Chapitre 1 — L’ÉCRAN BRISÉ
I
UNE VISITE DE CONDOLÉANCES
La rue Octave-Feuillet est une rue nouvelle de Passy qui longe le parc de la Muette et se jette dans l’avenue Henri-Martin à l’endroit où celle-ci, déjà vaste et riante dans tout son parcours avec sa quadruple rangée de marronniers et son allée cavalière, s’élargit encore et semble mêler ses feuillages à ceux du Bois comme un fleuve apporte ses eaux à la mer.
Ce coin de Paris, presque une solitude, est d’une grâce charmante. L’industrie des hommes ne s’y fait sentir que par un heureux choix des agréments de la nature. Les maisons, que dissimulent à demi leurs jardins, se dressent à peine au-dessus de la verdure qui les entoure. La campagne même est plus bruyante : il ne passe guère sur le chemin que de rares équipages, et des cavaliers qui font jaillir la terre insuffisamment battue et se perdent bientôt dans la direction des lacs.
Le petit hôtel qui fait l’angle de la rue et de l’avenue, dont il est la dernière habitation, jouit par toutes ses fenêtres de la vue des arbres. D’un côté, c’est le commencement du Bois ou la fin de l’avenue, – premiers flots de la mer ou embouchure du fleuve. De l’autre, c’est le parc de la Muette, mélancolique et attrayant derrière ses grilles hautes qui laissent apercevoir, après une bordure de sapins chétifs, le jet des tilleuls, l’épaisseur des platanes et, dans l’ombre des feuilles, le sable d’une allée qui passe devant un banc. C’est un lieu de calme et de paix. Si les passants ne le remarquent pas, c’est que, dans ce quartier, ils sont presque tous gâtés par la fortune…
Mme Chenevray, qui se penchait de temps à autre à une fenêtre du premier étage, ne regardait qu’au-dessous d’elle, indifférente au lent mouvement de l’avenue, au vert paysage, à la tiédeur même de cet après-midi de juin. Elle surveillait trois enfants, deux garçons et une fillette, qui jouaient dans le jardinet au pied du perron de pierre. De temps à autre elle jetait un nom – Jean, Philippe, Juliette – pour leur rappeler sa présence et suspendre leurs ardeurs trop grandes. Car les petits, vêtus de deuil comme elle-même, riaient aux éclats, sans prendre garde à la tendre figure douloureuse qu’elle leur montrait. La vie continuait après la visite de la mort.
Et quelle visite soudaine, foudroyante, terrible ! Mme Chenevray avait perdu sa sœur, Mme Monrevel, en des circonstances tragiques qui retinrent un instant la pitié rapide de Paris. La jeune femme avait été projetée par son automobile contre un tramway en marche. La mort ne respecta même pas son joli visage si gai, si sympathique, qui portait naturellement le sourire comme un rosier porte des roses. D’une destinée enviée, quelques secondes firent un sort misérable.
Une étroite amitié unissait les deux sœurs. Jeunes filles privées de mère, elles s’étaient promis de ne jamais se quitter et, amoureuses de la campagne, de ne jamais abandonner leur pays d’origine, ce Dauphiné qui sait prendre le cœur par les lignes fières et âpres de ses horizons. Mais nous tenons mal les serments que nous faisons aux choses. Une part de leurs vœux, et la préférée, fut seule exaucée. Elles se marièrent toutes deux à Paris, et à peu d’intervalle. Marthe, l’aînée, épousa M. Étienne Chenevray, ingénieur-conseil et administrateur de diverses sociétés minières. Elle ne consentit à avouer son bonheur, qui était grand, que lorsque Mathilde devint la femme de Jacques Monrevel qui, après un secrétariat d’ambassade, avait embrassé la carrière politique et conquis à la Chambre une place importante dans un groupe aujourd’hui plus intelligent qu’influent, le groupe libéral.
