements auxquels je suis mêlé ?

— Si je le connais ! Je le crois bien, répondit le gardien. C’est grâce à sa protection que j’ai obtenu l’emploi que j’occupe ici.

— Ah ! Est-ce un homme bienveillant ?

— Bienveillant ? Oui, pour les braves gens, mais implacable pour les coquins.

— Il est marié ? demanda timidement Jean le Gueux.

Le gardien le regarda avec surprise.

— Qu’est-ce que cela peut vous faire ?

— Vous savez, on aime à connaître complètement un homme qui tient notre sort dans ses mains.

Le gardien parut comprendre cette raison, et reprit :

— Oui, il est marié à une très jeune et très jolie femme. Ah ! celle-là, si elle voulait vous prendre sous sa protection, plaider votre cause auprès de son mari, seriez-vous dix fois criminel, je crois qu’il ne résisterait pas à ses prières !

— Il l’aime donc ? fit anxieusement Jean.

— Il l’adore ! Songez. Elle a vingt-trois ans. Il l’a épousée, il y a cinq ans, alors qu’il en avait déjà quarante : un vrai mariage d’amour !

Cette révélation déroutait les prévisions de Jean le Gueux.

Comment admettre, en effet, que M. de Saramie, qui, de l’aveu même d’un simple gardien de prison, écho de la rumeur publique, aimait éperdument sa femme, eût séduit Salviette ?

— A-t-il des enfants ? demanda encore Jean le Gueux.

— Un grand fils de vingt ans, de son premier mariage ; car, avant d’épouser sa femme actuelle, il avait été marié.

Tout cela n’apprenait rien à Jean le Gueux qui pût le mettre sur la trace de quelque preuve à l’appui de ses soupçons. Il passa le reste de cette journée dans une incertitude des plus cruelles.

Le lendemain, dès huit heures, la porte de sa cellule s’ouvrit, le gardien entra, accompagné de deux gendarmes.

— Le juge d’instruction vous fait appeler, lui dit-il.

— Vous avez transmis ma commission, répondit joyeusement Jean le Gueux. Merci !

Mais, en ce moment, il vit l’un des gendarmes qui s’avançait pour lui mettre les menottes.

— À moi, cela ! s’écria-t-il, vous vous trompez. Je suis accusé, mais non déclaré coupable. On ne m’a pas enchaîné lorsqu’on m’a conduit de Remoulins ici.

— Ne résistez pas, lui dit amicalement le gardien. Tout prévenu qui comparaît devant le juge d’instruction doit avoir les menottes. C’est un usage. Il faut s’y conformer. On n’en meurt pas.

— Infamie ! murmura Jean le Gueux en présentant docilement les mains. De cette humiliation, aussi, je me vengerai sur l’assassin, si je le découvre.

Il sortit de sa cellule entre les deux gendarmes.

On lui fit descendre des escaliers, traverser de longs corridors, remonter d’autres escaliers. On ouvrit dix portes pour le laisser passer. On les referma derrière lui.

Il fallut plus de cinq minutes pour arriver au cabinet du juge d’instruction.

Il fut introduit sur-le-champ. Comme il faisait très froid, on avait allumé un grand feu. M. de Saramie était devant la cheminée, dans un fauteuil, accoudé sur un petit guéridon chargé de dossiers qu’il feuilletait activement. À l’entrée de Jean le Gueux, il releva la tête.

— Retirez les menottes à cet homme et sortez, dit-il aux gendarmes. Restez dans l’antichambre ; je vous appellerai lorsque j’aurai besoin de vous.

Jean le Gueux remercia d’un signe de tête. Les gendarmes exécutèrent les ordres qu’ils avaient reçus.

Le juge d’instruction et le mendiant demeurèrent seuls.

— Je ne commencerai mon interrogatoire que tout à l’heure, dit tout à coup M. de Saramie. J’ai d’abord une explication personnelle à vous donner. Il y a trois jours, dans la chambre de la victime, je me suis plaint tout haut d’avoir égaré ma bague à laquelle je tenais beaucoup. Vous m’avez aussitôt remis celle-ci que vous veniez de trouver, qui ressemble singulièrement à la mienne, mais qui n’est pas la mienne. Je ne m’en suis aperçu qu’après mon retour ici. Mon alliance porte à l’intérieur mon nom et celui de ma femme. Celle-ci ne porte aucun nom.

En même temps, M. de Saramie ouvrit l’anneau et montra à Jean le Gueux que les parois n’en étaient pas gravées.

— On a effacé les noms à l’aide d’une lime, s’écria vivement Jean le Gueux.

— Comment le savez-vous ? demanda M. de Saramie en essayant de conserver son calme.

— Voyez ! monsieur le juge, ces rayures. Ce sont les traces de la lime. Elles sont toutes fraîches. Elles affirment l’inexpérience de l’ouvrier.

— En effet, répliqua M. de Saramie. Et bien, si vous avez trouvé cette bague dans la chambre de Salviette, s’il est prouvé, comme vous le dites, que les noms qui existaient à l’intérieur ont été limés, je croirai volontiers que c’est la mienne, qu’elle m’a été volée, et que c’est le voleur qui a commis l’assassinat. Cette circonstance sera à votre décharge, si vous parvenez à prouver que vous veniez de trouver la bague au moment où vous me l’avez rendue.

— Je l’affirme.

