Chapitre 2 — II<br><br>LE SECRET DE LA MORTE
Pierre Émagny était de ces jeunes gens dont le monde déclare la présence indispensable à toute fête pour en compléter l’agrément. Ils apportent, dans un milieu blasé par la coutume du plaisir, leur entrain et leur gaieté inaltérable, et restaurent le goût de la joie, même de la joie enfantine, dans les cœurs les plus fatigués. Pour exercer d’aussi considérables fonctions, ils n’ont la plupart du temps à leur service qu’un cerveau banal et une santé solide. Quelques-uns ont plus de valeur qu’il n’y paraît et leur saine jeunesse réserve à leur avenir une force de résistance et un esprit de ressources qui trouveront à s’utiliser. Mais il n’est pas toujours facile de les distinguer.
Adossé à la cheminée, absorbé et immobile, le jeune homme n’entendit pas entrer Mme Chenevray, et celle-ci, qui le vit au repos, fut surprise de l’altération et de la tristesse de son visage. Elle n’avait gardé le souvenir que d’un danseur brillant et futile, trop empressé auprès des femmes, et ne lui prêtait ni sensibilité, ni intelligence. Elle se trouvait comme devant un inconnu et s’en alarma davantage.
Il l’aperçut et parut effrayé. Il se hâta de s’excuser :
— Pardonnez-moi, madame, le dérangement que je vous cause. Je ne voulais pas…
Il balbutiait, cherchait vainement ses mots. Défiante, elle voulut tout de suite s’abriter derrière son mari :
— M. Chenevray est en voyage. Il revient demain. Vous avez quelque chose à lui communiquer ?
Il répondit très vite, et son air grave était plein de menace :
— Oui, madame, c’est bien à M. Chenevray que je dois parler.
— Il ne rentre à Paris que demain avec M. Monrevel. Je puis le prévenir dès son retour.
Le jeune homme répéta :
— Avec M. Monrevel… Demain.
Et il laissa échapper :
— Ce sera trop tard.
Visiblement une grande émotion le dominait, gouvernait plus que lui ses paroles. Bien qu’un peu inquiète elle-même, elle s’efforça de le rassurer :
— S’il est trop tard demain, vous pouvez me parler. Je sais remplacer mon mari quand il le faut… Je vous écoute.
Mais Pierre Émagny gardait toujours le silence. Et ce fut un instant d’angoisse.
— Dites vite, reprit-elle, les enfants m’attendent.
Il eut une expression de découragement :
— Ce n’est pas commode.
Et il reprit :
— C’est impossible… À vous…
Puis, brusquement, livré par son trouble à toutes les contradictions, il ajouta les mots que, dès la première minute, par un singulier pressentiment, elle avait redoutés :
— Il s’agit de Mme Monrevel.
Elle l’avait deviné, et qu’un danger pesait sur la morte. De nouveau il se tut, comme effaré de ce qu’il avait dit. Elle regardait le bellâtre avec terreur, et aussi, presque involontairement, avec mépris, et ce regard le gênait.
— Puisqu’il s’agit de Mme Monrevel, j’ai le droit de vous interroger. Parlez vite.
Il tenta de se défendre encore :
— Non, non, je ne puis pas.
— Ah ! maintenant il est trop tard, je veux savoir.
— Eh bien…
— Eh bien ?
Elle le pressait sans répit.
— Il faut lui éviter un nouveau malheur.
— Quel malheur peut encore la frapper ?
Elle le fixait de ses yeux profonds, de ses yeux purs où se lisaient la fidélité et l’honneur. Depuis son adolescence, il avait entendu tenir, dans le monde, tant de méchants propos sur les femmes, qu’il en avait retiré ce scepticisme puéril que les Parisiens prennent pour de l’esprit. La mission pénible qu’il venait remplir, il en comprenait seulement à cette heure, devant cette femme, l’inconvenance. Cependant il fallait bien se décider. Presque à voix basse, les yeux à terre, comme un coupable, il murmura :
— Il y a dans son secrétaire un paquet de lettres qu’il faut absolument détruire avant le retour de son mari.
— Ah ! dit simplement Mme Chenevray.
À cette révélation elle n’avait pas bougé. Son visage n’avait pas tressailli. Lui, qui tremblait comme un coupable, s’attendait à des reproches, à des larmes. D’avance il courbait la tête sous l’orage, et l’orage n’éclatait pas. Tout à coup, rigide, impérieuse, elle se leva et lui montra la porte :
— Allez-vous-en, monsieur.
Elle avait devant elle l’amant de sa sœur, et cette pensée lui était insupportable. Elle était de ces femmes à la destinée heureuse, ou tout au moins sans complications, dont le cœur simple ne comprend pas, n’excuse pas les passions, et qui, même, demeurent mal averties de leur réalité, car elles tiennent leur expression dans les livres, au théâtre, dans les conversations et jusque dans les confidences, pour des amplifications de littérature ou de langage.
Surpris, il se leva à son tour. Mais, oublieux de l’injure, il se souvint de la morte. Ces mots lui montèrent aux lèvres :
— Vous ne pensez pas à elle.
Avant qu’il ne les eût prononcés, elle y avait pensé justement, et le retenait d’un geste aussi impérieux que celui qui le chassait :
— Restez, dit-elle.
Dans un éclair elle avait évoqué sa pauvre Mathilde, atteinte jusque dans la mort d’une souillure ineffaçable, et pire même que la mort à ses yeux. Ne devait-elle pas la protéger, la sauver, ce qu’elle n’avait pas su faire durant cette courte vie ? Épuisée par la contrainte qu’elle s’imposait, elle se rassit, et, se cachant la tête dans les mains, elle pleura.
