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Romans de romance dans un seul endroit

Chapitre 1L'appel qui réveille le passé


Camille

La sonnerie stridente du téléphone déchira le silence pesant de l’appartement. Camille, penchée sur son ordinateur portable, sursauta légèrement. Le café refroidi dans sa tasse vibra presque imperceptiblement. Elle fronça les sourcils, détournant à contrecœur son regard des lignes d’un article inachevé.

Le téléphone posé sur le bord de la table continuait de sonner, insistant. Elle fixa l’écran lumineux, hésitante. "Maison de retraite 'Les Chênes Doux'", indiquait l’identifiant d’appel. Une boule d’appréhension s’installa dans son estomac, lourde et familière.

Elle resta immobile, le doigt suspendu au-dessus de l’appareil. Ce nom seul suffisait à raviver des fragments de souvenirs qu’elle s’efforçait d’ignorer. Sa relation avec son père n’avait jamais été simple, et cet appel présageait forcément quelque chose d’important, sinon de grave.

"Allô ?" finit-elle par murmurer, sa voix rauque, plus éraillée qu’elle ne l’aurait souhaité.

Une voix féminine, douce mais empreinte de gravité, se fit entendre à l’autre bout de la ligne. "Bonjour, je suis bien en ligne avec Camille Durand ? Je suis Élise, infirmière à la maison de retraite Les Chênes Doux."

Camille inspira profondément, crispant ses doigts autour de la tasse froide pour garder un semblant de calme. Elle connaissait Élise de quelques appels passés, toujours succincts, toujours porteurs d’inquiétude.

"Oui, c’est bien moi. Que se passe-t-il ? Mon père… est-ce qu’il va bien ?"

"Votre père est stable pour le moment", répondit Élise avec une hésitation mesurée. "Mais son état continue de se dégrader. C’est… prévisible, avec la maladie d’Alzheimer dans cette phase avancée."

Les mots tombèrent comme des pierres, lourds, irréversibles. Chaque fois qu’elle entendait ces phrases, une partie d’elle espérait encore qu’on lui annonce autre chose, une amélioration miraculeuse, un répit. Mais cette fois, la voix d’Élise semblait porter autre chose, quelque chose de différent.

"Il… il a exprimé un souhait ces derniers jours", reprit l’infirmière, semblant chercher ses mots. "Lors de moments de lucidité, il a parlé de l’océan. Il a dit qu’il voulait le revoir."

"Revoir l’océan ?" répéta Camille, incrédule.

L’image de Pierre, son père, surgit dans son esprit : un homme discret, presque taciturne, toujours absorbé dans ses pensées ou dans les détails de son monde intérieur. Il avait été un père distant, parfois même indéchiffrable. Ce souhait, ce besoin soudain, semblait presque incongru.

"Oui", confirma Élise. "Cela semble très important pour lui. Il a répété cela plusieurs fois."

Camille resta silencieuse, ses doigts crispés sur le bord de la table. Une vague d’émotions contradictoires la submergea : un mélange de culpabilité, de colère et d’une tristesse qu’elle s’interdisait de nommer.

"Je comprends que cela peut être difficile pour vous", continua Élise avec précaution, "mais nous avons pensé qu’il était important que vous le sachiez. Si vous souhaitez en discuter ou organiser quelque chose, nous sommes là pour vous aider."

"Merci", répondit Camille enfin, d’un ton plus sec qu’elle ne l’avait prévu. "Je vais réfléchir."

Elle raccrocha sans attendre de réponse, laissant tomber le téléphone sur la table. Son regard se perdit dans les contours flous de son écran d’ordinateur, toujours ouvert sur l’article qu’elle rédigeait. Mais les mots sur l’écran n’avaient plus aucun sens.

L’océan.

Elle se leva machinalement et se dirigea vers la fenêtre de son appartement. Dehors, le ciel parisien s’étendait, gris et uniforme, oppressant. Aucun horizon, aucune échappatoire. La ville semblait engloutir chaque pensée, chaque souffle.

Un souvenir enfoui émergea malgré elle. Camille se revit, petite fille, courant sur une plage balayée par le vent. Ses cheveux bruns désordonnés s’envolaient autour de son visage, et le goût salé des embruns picotait ses lèvres. Derrière elle, Pierre marchait lentement, les mains dans les poches, un sourire rare mais authentique illuminant son visage.

C’était l’une des rares fois où elle l’avait vu heureux.

Elle balaya ce souvenir d’un revers mental, résolue à ne pas s’y attarder. Ce n’était pas le moment de s’enfoncer dans le passé. La distance qu’elle avait maintenue avec son père – physique, émotionnelle – avait été soigneusement construite, pierre par pierre, pour éviter de sombrer sous le poids des regrets et des non-dits.

Elle hésita un instant, puis attrapa son téléphone. Ses doigts composèrent le numéro de Sarah presque par réflexe.

"Camille ! Ça fait un bail !" répondit son amie d’un ton enjoué.

"Sarah, j’ai besoin de te parler."

Le ton de Camille, plus grave qu’elle ne l’aurait voulu, suffit à éteindre l’enthousiasme de Sarah.

"Qu’est-ce qui se passe ?"

"Mon père…" Camille marqua une pause, cherchant les mots. "Il veut voir l’océan. Enfin, c’est ce qu’ils disent à la maison de retraite. Un dernier souhait, apparemment."

Il y eut un silence. Puis Sarah répondit doucement : "Et toi, tu en penses quoi ?"

Camille soupira, passant une main dans ses cheveux attachés en une queue-de-cheval négligée. "Je ne sais pas. Je ne suis pas douée pour ce genre de choses. Les gestes symboliques, les grandes réconciliations… Ce n’est pas moi. Et honnêtement, je ne sais même pas si c’est vraiment important pour lui, ou si c’est juste… la maladie qui parle."

"Camille", coupa Sarah d’une voix posée, "je pense que ce n’est pas seulement une question de ce que ça représente pour lui, mais aussi pour toi. Ce voyage, ce moment avec lui… ça pourrait être une chance. Une chance de comprendre, peut-être même de te pardonner certaines choses."

"Pardonner quoi ?" répliqua Camille, presque sur la défensive.

Sarah resta calme. "Tu me l’as dit toi-même. Tu portes un poids depuis des années. Peut-être que tu pourrais… alléger ce fardeau."

Les mots de Sarah résonnèrent comme une vérité qu’elle ne voulait pas affronter.

Plus tard dans la soirée, Camille sortit une boîte en carton qu’elle avait reléguée depuis des années au fond d’un placard. À l’intérieur, des objets endormis : des photos de famille jaunies, des lettres de sa mère, et quelques dessins de son père. Elle extirpa un cliché d’eux trois sur une plage. Sa mère, rayonnante dans une robe légère, tenait la main de Camille. Pierre, à leurs côtés, semblait ailleurs, mélancolique même dans ce moment de bonheur figé.

Elle regarda longtemps cette photo avant de la reposer. Elle referma la boîte, prit une grande inspiration, et saisit son téléphone.

"Je vais l’emmener", écrivit-elle à Élise.

L’envoi du message eut un effet étrange, comme un poids soulevé et une angoisse naissante à la fois. Camille fixa l’écran qui s’éteignit, laissant son reflet dans la pénombre.

L’image de l’océan dansait encore dans son esprit : immense, insaisissable, et étrangement apaisant. Au loin, elle crut entendre le grondement imaginaire des vagues.