— Des affirmations ne sont pas des preuves. J’estime que j’ai perdu ce bijou, trois jours avant la perpétration du crime. En trois jours, vous avez eu le temps, que vous l’ayez trouvé ou que vous l’ayez pris au voleur, de faire disparaître les noms pour mieux vous l’approprier.

— Mais, alors, pourquoi l’aurais-je rendu ?

— Dans la crainte qu’on ne le trouvât sur vous si l’on venait à vous fouiller.

Jean le Gueux, à ces mots, devint très pâle.

— Monsieur le juge, dit-il, on persiste à m’accuser. De nouveau, je déclare que je suis innocent et, puisque le fait de cette bague perdue par vous, retrouvée et restituée par moi, mutilée par je ne sais qui et je ne sais quand, semble devenir une circonstance aggravante, je dois vous rappeler que, le jour de mon arrestation, un cri m’a échappé qui a dû vous être rapporté. Salviette était ma fille. Je le prouverai. Un père n’assassine pas sa fille !

— À moins qu’il ne veuille noyer son déshonneur dans le sang. Salviette était enceinte, répondit gravement M. de Saramie en se levant.

Sous l’accusation si nette formulée contre lui, Jean le Gueux baissa la tête. Il voyait s’effondrer tout l’échafaudage qu’il avait élevé sur la culpabilité de M. de Saramie en même temps que se resserrait autour de lui le cercle des impossibilités qui s’opposaient à la proclamation de son innocence.

— Voyons, lui dit tout à coup le juge d’instruction d’un air doux et presque paternel, je suis tout prêt à vous tenir compte des preuves de repentir que vous donnez et des aveux que vous nous ferez. Dites la vérité, dites-la tout entière, et vous y gagnerez encore.

— La vérité ! s’écria Jean le Gueux. Ah ! monsieur, je l’ai dite et je ne peux rien ajouter à ce que j’ai fait connaître aux juges d’abord, à vous ensuite. Non, je ne peux rien ajouter. Seulement…

— Seulement ?… répéta M. de Saramie avec intérêt.

— Seulement, je retiens à mon profit l’histoire de cette bague trouvée par moi, reconnue par vous comme vous appartenant, et qui certainement est tombée de la main de l’assassin, au moment où il commettait le crime.

— L’histoire de cette bague ! Mais elle ne peut que tourner contre vous, s’écria avec trop d’empressement M. de Saramie.

— Croyez-vous ? demanda Jean le Gueux, à qui tous ses soupçons revinrent. Tenez, monsieur le juge d’instruction, laissez-moi combiner comme il me conviendra mes moyens de défense. Si vous avez à m’interroger, faites : je vous répondrai. Mais n’exigez pas que j’accepte vos conseils. L’instinct de la conservation m’anime, non qu’après la mort tragique de ma fille, j’aie un grand désir de vivre, mais parce que je ne veux pas mourir déshonoré ni sans avoir découvert le coupable. Oh ! je me défendrai comme un lion, je vous en préviens. Vous ne savez pas quelles ressources j’ai dans la langue et dans le cerveau.

— J’apprends à les connaître, répondit M. de Saramie avec un sourire qui n’était pas sincère et ne dissimulait pas son émotion.

— Moi, je suis certain que le crime a été commis par un homme bien élevé comme vous, et non par un misérable tel que moi. Ma fille était belle. Elle était faible. Un de vos pareils, frappé de sa beauté, l’aura séduite. Puis, épouvanté des suites de sa séduction, il l’aura tuée, afin qu’elle ne puisse l’accuser publiquement de l’avoir trompée.

M. de Saramie devenait de plus en plus pâle.

Jean le Gueux, qui l’observait avec attention, se dit :

— Décidément, c’est lui qui a fait le coup.

En ce moment, il se demandait, avec la rapidité qu’exigeaient les circonstances et le péril qu’il traversait, quelle conduite il devait tenir.

Fallait-il jeter l’accusation à la tête de M. de Saramie, lui dire :

— L’assassin, c’est vous. Cette bague, c’est la vôtre. Elle s’est échappée de votre doigt quand vous avez frappé Salviette. Lorsque, quelques heures après, je vous l’ai rendue, vous l’avez d’abord prise sans arrière-pensée. Puis, vous vous êtes dit que vous reconnaître le propriétaire de ce bijou, c’était vous mêler aux événements dans des conditions dangereuses. Alors, vous avez effacé, à l’aide d’une lime, votre nom, celui de votre femme, gravés dans l’intérieur de l’anneau, et vous avez déclaré qu’il ne vous appartenait pas, ou que, s’il vous appartenait, on l’avait mutilé après vous l’avoir dérobé.

Fallait-il formuler contre M. de Saramie ces reproches terribles ? – Si j’ose le faire, se disait Jean le Gueux, il peut se débarrasser de moi ; d’abord, en me tuant d’un coup de pistolet, ici, dans son cabinet, quitte à déclarer ensuite que je me suis précipité sur lui pendant qu’il m’interrogeait. Il peut encore me renvoyer en prison et m’y laisser pourrir de langueur et de désespoir, jusqu’à ce que je sois mort ou devenu fou. Donc, faisons-nous humble et réservons-nous pour l’heure où la vengeance, si c’est lui qui a tué ma fille, pourra être plus sûre et surtout plus terrible.

Jean le Gueux pensait à ces choses, tout en répondant au juge d’instruction qui, pour la forme seulement, continuait son interrogatoire.