Pierre Émagny considéra sans amertume cette douleur qui l’accusait. En peu de temps, il avait touché le fond de la misère humaine, et connu que la mort donne à nos sentiments leur valeur définitive. Doucement, il tenta de l’apitoyer :
— Je vous fais du mal. Pardonnez-moi. Vous pouvez avoir pitié de moi. J’ai tant souffert.
Comme elle ne s’occupait pas de lui, il reprit avec amertume :
— Vous la pleurez, vous, librement… Je n’ai appris sa mort qu’avant-hier, à Rome. Je n’avais pas lu de journaux français. Mon chef m’avait envoyé en Sicile, pour une affaire de consulat. Je revenais, je ne soupçonnais rien.
— Elle ne vous écrivait pas ? interrompit Marthe.
— Mon départ l’avait mécontentée. Elle voulait que je donne ma démission aux Affaires étrangères. Je pensais revenir bientôt, pour la donner. J’ai reçu trois lettres, puis plus rien. J’attendais, j’espérais, je souffrais de son indifférence quand elle avait cessé de vivre.
— Et vous ne lui écriviez pas ?
— Si, mais pas chez elle. Je retirerais mes lettres. Quand j’ai appris l’événement, j’ai cru mourir. Puis, je me suis jeté dans le premier train. Quel voyage ! À Paris, ce matin, j’ai su l’absence de M. Monrevel. On m’a dit qu’il ne reviendrait qu’après-demain.
— Non, demain déjà.
— Je ne savais pas qu’il accompagnait M. Chenevray. Je venais me confier à votre mari. C’est un homme d’honneur. Il m’est si pénible de vous torturer, vous, de vous blesser dans vos plus chères affections. Pardonnez-moi.
D’un geste elle arrêta ces vaines excuses :
— C’était une enfant. Vous êtes bien coupable.
— Je l’aimais.
— Elle était heureuse avant de vous connaître. Et puis, elle avait une fille : vous n’y avez pas pensé ?
— Quand on aime, on ne pense qu’à son amour.
— C’est aimer bien mal.
— C’est aimer.
— Oh ! non. Aimer, c’est donner la paix, et vous troublez la sienne jusque dans la tombe.
Ils se turent tous deux, le cœur lourd. Elle finit par demander, comme une complice effrayée :
— Que faut-il faire ?
— Il faut que les lettres disparaissent ce soir. Ne pouvez-vous entrer dans l’appartement ?
— Il est ouvert, le personnel est resté.
Après sa dure confidence, il retrouvait la volonté d’agir et la résolution.
— Il faut y aller… Tout de suite… Vous seule pouvez sauver sa mémoire.
Après un silence, pleine de honte, elle le questionna :
— Où sont-elles ?
— Dans sa chambre.
— Vous en êtes sûr ?
Il hésita une seconde :
— Un jour qu’elle était fatiguée, elle m’a reçu au coin de son feu. Elle me les a montrées… Elles sont dans son secrétaire. Il faut ouvrir la tablette… Elles sont dans un tiroir intérieur, à gauche.
— Elles y sont toutes ?
— Toutes.
— Il y en a beaucoup ?
— Oui, une liasse que retient une faveur.
Mme Chenevray rougit pour demander encore :
— Elles sont… elles sont compromettantes ?
Il fit un signe de tête. Elle se leva :
— J’y vais, dit-elle.
À son tour, il osa l’interroger :
— Avez-vous la clef ?
Elle le quitta un instant et revint avec un trousseau. Mais sa figure avait pris une expression découragée.
— Les clefs des meubles m’ont toutes été remises…
— Bien.
— Pourtant je ne vois pas celle du secrétaire. Il a une serrure spéciale, je me rappelle…
Il donna ce détail :
— C’était une clef toute petite qu’elle portait toujours sur elle.
— Alors, nous ne la trouverons pas.
Ils se regardèrent, et leurs yeux s’abaissèrent très vite : tous deux songeaient à la dépouille de Mathilde, – triste amas de chairs, de sang et de boue, – que l’on avait couchée telle quelle au tombeau. Pour la seconde fois elle murmura :
— Que faire ?
Il lui tendit un petit paquet :
— J’y ai pensé… Toutes ces clefs se rapprochent du modèle de celle qui est perdue. Sûrement l’une ou l’autre s’adaptera à la serrure.
Elle prit le trousseau avec répugnance. Ne semblaient-ils pas préparer ensemble quelque abominable cambriolage ; et par quelle cruauté du sort se trouvait-elle amenée à comploter ainsi avec le séducteur de sa chère Mathilde ?
— Et si je ne puis ouvrir ? Il faut tout prévoir.
— Vous dévisserez la serrure.
— Je ne sais pas.
— Je vous expliquerai… Mais vous pourrez ouvrir.
Elle le congédia :
— C’est bien. Je pars.
Il se retourna sur le seuil de la porte :
— À quelle heure ces messieurs arrivent-ils demain ?
— À midi.
— Vous allez maintenant rue Murillo ?
— Tout de suite.
— Il est trois heures. Permettez-moi de vous attendre à cinq heures au parc Monceau, vers les ruines ?
— Pourquoi ? C’est inutile.
Humblement, sur un ton de prière, il insista :
— Ne faut-il pas que je sois tranquillisé sur elle ? Vous ne me direz qu’un mot, en passant.
Elle ne promit rien, mais il interpréta son silence comme un acquiescement. Quand il fut sorti, avant d’agir elle pleura la honte de Mathilde, et ses larmes étaient plus amères que celles qu’elle avait répandues sur la morte.