Chapitre 3 — Naissance d'une identité
Léa Gabriel
Le soleil commençait à se lever sur Paris, mais Léa n'avait pas fermé l'œil de la nuit. Assise à son bureau, un carnet ouvert devant elle, elle griffonnait des notes rapides, ses yeux clairs fixant l’écran de son ordinateur portable. Des fenêtres d’onglets étaient ouvertes, affichant des blogs de mode, des réseaux sociaux d’influenceurs et des articles sur les cercles privés de la haute société parisienne. Son plan prenait forme, mais l’exécution nécessiterait une préparation méticuleuse.
Elle se redressa, massant distraitement sa nuque endolorie. Sur le bord du bureau, la photo de Rémi qu’elle s’était imposée de garder à portée de vue semblait la fixer. Son frère, souriant, en des temps plus simples. Elle tendit la main, traça le contour de son visage du bout des doigts, et sentit son cœur se serrer. Chaque pas qu'elle s'apprêtait à faire dans ce monde feutré et dangereux l'éloignait un peu plus de la femme qu'elle avait été. Mais elle n’avait pas le choix. Pas maintenant. Elle ne pouvait pas le laisser tomber.
Ses pensées revinrent à l’essentiel. Elle ne pouvait pas simplement s’introduire dans *Le Jeu Faux*, pas sans une couverture solide. L’accès à un tel endroit impliquait d’être une personne que ce cercle accepterait, et Léa Gabriel, journaliste entêtée et fouineuse, n’était certainement pas la bienvenue. Elle devait devenir quelqu’un d’autre. Quelqu’un que ce monde sophistiqué et corrompu ouvrirait ses bras.
Elle ferma son carnet et attrapa une nouvelle feuille. En haut, elle écrivit un nom : *Hélène Laurier*. Le stylo s’arrêta, sa main trembla légèrement. Le simple fait de nommer cette identité la faisait paraître plus réelle. Elle se força à respirer profondément, posant son stylo. Adopter une nouvelle personnalité n’était pas seulement une question de paraître : il fallait qu’elle devienne Hélène Laurier, une femme que personne ne remettrait en question.
Le premier pas serait de créer une histoire crédible. Elle ouvrit un autre onglet sur son ordinateur et commença à élaborer un profil. Hélène Laurier, 29 ans, blogueuse lifestyle avec un penchant pour l’art contemporain et les événements mondains. Une femme discrète, mais influente, avec un goût avisé pour les marques de luxe. Léa choisit soigneusement des photos libres de droits qu’elle pourrait utiliser pour illustrer ses publications fictives, puis créa un compte Instagram, suivi d’un blog au design épuré et professionnel.
Elle tapa les premières lignes d’un article fictif, décrivant un dîner imaginaire organisé dans une galerie prestigieuse. Les mots coulaient naturellement, mais elle ne pouvait s’empêcher de sentir une légère ironie dans ce qu’elle écrivait. Le contraste entre cette femme de surface et celle qu’elle était réellement lui laissait un goût amer. Peut-être même de la honte. Elle effaça une ligne, puis une autre, avant de se reprendre. Si cela pouvait l’amener jusqu’à Rémi, alors elle jouerait ce rôle.
Elle cliqua sur « Publier », surveillant l’écran comme si le simple fait de poster ces mensonges allait immédiatement les rendre réels. Une notification clignota, indiquant une erreur de téléchargement. Léa fronça les sourcils et vérifia sa connexion. Une minute passa, puis deux. Le fichier finit par se charger, mais ce contretemps, aussi banal fût-il, réveilla en elle l’idée d’un échec possible.
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Quelques heures plus tard, Léa se trouvait dans une boutique de luxe du 8ème arrondissement, examinant des robes d’un œil critique. Son cœur battait plus fort que d’habitude. Elle n’était pas dans son élément ici, mais il était nécessaire qu’elle s’y habitue. Les vêtements qu’elle portait en tant qu’Hélène Laurier devraient envoyer un message avant même qu’elle n’ouvre la bouche : elle appartenait à ce monde.
Un vendeur s’approcha, impeccablement habillé, et lui adressa un sourire professionnel. « Puis-je vous aider, madame ? »
Léa adopta une posture plus assurée, redressant ses épaules. « Oui, je cherche quelque chose pour une soirée privée. Élégant, mais pas ostentatoire. »
Le vendeur hocha la tête, mais son regard glissa un instant sur les chaussures usées de Léa. Ce détail, qu’il aurait pu ignorer, fit rougir Léa de frustration. Elle suivit le vendeur avec une assurance feinte, se rappelant qu’elle devait rapidement apprendre à naviguer dans ces jugements silencieux.