Le magistrat se leva et, comme s’il eût voulu expliquer son trouble et sa pâleur même à cet accusé, en apparence tremblant devant lui, il dit :

— Je suis souffrant. Nous reprendrons cet interrogatoire plus tard.

Puis, avec un effort, il ajouta :

— Mais croyez-moi, adoptez un système de défense plus logique et surtout plus conforme à la vérité. Ce n’est pas en niant, alors que vous êtes accablé par l’évidence, que vous vous attirerez la sympathie de vos juges.

Jean le Gueux était stupéfait par l’audace de ce langage, car il ne comprenait pas que, si le juge d’instruction était coupable, il avait intérêt à paraître énergique et ardent à rechercher l’assassin.

M. de Saramie s’avança vers la porte pour rappeler les gendarmes. Mais, au même moment, cette porte s’ouvrit et une belle jeune femme se précipita souriante, gaie, bruyante dans le cabinet du juge d’instruction, malgré les efforts respectueux que faisait un garçon de bureau pour la retenir.

— N’est-ce pas, mon ami, que vous y êtes toujours pour moi ? demanda-t-elle en s’approchant de M. de Saramie.

— Toujours, répondit-il en essayant de sourire et en s’avançant vers sa femme. Seulement, laissez-moi renvoyer cet accusé.

Mme de Saramie se pressa tremblante contre son mari, et lui dit à voix basse, en regardant Jean le Gueux avec une expression de surprise et de terreur :

— Oh ! je vous en prie, ne le renvoyez pas encore : laissez-moi le voir. Qu’il est singulier sous ce costume de moine. C’est un grand criminel, n’est-ce pas ?

— Je le crains ! répondit sur le même ton le juge d’instruction.

Jean le Gueux, en voyant entrer madame de Saramie, s’était discrètement retiré dans l’angle le plus obscur du cabinet et, tenant la tête baissée, il contemplait à la dérobée cette créature charmante, dont toute la personne révélait, en dépit d’une mélancolique expression répandue sur le visage, la santé, l’ardeur passionnée de l’âme, l’enthousiasme, et dont la beauté chaude et colorée semblait encadrée dans un rayon de soleil.

Mais lorsqu’il vit qu’elle l’observait avec autant de cruauté que de curiosité, il fit un pas en avant et dit :

— Je vous fais peur, madame ? pourquoi ? Je suis vieux et faible. D’ailleurs, je ne suis ni aussi méchant que je le parais, ni autant à craindre qu’on le dit. On m’accuse d’un grand crime, et je suis innocent.

— Ils disent tous la même chose, objecta vivement le juge d’instruction en s’adressant à sa femme.

— Cependant, mon ami, êtes-vous sûr qu’il soit coupable ? Si le criminel véritable s’est enfui, et si ce vieillard était victime de sa laideur ou de sa réputation…

— Non ! non ! Je juge sur des faits, et nullement sur des rumeurs. J’ai là des preuves contre lui, plus qu’il n’en faut.

Et il montrait le guéridon sur lequel étaient déposés, parmi les dossiers, le poignard avec lequel Salviette avait été frappée, l’anneau trouvé par le mendiant et d’autres pièces à conviction.

Madame de Saramie fit un pas vers cette table. L’anneau qui brillait frappa ses regards. Elle le prit entre ses doigts blancs et, le montrant à son mari en souriant :

— Est-ce aussi une preuve ? Voilà ce que vous faites de votre alliance ! Vous la laissez traîner parmi ces objets, au risque de l’égarer.

— Mais ce n’est pas la mienne, répondit le magistrat visiblement contrarié.

— Comment, pas la vôtre ? Voyez donc ? la sœur de celle que j’ai au doigt. D’ailleurs, où serait-elle, la vôtre ?

— Je dois vous avouer que je l’ai égarée.

— Nullement. La voici, vous dis-je. Tenez, nos noms sont gravés à l’intérieur.

Mme de Saramie ouvrit l’anneau et éprouva un désappointement très grand en voyant que les caractères qu’elle croyait y trouver avaient disparu.

— C’est très étonnant, fit-elle. Et vous dites que vous avez perdu votre alliance ?

— Hélas ! oui. Je ne sais où et quand. Celle-ci est une pièce à conviction, et je reconnais qu’elle ressemble étrangement à la mienne, au point que je l’aurais prise pour telle, si à l’intérieur les noms avaient existé.

Jean le Gueux n’avait rien perdu de cet entretien, et il vit bien que Mme de Saramie n’était nullement convaincue par les raisons de son mari, qu’elle conservait une arrière-pensée au sujet de cette bague, et feignait d’accepter une explication qui, en réalité, ne la satisfaisait nullement.

Cette circonstance ne fit qu’accroître ses soupçons.

— Il faut que cette femme m’aide à découvrir la vérité, se disait-il.

— Me permettrez-vous de renvoyer cet homme, maintenant ? demanda le juge d’instruction à sa femme.

— Oui ! Oui ! fit-elle distraitement.

M. de Saramie s’assit devant son bureau pour écrire un ordre avant d’appeler. Sa femme était restée debout entre lui et Jean le Gueux, plus près de Jean le Gueux que de lui. Ce dernier s’approcha d’elle.

— Ah ! madame, murmura-t-il suppliant, empêchez votre mari de faire mettre à mort un innocent. Vous le pouvez, en obtenant qu’il rende à mon sujet une ordonnance de non-lieu. Cela vous portera bonheur.