Leurs maris, par tendresse pour elles, se lièrent, et dans ces relations trouvèrent leur compte. M. Chenevray qui ne goûtait que le travail et la vie de famille, et que sa robuste santé et son caractère simple inclinaient à la gaieté, exerçait par son heureux équilibre un empire bienfaisant sur son beau-frère qui, l’esprit avide d’inquiétude, après avoir rencontré l’amour, se tourmentait d’ambition. Longtemps les deux ménages habitèrent porte à porte, et se virent chaque jour. Mathilde avait loué un hôtel de l’autre côté de l’avenue, pour se rapprocher de sa sœur. Depuis un an seulement, malgré les instances de Marthe, elle avait émigré dans un quartier plus animé, celui du parc Monceau, en invoquant la nécessité problématique d’une installation au centre de Paris, à cause de la situation politique de M. Monrevel qui ne pouvait se retirer, comme un ancien ministre, dans le voisinage du Bois de Boulogne.
Cet éloignement fut pour Marthe une occasion de chagrin. Elle ressentait pour sa sœur cadette un mélange d’affection maternelle et d’adoration. De quatre ans plus âgée, elle l’avait soulevée, toute petite, par manière de jeu, dans ses bras débiles, et dès lors n’avait pas cessé de veiller sur elle. Mais, en même temps, elle subissait jusqu’à la fascination la séduction originale de Mathilde qui tirait un merveilleux parti d’un frais visage de blonde et d’un esprit aussi avisé dans l’observation des ridicules que vif dans la repartie, au point d’éclipser dans le monde son aînée, douée de plus de beauté et de raison. Mme Chenevray, satisfaite de plaire à son mari et de gouverner doucement ses enfants, n’eût convenu d’aucune supériorité. Ni ses yeux veloutés, ni ses cheveux châtains, ni sa taille haute et bien prise ne pouvaient entrer à son goût en comparaison avec la grâce de corps, les frisons dorés, les yeux clairs et malicieux de Mme Monrevel. Pour en être plus certaine, elle ne cherchait qu’à s’effacer. Qui l’eût louée l’eût fait rougir et penser : « Le sot personnage ! Il n’a jamais regardé Mathilde. » Pour cette petite sœur, toujours en mouvement, et comparable à un tourbillon de rires, elle commettait chaque jour des péchés d’orgueil. Elle accueillait avec indulgence ses fantaisies les plus extravagantes, et s’excusait quand elle la devait gronder un peu pour quelque liberté d’allures ou de paroles que sa propre réserve accentuait.
Ainsi elle se contentait du second rang dans l’estime du monde. Elle était de ces femmes discrètes qui ne donnent toute leur mesure que lorsque la vie le réclame absolument. Dans l’épouvantable tragédie de famille, elle sut se montrer courageuse, et contraindre son désespoir pour soutenir le mari de sa sœur et servir de mère à la petite Juliette. M. Monrevel avait été appelé à la Chambre, comme il descendait de la tribune. Devant ces pauvres restes qu’il ne reconnaissait pas, il prétendit nier son malheur. « Vous vous trompez, assurait-il. Elle va revenir. Elle riait en montant dans sa voiture. » Et il donnait d’autres raisons aussi convaincantes. Il était précipité sans préparation dans une douleur sans fond, et il tentait de s’y soustraire en refusant d’y croire. Sans Mme Chenevray, ce désastre l’eût anéanti. Elle calma ses révoltes en l’entretenant sans cesse de la morte.
— Parlez-moi d’elle encore, lui disait-il quand elle se taisait pour se livrer à sa propre affliction.
Et souvent il ajoutait, non sans amertume :
— Vous la connaissiez avant moi. Vous la connaissiez mieux que moi.
Elle lui racontait principalement l’enfance de Mathilde à Grenoble. Il l’écoutait avec avidité, comme s’il voulait arracher aux ténèbres du passé ce qui se pouvait sauver d’elle.
D’autres fois, il lui posait cette question presque sur un ton de violence :
— Croyez-vous qu’elle ait été heureuse ?
Et il n’attendait pas la réponse.
— Sans doute elle le paraissait. Elle riait toujours. Pourtant, dans mon souvenir, ce rire sonne faux… Cette dernière année surtout… C’était un rire fêlé. Je n’y prenais pas garde, mais j’en suis sûr aujourd’hui. Je pensais à mes affaires, à mes succès de tribune, à toutes sortes de petites choses, au lieu de la regarder vivre. J’étais absurde… On croit toujours avoir le temps de donner et de recevoir le bonheur, et la mort vient…
Et, quand sa belle-sœur le quittait, il ne manquait pas de lui dire :
— Comme elle vous aimait ! Lorsqu’on parlait de vous, elle devenait sérieuse et gardait le silence : vous étiez son sentiment le plus profond.
