Chapitre 1 — Un ordre parfait bouleversé
Louise Dumont
Le claquement sec de la lettre contre le sol brisa le calme organisé de l’appartement de Louise. D'un geste brusque, elle la ramassa, mais son mouvement précipité fit basculer le vase en verre soufflé qui ornait la console près de la porte. Elle rattrapa le vase de justesse, les doigts tremblants, et le reposa délicatement, comme si le moindre faux pas pouvait annoncer un désastre plus grand.
Émergeant de sa réflexion, Louise fronça les sourcils et monta rapidement les marches jusqu’au troisième étage, son sac à main en équilibre sur son bras, serré comme un bouclier.
Une fois dans son appartement, elle déposa méthodiquement son sac sur le portemanteau, ajusta le drapé de son manteau comme si elle arrangeait un rideau, puis se dirigea vers la cuisine. L’enveloppe blanche, épaisse et rigide, trônait sur le comptoir, incongrue parmi la rigueur de l’espace. La lumière douce du matin filtrait à travers les fenêtres, illuminant les lignes nettes de l’appartement : une table en bois clair immaculée, des étagères ajustées au millimètre près, et le vase désormais en sécurité, contenant un unique lys blanc soigneusement entretenu.
Elle ouvrit la lettre avec précision, glissant la lame de son coupe-papier en argent sous le rabat. La feuille pliée en trois glissa entre ses doigts et, au fur et à mesure qu’elle lisait, une tension familière monta dans son ventre.
**"Madame Dumont,
Nous vous informons que l’immeuble sera vendu à un promoteur immobilier. Vous disposez d’un mois à compter de la réception de cette lettre pour quitter les lieux. Nous vous prions de contacter..."**
Louise s’arrêta de lire. Elle fixa le papier, les mots semblant danser devant elle. Son souffle devint court, un picotement désagréable montant le long de sa colonne vertébrale. L’air, qui quelques secondes plus tôt sentait encore le café du matin, semblait soudain oppressant.
Un mois.
Elle posa la lettre sur le comptoir et recula d'un pas, trébuchant presque sur le coin d’un tapis qu’elle avait passé des semaines à choisir. Sa main agrippa instinctivement le bord de la table. « Calme-toi », murmura-t-elle, mais sa voix lui parut étrangère, presque tremblante. Cet appartement était son refuge, son sanctuaire, le résultat de mois de travail pour en faire une extension de son esprit ordonné. Ici, tout avait un but, une place. Et maintenant, on lui arrachait cela.
Elle attrapa son téléphone, ses gestes plus saccadés que d’ordinaire, et appela Anna, sa meilleure amie.
— Louise ? Tu vas bien ? demanda la voix enjouée d’Anna à l’autre bout du fil.
— Pas vraiment. Ils vendent mon immeuble.
Un silence perplexe s’installa avant qu’Anna ne réponde.
— Attends… quoi ?
— Je dois déménager. Et je n’ai qu’un mois.
Anna soupira bruyamment. Louise pouvait presque imaginer son amie en train de rouler des yeux, ses lunettes glissant légèrement sur l’arête de son nez.
— D’accord, respire. C’est Paris, tout le monde déménage tout le temps. Ce n’est pas la fin du monde.
— Pour moi, ça l’est, répliqua Louise en pinçant les lèvres. J’ai travaillé tellement dur pour rendre cet endroit parfait.
— Écoute, on va s’organiser. Ce week-end, je t’aiderai à chercher des appartements. Ce sera une petite aventure. Qui sait, peut-être que tu trouveras quelque chose d’encore mieux.
Louise resta silencieuse, mordillant l’intérieur de sa joue. Elle appréciait les efforts d’Anna pour alléger la situation, mais l’idée même de recommencer à zéro lui donnait envie de s’enrouler dans une couverture et de disparaître.
— Merci, murmura-t-elle finalement.
— Et en attendant, prends un bain chaud, mets une playlist relaxante et laisse-moi m’occuper du reste. Oh, et prépare-toi à boire un verre ce soir. Tu en auras besoin.
Louise raccrocha, mais l’anxiété ne la quitta pas. Elle replia méthodiquement la lettre et la rangea dans un tiroir, hors de vue, comme si cela pouvait la rendre moins réelle.
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Au bureau, les choses n’étaient guère meilleures. L’air était saturé du bourdonnement discret des imprimantes et du cliquetis des claviers, interrompu ponctuellement par le murmure des conversations des architectes. Louise avait toujours aimé cette ambiance feutrée, presque cérémonieuse. Mais aujourd’hui, elle se sentait étrangère, déconnectée.
Assise à son bureau, elle tenta de se plonger dans les plans d’un projet de rénovation pour un immeuble de bureaux à Montmartre, mais son esprit refusait de coopérer. Chaque ligne qu’elle traçait lui semblait maladroite, désordonnée.
Elle pensa à tout le temps qu’elle perdrait à chercher un nouvel appartement, aux visites qu’elle devrait insérer dans son emploi du temps déjà chargé. Et pire encore, à l’instabilité qui menaçait de s’installer dans sa vie.
— Louise ?
Elle releva les yeux pour voir son supérieur, Monsieur Bernard, un homme sévère au costume impeccable, qui se tenait devant elle.
— Vous avez l’air… préoccupée aujourd’hui, dit-il avec un léger froncement de sourcils.
— Non, tout va bien, répondit-elle rapidement, redressant sa posture.
Il hocha la tête, visiblement peu convaincu, et repartit. Louise sentit son visage chauffer sous la pression. Ce n’était pas dans ses habitudes de montrer des failles, surtout au travail.
À la pause déjeuner, elle se retrouva seule dans la petite salle commune, fixant un sandwich qu’elle n’avait pas la moindre envie de manger. Anna l’appela à nouveau, sa voix pétillante rompant le silence glacé.
— Alors, bonne nouvelle ! J’ai déjà trouvé deux ou trois pistes pour des appartements. On pourrait commencer les visites demain.
— Merci, Anna. Mais… tu sais, je ne pense pas que je puisse me permettre quelque chose qui garde le même niveau de confort. Pas avec mon budget.
— Arrête de penser en termes de confort parfait. Pense en termes de potentiel, Louise. Parfois, un peu de désordre, ça fait du bien.
Louise réprima un soupir. Anna avait toujours été son opposée en tout : spontanée là où elle était méthodique, optimiste là où elle était pragmatique. Parfois, cela l’irritait, mais aujourd’hui, elle en avait désespérément besoin.
— D’accord, fit-elle finalement. Demain, alors.
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Le soir venu, Louise rentra chez elle, l’esprit lourd. Elle passa une main sur l’accoudoir en velours de son canapé, comme pour mémoriser sa texture avant qu’il ne disparaisse dans un autre décor. Elle s’assit, laissant son regard errer sur les murs qu’elle avait peints elle-même, les tableaux soigneusement accrochés, les étagères remplies de livres classés par couleur.
Elle pensa à sa mère. Aux déménagements incessants de son enfance. Le chaos des cartons, l’angoisse de se retrouver dans des lieux inconnus. À la promesse qu’elle s’était faite de ne jamais vivre ainsi.
Mais maintenant, elle était forcée de tout remettre en question.
Elle alluma son ordinateur portable et ouvrit un fichier vierge. Une liste. Elle tapota machinalement les touches, énumérant tout ce qu’elle devrait organiser : trouver un appartement, emballer ses affaires, informer le cabinet de sa nouvelle adresse.
Et puis, à la fin de la liste, elle ajouta une ligne : Trouver un moyen de ne pas perdre pied.