En ce moment, les gendarmes rentraient à l’appel du juge d’instruction.

Jean le Gueux se plaça entre eux et se laissa entraîner sans avoir obtenu une réponse de Mme de Saramie. Seulement, il vit bien qu’elle était émue jusqu’aux larmes.

— Quel est donc le crime dont cet homme est accusé ? demanda Mme de Saramie, à son mari, aussitôt qu’elle fut seule avec lui.

Le juge d’instruction était assis dans son fauteuil.

Il attira sa femme sur ses genoux, passa son bras autour de sa taille souple, que cachait mal un manteau de velours doublé de fourrures, et, les yeux brillants d’une passion plus affectée que sincère, il dit :

— Pourquoi cette question ? En quoi cela peut-il vous intéresser, ma chère amie ? Vous savez bien que je ne veux pas que vous connaissiez les tristes affaires dont ma profession m’oblige à m’occuper. J’irais jeter l’épouvante dans votre imagination, l’indignation dans votre cœur ; vous mêler, vous toute pure, à ces infamies ? Non, non, n’y comptez pas.

Mme de Saramie l’écoutait avec une gravité qui prouvait, qu’en dépit des efforts qu’il faisait pour la convaincre, elle poursuivait une idée fixe.

Elle était belle comme une madone. Son front, couronné de cheveux bruns, était d’une pureté angélique. Ses yeux noirs, profonds, larges, semblaient ne refléter que des pensées célestes. On la nommait Juliette, et jamais poète ne rêva plus belle l’amante infortunée de Roméo.

Après que son mari eut fini de parler, elle secoua la tête et lui répondit :

— C’est charmant ce que vous me dites-là, et la sollicitude dont vous m’entourez m’est une preuve nouvelle de votre affection. Mais je suis plus courageuse que vous ne pensez. Le récit des crimes que vous avez à juger ne me trouverait pas tremblante, épouvantée, autant que vous le croyez. Et puis, s’il faut vous l’avouer, je m’intéresse à ce vieux pauvre homme que vous appelez Jean le Gueux et que vous accusez d’un forfait si odieux, que vous refusez de me le faire connaître. Un pressentiment me dit qu’il est innocent et je voudrais vous épargner un remords. Vous savez que je ne viens jamais dans votre cabinet. Il y a quelque chose de providentiel dans le hasard qui m’y a conduite. Je ne veux ignorer aucune des charges qui pèsent sur Jean le Gueux ; je veux tout savoir, tout, entendez bien.

À la fin de sa phrase, sa voix était devenue ferme, énergique.

— Vous exigez, dit en souriant M. de Saramie, visiblement contrarié.

— J’exige. Quel est le crime dont vous accusez Jean le Gueux ? Répondez.

— Crime d’assassinat.

— Je m’en doutais, à voir vos préoccupations. Il y a eu mort ?

— La victime a expiré au moment même où elle était frappée. On lui a plongé un poignard dans le sein.

— Un poignard ! s’écria Mme de Saramie.

Et, se dégageant de l’étreinte dans laquelle son mari la retenait, elle étendit la main vers la table où se trouvaient les pièces à conviction, y prit l’arme qui avait tué Salviette, et dit :

— C’est avec cela qu’on a assassiné ?

— Vous l’avez dit.

M. de Saramie souriait toujours, mais d’un sourire contraint. La belle Juliette maniait le poignard avec complaisance.

Tout à coup elle dit :

— N’ai-je pas vu le pareil dans votre cabinet ?

Le juge d’instruction tressaillit et répondit :

— En effet, il y est encore.

— Et vous croyez que ce Jean le Gueux a eu la force de plonger cette lame dans une poitrine humaine ?

— J’ai la conviction qu’il a eu cette force.

— Mais cette conviction, qui vous la donne ?

— Les faits que m’apprend l’instruction.

— Ces faits, quels sont-ils ?

— Ah ça, ma chère Juliette, savez-vous que vous allez me faire trahir tous mes devoirs. Je n’ai pas le droit de révéler.

— Oh ! dites, dites, interrompit la jeune femme avec une âpre curiosité, quel âge avait la victime ?

— Dix-huit ans ; son acte de naissance est dans mes mains.

— Homme ou femme ? reprit Mme de Saramie.

— Femme ; une belle jeune fille, blonde autant que vous êtes brune.

— Quel intérêt Jean le Gueux aurait-il eu à l’assassiner ?

— C’était sa fille naturelle. Elle avait un amant, et, pour la punir, il s’est cru le droit de la frapper.

Il y eut un moment de silence. Mme de Saramie réfléchissait.

— C’est affreux, dit-elle enfin.

Puis, d’un ton grave, elle continua :

— Un mari trompé par sa femme n’a-t-il pas le droit de la tuer ?

— Cette question ! s’écria M. de Saramie.

— Mais, répondez-moi donc, répondez-moi donc !

— La loi a édicté des peines pour un mari qui tue sa femme. Mais, s’il y a eu flagrant délit, le jury acquitte toujours. Me direz-vous au moins pourquoi vous m’interrogez ainsi ?

— Pour savoir, voilà tout ! répondit Juliette avec l’accent d’une femme capricieuse. Si un mari est acquitté, dans le cas dont je parle, Jean le Gueux le sera aussi. En tuant sa fille déshonorée, il n’a pas commis un crime plus grand que si, trompé par moi, vous m’assassiniez demain. La vengeance, dans ce cas, est un acte de justice.

