Chapitre 3 — Première rencontre désaccordée
Alternance entre Louise Dumont et Gabriel Leroux
Louise arriva devant l’immeuble du 11e arrondissement avec dix minutes d’avance, comme à son habitude. L’immeuble ancien avait un certain charme, avec ses balcons en fer forgé et ses murs couverts de lierre, mais elle nota immédiatement les craquelures sur la façade, les boîtes aux lettres dépareillées et la peinture écaillée de la porte d’entrée. Une part d’elle-même se crispa. La désorganisation visible de cet endroit annonçait peut-être ce qui l’attendait à l’intérieur. Elle inspira profondément, ajusta son blazer pastel et poussa la porte. Une odeur mêlant bois usé et poussière l’accueillit, familière mais désagréable. Elle refoula la montée de déception qui menaçait de l’envahir. Ce n’était qu’une rencontre, rien de plus.
Son regard glissa vers l’escalier où les marches en bois grinçaient sous ses talons. Une faible lumière, tamisée par une fenêtre poussiéreuse, dessinait des ombres irrégulières sur les murs défraîchis. En montant au quatrième étage, Louise vérifia l’adresse qu’Anna lui avait envoyée. Appartement 4B. Elle ajusta son sac sur son épaule et frappa trois coups brefs, mesurés.
La porte s’ouvrit presque aussitôt. Elle découvrit un jeune homme aux cheveux bruns en bataille et à la barbe légère. Il portait une chemise à carreaux mal boutonnée et un jean délavé. Une guitare pendait négligemment en bandoulière sur son dos. Ses yeux bleu-gris, à la fois pénétrants et distraits, étudièrent Louise avec une curiosité nonchalante, un sourire en coin effleurant ses lèvres.
— Louise, c’est ça ? lança-t-il d’un ton désinvolte.
— Oui, répondit-elle, tendant la main avec politesse. Vous devez être Gabriel.
Gabriel observa sa main tendue comme si c’était une curiosité d’un autre monde avant de la serrer légèrement, presque par réflexe. Ce simple échange fit ressortir le contraste saisissant entre sa décontraction manifeste et la tenue soignée de Louise, rigoureusement ajustée. Le moment avait une ironie presque comique.
— Entre, dit-il en se décalant pour la laisser passer.
Louise pénétra dans l’appartement, et tout en elle se tendit. L’espace était spacieux, oui, mais il baignait dans un chaos indescriptible. Des piles de partitions, des livres aux reliures écornées et des tasses de café vides encombraient une table déjà bancale. Des vêtements pendaient sur le canapé, et une odeur persistante de café froid et de tabac imprégnait l’air. Les murs, autrefois blancs, étaient maculés de traces d’usure et de griffures, vestiges évidents d’affiches arrachées. Au centre de la pièce, un piano droit montrait des signes d’abandon, avec des partitions éparpillées et marquées de ratures.
Louise resta figée sur le seuil, luttant pour garder une expression neutre. Chaque fibre de son être protestait contre ce désordre. Elle posa son sac sur une chaise, prenant soin de ne toucher aucun des objets qui jonchaient les environs.
— L’espace est… lumineux, tenta-t-elle, son regard se posant sur les grandes fenêtres baignant la pièce d’une lumière douce.
Gabriel éclata de rire, un rire franc et moqueur qui la fit immédiatement rougir.
— Ouais, c’est ce que disent les agents immobiliers quand ils essaient de vendre un taudis, plaisanta-t-il en ramassant une chemise avec une nonchalance exaspérante.
Louise croisa les bras, piquée au vif.
— Je suis architecte, monsieur Leroux, répliqua-t-elle avec un calme étudié. Je sais reconnaître les qualités d’un espace. Et malgré votre… désordre, cet appartement a effectivement du potentiel.
Gabriel haussa les sourcils, visiblement surpris par sa réplique. Il la regarda avec un semblant de curiosité qu’il ne chercha pas à cacher.
— Tiens donc, marmonna-t-il. Une architecte. Intéressant.
