Chapitre 2 — Les retrouvailles teintées de silence
Camille
La façade de la maison de retraite "Les Chênes Doux" se dressait devant Camille, imposante et austère sous le ciel laiteux de l’après-midi. Les pierres claires, usées par le temps, reflétaient une lumière diffuse qui semblait vouloir adoucir le poids des vies abritées à l’intérieur. Camille resta un instant immobile près de l’entrée, le regard fixé sur les grandes fenêtres qui donnaient sur le parc. Une brise légère faisait bruisser les feuilles des chênes centenaires, évoquant un souvenir lointain et flou de journées passées à profiter du vent marin. Elle inspira profondément, comme pour atténuer le tumulte en elle.
L’appel d’Élise résonnait encore dans son esprit. Ces mots, "il semble calme", paraissaient anodins, mais pour Camille, ils portaient la promesse incertaine d’un instant de lucidité. Elle resserra son manteau autour d’elle et poussa la porte d’entrée, se laissant envahir par le murmure des conversations lointaines et le léger grincement d’un chariot de linge qui traversait le couloir. L’odeur familière de cire et de désinfectant la saisit, ramenant avec elle une vague de souvenirs douloureux.
Elle s’arrêta un instant dans le hall, observant les lieux avec attention. Une peinture accrochée près de l’escalier retint son regard : un paysage marin, simple et éthéré, qui semblait presque déplacé dans cet espace. Le bleu des vagues, étouffé par la lumière artificielle, la troubla plus qu’elle ne l’aurait voulu.
"Bonjour Camille." Élise, l’infirmière qui avait appelé, s’approcha avec un sourire bienveillant, bien que légèrement fatigué. "Votre père est dans le salon aujourd’hui. Il semble… plutôt apaisé."
Camille hocha la tête, masquant son appréhension derrière un sourire poli. "Merci, Élise. Je vais aller le voir."
Élise posa brièvement une main sur son bras, un geste subtil mais empreint de chaleur humaine. "S’il y a quoi que ce soit, je suis juste à côté."
Camille murmura un remerciement avant de se diriger vers l’escalier. Chaque pas sur le carrelage résonnait, amplifiant le poids émotionnel qui pesait sur elle. Elle gravit les marches lentement, s’arrêtant quelques instants pour observer les résidents qu’elle croisait. Il y avait quelque chose d’indéfinissable dans leurs regards—un mélange de résignation et de fragilité qui l’étreignait, la confrontant à sa propre peur de perdre totalement son père.
En arrivant dans le salon, elle balaya la pièce du regard. Les résidents étaient éparpillés, certains silencieux, d’autres bavardant à voix basse. La télévision diffusait une émission oubliée, et une douce lumière d’après-midi baignait la pièce. Pierre était près de la grande fenêtre, le visage tourné vers le parc.
Camille s’arrêta un instant, frappée par l’image qu’il offrait. Son pull en laine beige et légèrement déformé semblait engloutir ses épaules amaigries. Ses mains reposaient sur ses genoux, immobiles, et son regard semblait fixé sur un point invisible, au-delà des arbres.
"Papa," murmura-t-elle finalement, sa voix à peine plus forte qu’un souffle.
Il ne réagit pas. Elle sentit une pointe d’angoisse monter en elle, mais s’approcha un peu plus.
"Papa, c’est moi, Camille."
Cette fois, il tourna lentement la tête vers elle. Son regard, d’abord perdu, sembla se fixer sur son visage, comme s’il tentait de recomposer un tableau abîmé. Un éclair de reconnaissance traversa ses yeux.
"Camille," murmura-t-il, presque comme une question.
Elle hocha la tête, s’asseyant en face de lui. "Oui, c’est moi. Comment tu te sens aujourd’hui ?"
Il haussa légèrement les épaules, un geste qui oscillait entre l’indifférence et l’impuissance. Après un moment, ses lèvres s’animèrent.
"Les arbres," dit-il doucement. "Ils bougent… comme des vagues."
Camille suivit son regard. Les branches des chênes dansaient doucement sous le vent. Une boule se forma dans sa gorge. "Tu veux toujours revoir l’océan ?" demanda-t-elle, sa voix hésitante.
Il tourna lentement son visage vers elle, et cette fois, son regard brillait d’une intensité inattendue. "Oui," répondit-il simplement. "L’océan, Camille… je dois le revoir."
Il y avait dans ses mots une urgence silencieuse, une profondeur qu’elle ne pouvait ignorer. Ce n’était pas seulement un caprice de sa maladie ; c’était un appel, presque un besoin vital. Elle sentit une vague de culpabilité et de tristesse l’envahir, mêlée d’un désir de comprendre.
"On partira bientôt," murmura-t-elle.
Pierre hocha doucement la tête, mais son regard se perdit à nouveau, comme emporté par le vent au-delà des arbres. Camille, quant à elle, resta figée, absorbant chaque détail de ce moment : la lumière sur son visage, les rides marquées par le temps, et ce sourire fragile qui flottait sur ses lèvres.
"Tu te souviens… quand on allait à la plage, maman et moi ?" tenta-t-elle finalement, sa voix vacillante.
Il cligna des yeux, et un sourire furtif joua sur ses lèvres. "Tu courais… toujours trop vite. Je te… je te disais de ralentir."
Camille sentit son cœur se serrer à ces mots. "Et toi, tu restais toujours en arrière, les mains dans les poches," murmura-t-elle, son propre sourire empreint d’amertume.
Pierre hocha la tête, mais son sourire s’effaça rapidement. "Je regardais… l’horizon. Toujours… l’horizon."
Le silence retomba entre eux, mais cette fois, il était chargé d’une émotion différente, plus intime. Camille sentit une larme perler au coin de son œil, mais elle l’essuya rapidement, refusant de se laisser aller.
"Papa," dit-elle doucement, "qu’est-ce que l’océan représente pour toi ?"
Il leva les yeux vers elle, et pour un instant, son regard sembla percer la brume de sa mémoire. "L’océan… c’est… tout. Les vagues emportent tout… et elles ramènent aussi… des choses." Il marqua une pause, luttant pour rassembler ses pensées. "Je veux… voir ce que les vagues ont ramené pour moi."
Ces mots, bien qu’hésitants, frappèrent Camille avec une force inattendue. Elle hocha lentement la tête, son esprit en ébullition.
"Je te promets qu’on ira," murmura-t-elle finalement, sa voix tremblante.
Pierre ne répondit pas, mais son léger sourire réapparut, timide, comme un rayon de soleil perçant un ciel chargé.
Quand elle quitta le salon, Camille sentit un poids nouveau sur ses épaules. Ce n’était plus seulement la culpabilité qu’elle portait depuis des années, mais une responsabilité, une promesse qu’elle ne pouvait pas fuir.
Dans le hall, Élise l’attendait. "Comment ça s’est passé ?" demanda-t-elle doucement.
Camille hésita un instant, puis répondit d’une voix ferme : "On partira bientôt. Il est prêt."
Élise hocha la tête, un sourire discret aux lèvres. "Je crois que ce voyage sera important. Pour vous deux."
Camille ne répondit pas. Elle sortit de la maison de retraite et inspira profondément l’air frais, laissant le bruit du vent dans les arbres remplir ses pensées.
Alors qu’elle marchait vers sa voiture, une image persistait dans son esprit : celle de l’horizon, infini et insaisissable, comme un appel qu’elle ne pouvait plus ignorer.