Le magistrat regardait sa femme avec un étonnement de plus en plus grand.

— Savez-vous, lui dit-il, que vos questions ont quelque chose d’étrange, et que vous devriez mettre un terme à votre curiosité.

— Et bien, soit, revenons à Jean le Gueux.

— Encore ! Ce vieillard vous préoccupe donc bien ?

— C’est que, jusqu’ici, vous ne m’avez rien dit qui prouvât qu’il fut l’assassin de sa fille. Une jeune personne dans un état intéressant, résultat d’une faute déshonorante, est tuée. On la trouve morte dans son lit. On accuse son père…

— Jean le Gueux était auprès de Salviette, seul, ma chère. Laissons cela, je vous en prie, à moins que vous ne vouliez me remplacer dans ce cabinet et dans mes pénibles fonctions.

M. de Saramie s’exprima avec une colère mal contenue.

Sa femme feignit de ne pas comprendre que sa patience était à bout. D’ailleurs, une chose l’avait frappée dans les dernières paroles de son mari : le nom qu’il venait de prononcer.

Elle se leva vivement et le regardant avec effroi :

— Quel nom avez-vous prononcé-là ? s’écria-t-elle, Salviette ! Quoi, cette belle jeune paysanne qui habitait auprès du pont du Gard…

— Vous la connaissiez ?

— Ne vous rappelez-vous donc pas qu’un jour de l’été dernier, surpris par un orage, nous nous réfugiâmes dans une ferme aux bords du Gardon, et que je vous fis remarquer la beauté singulière d’une personne blonde qui nous offrit l’hospitalité ?…

— Oui, oui, je me rappelle, en effet, cette circonstance.

— Depuis, je l’ai revue deux fois. Étant venue à Nîmes, elle me fit visite.

— Mais alors, vous avez reçu d’elle quelques confidences ? demanda M. de Saramie inquiet et surpris.

Mme de Saramie, dont les yeux s’étaient remplis subitement de larmes, répondit d’une voix émue :

— J’ai reçu ses confidences, assez pour pouvoir vous déclarer que Jean le Gueux est innocent.

Le juge d’instruction bondit sur son siège, et avec un effarement qui trahissait les transes par lesquelles il passait depuis le commencement de cet entretien, il s’écria :

— Vous dites ? Mais expliquez-vous donc.

— Je dis, continua Mme de Saramie, que Jean le Gueux n’a pas tué sa fille. La dernière fois que je vis la pauvre créature, je la trouvai triste, amaigrie ; il y a de cela trois mois à peine. Je l’interrogeai, et les larmes aux yeux, elle me dit : Priez pour moi, madame, je ne suis pas heureuse : je trahis tous mes devoirs. Mon cœur est rempli d’un amour qui me rend faible, lâche, odieuse à mes propres yeux et qui sera ma perte. Si jamais vous appreniez que l’on m’a trouvée assassinée, vous pouvez affirmer que j’ai été frappée par mon amant. Je vous dis cela, parce qu’il me tuera, je le sens. Un grand malheur me menace.

— Elle a dit cela, à vous ? murmura M. de Saramie d’une voix sourde.

— Elle l’a dit. Vous voyez bien que vous alliez frapper un innocent. Allons vite, une ordonnance de non lieu, en faveur de Jean le Gueux.

Juliette prit la plume, la tendit à son mari. Mais il écarta doucement sa main, et, écrasé par ce qu’il venait d’entendre, il répondit :

— Plus tard, plus tard. Il y a un assassin ; il faut le découvrir, et Jean le Gueux ne doit pas encore recouvrer sa liberté.

L’entretien qu’on vient de lire porta dans l’âme de M. de Saramie un trouble profond. L’intérêt que sa femme avait soudainement conçu pour Jean le Gueux, la conviction si nettement exprimée par elle au sujet de l’innocence du mendiant, les relations qu’elle avait eues avec Salviette et que lui-même avait ignorées jusqu’à ce jour, toutes ces choses ajoutaient aux terreurs que lui apportaient ses souvenirs.

Nous n’avons plus à cacher ce que nos lecteurs ont deviné déjà.

Le juge d’instruction était l’assassin de Salviette.

Quelques mois avant le jour où mourut Salviette, Mme de Saramie, accompagnée de son mari et de plusieurs de ses amis, fit une excursion au pont du Gard. C’est un usage assez répandu parmi les populations de Nîmes et des pays voisins, de diriger de ce côté les promenades qu’on fait en famille ou en nombreuse compagnie.

On part dès le matin, après avoir rempli de provisions pour la journée les caissons de la voiture. Arrivé au but du voyage, on déjeune joyeusement sur l’herbe, parmi les oseraies qui bordent le Gardon. Puis on se disperse dans les bois voisins, sous les arches gigantesques du monument, dans les grottes, et lorsque, le soir venu, on rentre en ville, on a respiré durant tout un jour un air pur et éprouvé des sensations charmantes, provoquées par la contemplation d’un paysage pittoresque fait de mystère et de grandeur.

Mme de Saramie aimait beaucoup les excursions de ce genre. Jeune, vive, n’ayant ni enfants ni préoccupations domestiques, avide de jouissances, toute livrée aux ardeurs de sa jeunesse, entourée d’amis fidèles dont elle était le sourire et le charme, elle organisait souvent des parties semblables, heureuse comme une reine triomphante et prenant plaisir à entraîner après elle, dans ses fantaisies et ses caprices, quelques femmes jeunes comme elle et les compagnons de son mari.