Cependant, incapable de reprendre aucun travail, il s’absorbait dans sa peine et dépérissait. Elle finit par obtenir de lui qu’il accompagnât son mari, obligé de visiter le nord de l’Espagne au point de vue minier. Il se laissa faire. Mais, le matin du départ, il murmura :
— Je voudrais partir pour toujours.
— Et votre fille ? dit-elle en pressant Juliette dans ses bras.
— Voyez : ne la confondez-vous pas déjà avec vos enfants ?
C’était vrai : elle la confondait avec ses fils dans son affection, cette fillette qui ressemblait à sa mère, dont elle avait déjà la grâce vive et plaisante et le rire facile…
Mme Chenevray, se penchant à la fenêtre, la regarda jouer : l’enfant commandait aux deux garçons qui se disputaient ses ordres et qu’elle traitait sans ménagement, comme si elle connaissait par avance le pouvoir de la femme. Mais Mme Chenevray ne vit là qu’un tableau de bonne harmonie.
— Elle sera séduisante comme ma chère Mathilde, conclut-elle simplement, – et n’était-ce point la chose la plus naturelle du monde ?
Comme elle laissait errer ainsi sa surveillance, elle vit la porte du jardin s’ouvrir. Un jeune homme entra qui s’arrêta un instant devant le petit groupe, et même souleva Juliette de terre pour l’embrasser. Mme Chenevray, avant de se rejeter en arrière pour ne pas être aperçue, reconnut M. Émagny, et en ressentit, avant de se l’expliquer, une impression pénible. Pierre Émagny avait été l’occasion de l’une des rares discussions qui eussent éclaté entre les deux sœurs : comme il avait flirté toute une soirée avec Mathilde, Marthe crut devoir avertir sa cadette de l’excès de cette préférence, et celle-ci, qui d’habitude prenait avec gentillesse ces observations amicales, s’était révoltée et l’avait accusée d’être jalouse. Deux ans avaient passé depuis cette petite scène sans importance, mais elle ne l’avait pas oubliée. Et le départ récent du jeune homme qui, attaché au ministère des affaires étrangères, avait été envoyé à Rome, ne lui avait pas été désagréable.
Elle pensa :
« Il est de passage à Paris. Il vient faire sa visite de condoléances. Voici près d’un mois que Mathilde est morte. Ces gens de plaisir redoutent les maisons de deuil. Qu’il se rassure : je ne reçois pas aujourd’hui. »
Quelques minutes s’écoulèrent. Revenue près de la fenêtre, elle s’étonna de ne pas voir le jeune homme s’éloigner.
« Il ne s’en va pas », songea-t-elle impatiemment.
Le valet de chambre frappa, entra et lui remit un carton non corné :
Pierre Émagny.
2, avenue Hoche.
À sa grande surprise, il ajouta cette explication :
— M. Émagny insiste pour être reçu.
— Vous avez répondu que j’étais sortie ?
— J’ai répondu selon les instructions de Madame.
— Quelles instructions ?
— En l’absence de Monsieur, Madame m’a donné l’ordre de la prévenir si l’on avait une communication urgente à faire à Monsieur.
M. Chenevray n’avait confiance que dans sa femme pour l’avertir de l’état de ses affaires dans le cas où elles réclameraient sa présence immédiate et l’obligeraient à raccourcir ses voyages.
— M. Émagny a demandé Monsieur ?
— Oui, madame. Il a paru très contrarié de ne pas le rencontrer. Il a dit : « C’est impossible, il faut que je lui parle. » Il le croyait à Paris, et il voulait l’attendre. Il ne s’en allait pas. Il a répété : « C’est une chose très importante pour M. Chenevray. » Alors je lui ai proposé de parler à Madame. Il a voulu partir, puis il s’est ravisé.
Un peu étonnée, Mme Chenevray renvoya le zélé domestique :
— C’est bien. J’y vais.
Pierre Émagny n’avait, ne pouvait avoir aucunes relations d’affaires avec M. Chenevray. Il s’agissait donc d’autre chose. Agitée d’un sombre pressentiment et, d’instinct, songeant à la morte, comme si la terre ne la protégeait pas assez, elle rejoignit le jeune homme au salon.