Après plusieurs essayages, elle opta pour une robe noire asymétrique qui mettait en valeur ses épaules athlétiques tout en restant sophistiquée. Le tissu, léger mais structuré, épousait sa silhouette avec une élégance discrète. Elle ajouta une paire de talons aiguille et un sac à main de créateur pour compléter la transformation.
En se regardant dans le miroir, elle vit une étrangère. Pas Léa Gabriel, la journaliste déterminée, mais Hélène Laurier, une femme qui pouvait entrer dans des lieux où secrets et manipulations régnaient. Une métaphore lui traversa l’esprit : elle était comme une ombre se drapant de lumière, un leurre dans cet univers éclatant.
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De retour chez elle, Léa passa le reste de la journée à se préparer. Elle s’entraîna devant le miroir, perfectionnant non seulement son apparence, mais aussi ses gestes. Chaque mouvement, chaque expression devait refléter cette femme qu’elle prétendait être.
Elle pratiqua également son histoire jusqu’à ce qu’elle puisse la réciter sans hésitation. Hélène Laurier avait grandi dans une famille aisée de Lyon, avait étudié l’histoire de l’art à la Sorbonne, et avait depuis lancé un blog qui attirait discrètement l’attention des connaisseurs. Léa s’assura que chaque détail était ancré dans la réalité, suffisamment crédible pour ne pas éveiller les soupçons.
Elle s’exerça même à parler, ajustant son ton pour qu’il sonne détaché mais confiant. « Oui, c’était absolument fascinant, cette exposition. L’artiste a su capter une subtilité que peu comprennent. » La fausse nonchalance dans sa voix lui donnait un léger frisson.
Le plus difficile serait d’adopter la démarche. Léa, naturellement athlétique et dynamique, devait ralentir ses mouvements, les rendre plus contrôlés, presque nonchalants, comme si elle flottait sur un nuage d’élégance. Elle enfila finalement la robe noire et les talons, puis se mit à marcher dans son appartement exigu, évitant les piles de carnets et les câbles de son ordinateur. Plusieurs fois, elle trébucha légèrement, s’agaçant de son manque d’habitude. Mais à chaque passage, elle s’améliorait.
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Le soir tombait, et Léa se sentait prête. Elle appela rapidement son contact, un technicien qu’elle connaissait depuis ses premières années de journalisme. Grâce à lui, elle avait pu obtenir une invitation pour une prochaine soirée au *White Club*, un lieu fréquenté par l’élite parisienne et réputé pour ses liens avec le réseau de Victor Veronine. La voix de son contact au téléphone était teintée d’inquiétude.
« Léa, franchement... Tu joues avec le feu. Ces gens-là, ce ne sont pas des amateurs. C’est un monde où si tu fais un faux pas, on ne te retrouve pas. »
Elle serra la mâchoire. « Je n’ai pas le choix. Si je veux retrouver Rémi, je dois passer par eux. »
Un silence s’installa, mais il finit par céder. « Je t’envoie les détails. Fais attention et... souviens-toi que rien n’est jamais aussi simple. »
Elle raccrocha et posa son téléphone, prenant une profonde inspiration. Demain soir, elle ferait ses débuts en tant qu’Hélène Laurier. L’idée la terrifiait autant qu’elle l’excitait. Cela faisait longtemps que Léa n’avait pas ressenti une telle montée d’adrénaline. Mais cette fois, l’enjeu était bien plus grand qu’un simple article ou une enquête journalistique.
Elle se tenait devant son miroir, observant cette femme qu’elle avait créée. Hélène Laurier ne portait pas seulement une élégance artificielle. Elle portait un but, une mission. Et même si elle savait que chaque pas dans ce monde pourrait l’éloigner davantage de qui elle était vraiment, Léa était prête à faire ce sacrifice.
Alors que la nuit enveloppait Paris, Léa éteignit son ordinateur et se glissa sous les draps. Ses pensées tournaient encore autour du défi qui l’attendait, mais pour la première fois depuis des mois, elle se sentit étrangement en contrôle. Hélène Laurier était née.