Donc, ce jour-là, une bande joyeuse et nombreuse prenait ses ébats à travers les bois qui avoisinent le pont du Gard. Tout à coup, ainsi que cela arrive durant les chaleurs, le ciel se couvrit de nuages épais, obscurs. En quelques minutes, un orage devint imminent et chacun de se sauver de son côté, de s’abriter comme il pouvait, de chercher un asile dans les rares maisons situées près de la route.

Ce fut un hasard qui ouvrit à M. et à Mme de Saramie la porte de la ferme du vieux Combret. Au moment où ils entrèrent dans la vaste cuisine, située au rez-de-chaussée, pour y demander l’hospitalité durant quelques instants, une belle jeune paysanne s’y trouvait. C’était la fille naturelle et non reconnue de Jean le Gueux.

Ce qu’était Salviette vivante, on le comprendra si l’on veut se rappeler la description que nous avons faite de Salviette morte. Non seulement elle possédait l’éclatante beauté des Provençales ; mais encore elle avait un charme fait d’innocence et de naïveté, qui pénétrait tous ceux qui l’approchaient.

La pureté de ses formes, la blancheur de son teint, la couleur blonde de ses cheveux, la profondeur de son regard, en un mot, toutes les faveurs qu’elle avait reçues du ciel et qui la rendaient éblouissante sous ses habits de paysanne, éblouirent M. de Saramie. Il se sentait mordu au cœur par d’âpres et coupables désirs, en présence de cette vierge timide, qui lui offrit l’attrait d’un beau fruit à l’heure où il va s’épanouir dans sa maturité.

Il touchait alors à sa quarante-cinquième année.

Il était remarié depuis deux ans seulement et, bien qu’il eût de son premier mariage un fils déjà presque un homme, il conservait dans son cœur enthousiaste les ardeurs de la jeunesse, prolongées au delà des limites ordinaires, par la chaleur d’un sang créole et la violence d’un tempérament redoutable.

Et puis, il faut le dire, il n’était pas préservé contre les entraînements de la nature de celui qu’il venait de subir, par les pures douceurs d’un amour chaste, protecteur et gardien de son repos. Il n’aimait pas sa jeune femme. Il l’avait épousée, surtout parce qu’elle était riche, bien apparentée ; parce qu’ayant à rendre à son fils, prochainement majeur, des comptes de tutelle, une fortune qui venait de son premier mariage, et qui était destinée tout entière à l’héritier, fruit de cette union, il ne voulait pas se dépouiller, sans s’être assuré la possession de richesses nouvelles, qui remplaceraient celles qu’il était obligé de restituer.

Gâtée à l’excès par ses parents, cachant sous une mauvaise éducation un naturel charmant, un cœur généreux, une nature trop vive et irréfléchie, Juliette avait accepté, un peu étourdiment, le mari qui s’offrait à elle. Elle s’était donnée sans amour, uniquement pour le plaisir d’être rangée parmi les femmes à la mode qu’elle rencontrait dans le monde, et peut-être aussi, subjuguée un peu par la gravité mystérieuse, correcte et froide du juge d’instruction.

Passionné comme don Juan, mais mobile comme lui, M. de Saramie vécut huit jours dans l’ivresse que lui avait causée la possession de cette créature à la fois délicate, souple et robuste.

Mais, ces huit jours écoulés, sa curiosité satisfaite, son esprit avide d’aliments pimentés, ne trouvant auprès de Juliette que le charme, trop fade pour lui, des douces habitudes de la vie à deux, M. de Saramie vit bien qu’il n’aimerait jamais cette jeune femme, à laquelle il ne put d’ailleurs inspirer même les apparences de la passion, comme si elle eût compris que ce n’était pas pour elle qu’on l’avait épousée.

À dater de ce jour, il fut facile de voir ce que serait cette union. Les époux ne se haïssaient pas, mais ils ne s’aimaient pas. Ils cachaient leur mutuelle indifférence sous un langage amical, affectueux, tel qu’il doit être entre gens bien nés qui n’ont aucun motif particulier pour n’éprouver pas, à défaut de mieux, une certaine estime l’un pour l’autre.

Mais, hors de là, toute confiance fut bannie de leur cœur. M. de Saramie, qui avait à ménager sa femme pour des motifs purement matériels et qui d’ailleurs, souhaitait de trouver toujours dans sa maison le repos le plus entier, la traita comme une créature faible et capricieuse à laquelle on cède afin de n’avoir pas l’ennui de lui résister. Juliette n’étant ni conseillée par un dévouement sincère, ni inspirée par l’amour, devint exigeante, despotique. Elle manifesta ses volontés, les imposa.

Cette situation pouvait ainsi se résumer : toutes les formes de l’amour et pas d’amour ! les dehors de la confiance mutuelle et pas de confiance ! les apparences du bonheur ; mais, en revanche, au cœur des deux époux, un ennui profond, indéfinissable, qu’aucun d’eux se fût bien gardé d’avouer à l’autre, qui devait les disposer à trahir les serments de fidélité qu’ils s’étaient jurés.

Tous ceux qui les connaissaient les croyaient heureux. On disait d’eux :

— Voyez comme ils s’aiment !

Ils ne s’aimaient pas et, chose plus triste encore, ils ne regrettaient pas de ne pas s’aimer.