Il écarta une pile de magazines pour lui offrir une place sur le canapé, s’affalant lui-même dans un fauteuil en face d’elle. Louise s’assit, gardant le dos droit, le regard scrutateur.
— Alors, dis-moi, qu’est-ce qui t’amène ici ? demanda Gabriel en jouant avec l’une des cordes de sa guitare. J’ai du mal à croire que quelqu’un comme toi cherche un colocataire. Tu m’as plutôt l’air du genre à aimer ton espace bien rangé et ton petit train-train.
Louise serra légèrement les dents, mais conserva son ton professionnel.
— C’est une situation temporaire, expliqua-t-elle. Je dois déménager rapidement, et une amie m’a parlé de votre… proposition de colocation.
Gabriel hocha la tête, un sourire narquois flottant sur ses lèvres.
— Et t’as pensé que vivre avec un musicien bordélique serait une bonne idée ?
Pour toute réponse, Louise redressa légèrement le menton, un geste imperceptible qui trahissait sa détermination à ne pas se laisser déstabiliser.
— Je suis ici pour voir si nos modes de vie peuvent coexister, rien de plus, rétorqua-t-elle.
Gabriel laissa échapper un rire bref.
— Coexister. C’est marrant, ce mot. Moi, je crois qu’on vit mieux sans trop de règles. Juste profiter de la vie, laisser les choses se faire. Pas toi, j’imagine ?
Louise le fixa, son visage impassible.
— Je crois en l’organisation et en la structure, répondit-elle. Cela permet de maintenir un certain équilibre. Mais je ne suis pas fermée au dialogue, si vous êtes prêt à établir quelques règles de base.
Gabriel se redressa légèrement, un éclat amusé dans le regard.
— Des règles ? Genre quoi ? Pas de musique après 22 heures ? Pas de chaussettes sur la table ? Pas d’invités imprévus ?
— Ce sont des exemples tout à fait valables, répondit Louise avec aplomb.
Gabriel resta un moment silencieux, comme s’il la jaugeait. Puis il éclata de rire, secouant la tête.
— T’es sérieuse, hein ?
— Tout à fait, confirma-t-elle avec une assurance tranquille.
Gabriel, intrigué malgré lui, se passa une main dans les cheveux.
— Bon, écoute, dit-il finalement. Je vais être honnête. Je cherche quelqu’un pour partager le loyer parce que je galère un peu ces temps-ci. Mais je vais pas mentir : je joue de la musique à toute heure, mes potes passent souvent, et je nettoie pas toujours sur-le-champ. Si t’es OK avec ça, bienvenue. Sinon, pas de problème.
Louise le fixa intensément, pesant ses options. Un détail capta son regard : une partition sur le piano, griffonnée de notes maladroites mais passionnées. Une curiosité inattendue la traversa, mais elle la refoula rapidement.
— Je vais y réfléchir, dit-elle en se levant. Merci pour votre temps.
Gabriel hocha la tête, son sourire indéchiffrable toujours au coin des lèvres.
— Pas de souci. Prends ton temps, Louise la perfectionniste.
Elle fronça les sourcils, mais ne répondit rien. Elle attrapa son sac et s’éloigna vers la porte. Avant de sortir, elle jeta un dernier regard à l’appartement. Parmi le désordre, une énergie vibrante semblait émaner de l’endroit. Elle n’arrivait pas à décider si cela la fascinait ou l’effrayait.
Quand la porte se referma derrière elle, Gabriel s’affala à nouveau dans son fauteuil, grattant distraitement quelques accords. Il repensa à l’expression de Louise et esquissa un sourire.
— Ça risque d’être drôle, murmura-t-il.
De son côté, Louise descendit les escaliers, serrant son sac contre elle. Elle envoya un message à Anna : « Rencontré Gabriel. Indécise. Je te tiens au courant. » Mais au fond d’elle, quelque chose lui soufflait que cette colocation, aussi inconfortable soit-elle, pourrait être une expérience nécessaire.