Tel était l’état de la maison de M. de Saramie, le bilan de son bonheur, lorsqu’il rencontra Salviette. Il l’aima plus qu’il n’avait aimé Juliette, parce que les obstacles qu’il voyait dressés entre cette jeune fille et lui, aussi bien que le piquant attrait d’une aventure galante qui, en raison de ces obstacles même, devait lui causer des distractions puissantes, accrurent son amour.

Comment arriva-t-il à revoir cette infortunée créature ? Comment parvint-il, lui, magistrat, dont le nom et le visage étaient connus, à avoir, à vingt-quatre kilomètres de Nîmes, une liaison compromettante, à la tenir secrète, à cacher à sa femme et à ses amis les absences nombreuses qu’il était obligé de faire, et aux personnes qui vivaient auprès de Salviette sa présence de tous les jours ?

Ce fut très peu de temps après avoir vu Salviette pour la première fois que M. de Saramie, encore rempli du souvenir de l’adorable créature, revint auprès d’elle un soir.

Elle le vit apparaître, alors qu’elle était seule, couvert de poussière et de sueur. Il avait fait d’une traite les vingt-quatre kilomètres qui séparent Nîmes du pont du Gard.

Il osa lui avouer sur-le-champ pourquoi il avait fait ce voyage, l’impression qu’elle avait produite sur lui. Il osa parler de son amour coupable.

Salviette manifesta la plus vive indignation.

— Vous m’aimez ! vous ? Mais, vous êtes marié ?

Elle se rappelait que le jour où, pour la première fois, elle avait vu M. de Saramie, dont la beauté fatale la bouleversa, il conduisait avec lui une jeune femme.

— Je ne suis pas marié, répondit effrontément le magistrat. La personne qui était à mon bras n’est autre que ma sœur.

Salviette le crut. Elle ouvrit au langage du tentateur une oreille complaisante. Elle était jeune, crédule, belle, coquette. Le sang du vagabond Jean le Gueux coulait dans ses veines. Elle s’éprit, simple paysanne, de cet homme aux mains blanches qui lui disait des choses tendres en une langue à laquelle elle n’était pas accoutumée. Lorsqu’il lui donnait l’assurance qu’elle était assez belle pour devenir un jour une grande dame, qu’il l’épouserait, l’élèverait par son amour et par l’instruction jusqu’à lui, elle ajoutait foi à ses paroles.

Il venait une ou deux fois par semaine, le soir, alors que personne ne pouvait le voir ni le reconnaître. Il attachait son cheval dans l’écurie de la ferme et montait dans la chambre du premier étage où Salviette l’attendait.

Accablée de cadeaux, de promesses, elle succomba. Elle ne connut toute l’étendue, toute la gravité de sa chute que le jour où elle s’aperçut qu’elle allait être mère.

Elle eut peur, peur de la médisance des gens qui l’environnaient, des populations des villages voisins, parmi lesquelles elle passait pour une personne fière, pleine de morgue, et qui seraient heureuses de proclamer son déshonneur.

Elle fit part de ses craintes à son amant, en lui révélant la vérité. Il ne manifesta pas de mécontentement, promit à la malheureuse fille de l’emmener loin de là, aussitôt que sa grossesse deviendrait visible, et de lui fournir les moyens de vivre ignorée, cachée et à l’abri du besoin.

Sur ces entrefaites, un jour de grand marché, Salviette étant à Nîmes, se trouva inopinément en face de Mme de Saramie. Elle la reconnut. Mme de Saramie, de son côté, n’avait pas oublié la belle paysanne aux cheveux d’or, qui lui avait donné l’hospitalité. Elle l’arrêta. Quelques paroles furent échangées, et, dès les premières, Salviette comprit qu’elle était en présence de la femme de son séducteur.

Elle devint si pâle, si tremblante, que Mme de Saramie lui demanda la cause de son trouble.

— Ah ! madame, répondit Salviette, qui retenait à grand’peine des larmes de douleur, de colère et d’humiliation, j’ai un gros chagrin dans le cœur.

— Un gros chagrin, pauvre petite. Voulez-vous me le confier ?

— Non ! Non ! s’écria Salviette épouvantée. Un autre jour, je ne dis pas, reprit-elle un peu plus calme, mais non aujourd’hui.

— Eh bien ! soit ! La première fois que vous reviendrez à Nîmes, faites-moi une visite, et, si vous me jugez digne de votre confiance, je vous écouterai, prête à vous consoler, s’il est en mon pouvoir de le faire.

Les deux femmes se séparèrent.

Salviette affolée, courut au rendez-vous où elle savait devoir rencontrer son amant. Elle l’accabla des reproches les plus amers, les plus humiliants ; lui demanda compte de son honneur ; le rendit responsable des malheurs qui surgiraient dans l’avenir.

— Vous m’avez odieusement trompée, lui dit-elle. Vous m’avez entraînée dans un gouffre. Je croyais n’avoir à rougir que de ma faiblesse. Mais elle se légitimait par l’amour que j’éprouvais. Aujourd’hui, grâce à vous, je suis criminelle, désespérée de vous avoir connu.

Il voulut l’apaiser. Mais, la colère de Salviette redoubla ; dans le paroxysme de son indignation, elle en arriva à lui dire :

— Je n’ai plus qu’une ressource, c’est d’aller me jeter aux pieds de votre femme, de lui tout avouer, et de me placer, moi, désormais perdue, sous sa protection.

— Vous ne ferez pas cela ! s’écria M. de Saramie devenu blême.

— Je le ferai, je le ferai, je vous le jure.

— Et moi, je vous tuerai avant que vous n’ayez recours à ce parti ridicule, dangereux et violent.

En proférant cette menace, le juge d’instruction fit un geste terrible.

Salviette partit le soir pour le pont du Gard, sans se préoccuper des paroles qu’elle venait d’entendre. Mais, à dater de ce jour, elle refusa d’admettre M. de Saramie dans sa chambre, et comme il ne pouvait se montrer sans danger dans une autre pièce de la ferme, leurs entrevues avaient lieu dans la cour, durant la soirée.

— Il faut en finir ! se dit un jour M. de Saramie.

Il avait remarqué que le valet de ferme couchait dans l’écurie ; que c’était un jeune homme, qu’il ne serait pas invraisemblable, si Salviette mourait assassinée, de le rendre responsable du crime. Il basa son plan sur cette circonstance particulière ; prêt à le réaliser, il attendit une occasion.

Pendant ce temps, Salviette, d’abord résolue à tout avouer à Mme de Saramie, y renonçait, afin de ne pas déchirer le cœur de cette jeune et bienveillante femme, qui ne lui avait fait aucun mal. Mais un jour, étant encore à Nîmes, elle ne résista pas au désir d’aller voir Mme de Saramie. C’est alors quelle lui tint le langage que celle-ci avait répété à son mari, afin de lui prouver que Jean le Gueux n’était pas l’assassin de Salviette.

M. de Saramie eut-il connaissance de la visite que sa maîtresse avait faite à sa femme ? Nous ne saurions l’affirmer. Ce qui est plus certain, c’est que, le même jour, il résolut d’assassiner la pauvre créature dont il avait causé le malheur.

Une semaine plus tard, il arrivait un soir chez Salviette à l’heure où elle ne l’attendait pas et s’était déjà couchée. Il entra dans la chambre par surprise. Il y resta, grâce à l’influence qu’il avait acquise alors qu’il était aimé, et qui subsistait encore dans une certaine mesure. Que se passa-t-il entre ces deux amants irrités l’un contre l’autre ? Lui seul aurait pu le dire. Il demeura là une heure. Lorsqu’il sortit pour s’enfuir, Salviette avait dans la poitrine la blessure mortelle qu’il lui avait faite.

Il rentrait à Nîmes à minuit, se montra quelques instants à son cercle, et alla dormir aussi tranquillement que s’il eût accompli une bonne action.

Le matin, de très-bonne heure, il fut prévenu qu’un crime avait été commis à la ferme de Combret, et reçut l’ordre de s’y transporter sur-le-champ. Il affronta sans émotion apparente pour le vulgaire, sans frémissements, le douloureux spectacle dont il était l’auteur.

Il examina froidement ce corps meurtri, qu’il avait d’abord couvert de ses baisers coupables, puis frappé cruellement. Mais, au lieu de diriger les soupçons sur le valet de la ferme, ainsi qu’il en avait eu d’abord l’idée, il profita de la présence de Jean le Gueux, des soupçons des gendarmes pour l’accabler sous des faits qu’il essayait de transformer en preuves.

Ce n’était pas qu’il eût le dessein d’ajouter un crime à son crime, en exposant un innocent à périr, alors qu’il était, lui, le vrai coupable.

Il voulait seulement, par l’ardeur qu’il mettait à rechercher l’assassin, éloigner les arrière-pensées qui auraient pu se produire dans certains esprits, s’il n’eût donné la preuve de la persistance marquée avec laquelle il s’efforçait de découvrir la vérité.

L’épisode de la bague lui donna quelque inquiétude. Il redoutait la perspicacité de Jean le Gueux. C’est pour cela qu’après avoir déclaré que cette bague était sienne, il effaça à l’aide d’une lime, les noms gravés dans l’intérieur, afin de pouvoir déclarer que ce bijou ne lui appartenait pas et que c’était par erreur qu’il avait affirmé le contraire.

Tels sont les incidents qui avaient précédé et suivi la mort de Salviette. Il est maintenant facile de comprendre les transes par lesquelles passait l’assassin. Après les dépositions intimes de sa femme, qu’il ne pouvait ne pas faire figurer dans l’instruction, la culpabilité prétendue de Jean le Gueux n’avait plus de base. Elle cessait même d’être vraisemblable.

Il fallait reconnaître que Salviette avait été tuée par son amant, et Saramie, redoutant à la fois les préoccupations de sa femme, celles de Jean le Gueux, les efforts que le mendiant, après avoir recouvré sa liberté, tenterait pour découvrir quel était cet amant mystérieux, se demandait avec angoisses s’il n’avait laissé, pendant la durée de ses tragiques amours, dans les lieux par où il avait passé, aucune trace de son passage qui pût faire éclater la vérité. Il se rappelait avoir écrit à Salviette une lettre non signée, il est vrai, mais qu’il n’avait pas retrouvée dans les papiers de la morte.

C’est pour cela qu’il ne se pressait pas, malgré les prières de sa femme, de rendre une ordonnance de non-lieu. Il voulait retenir Jean le Gueux sous les verrous autant qu’il le pourrait, afin d’affaiblir son énergie, de le mettre dans l’impossibilité d’agir, et surtout afin de se donner le temps de réfléchir, de chercher une solution et de faire surgir des faits qui rendissent vraisemblable la culpabilité du mendiant.