Chapitre 3 — III<br><br>À LA RECHERCHE DU SALUT
« MATHILDE a besoin de moi. »
Avec cette pensée, Mme Chenevray domina sa révolte. Elle se hâta de se laver les yeux, de s’habiller, prit une voiture et se rendit rue Murillo. Les Monrevel occupaient un de ces hôtels qui donnent sur le parc Monceau comme sur un jardin privé, et empruntent à ce cadre de verdure un charme de campagne au cœur même de Paris. Elle n’y trouva qu’une femme de chambre qui travaillait pour son propre compte et, qui voulut, par esprit de solidarité, justifier longuement l’absence des autres domestiques :
— C’est bien, approuva rapidement la jeune femme pour couper court à ces explications. Ils sont prévenus, n’est-ce pas, que M. Monrevel revient demain ?
— Oui, madame. Demain après midi.
— Tout est prêt pour le recevoir ?
— Oui, madame.
— Je vais m’en assurer. Vous pouvez continuer votre travail.
Elle monta directement au premier étage. Pour atteindre la chambre de Mathilde, il fallait traverser un boudoir dont elle ferma soigneusement la porte, tandis qu’elle laissait entr’ouverte celle de la chambre. Ainsi elle serait prévenue à temps si quelqu’un la venait déranger, et même elle pourrait s’avancer à sa rencontre jusqu’à la première pièce. Ayant pris ces précautions, avant de se mettre à la tâche, elle regarda autour d’elle. À travers les persiennes closes, le jour d’été pénétrait furtivement, comme un voleur, comme elle-même. Pour se donner du courage, elle ouvrit les fenêtres et appela à son aide la pleine lumière du soleil que tamisaient légèrement les feuillages des arbres rapprochés. Mais, à la lumière du soleil, elle distingua plus nettement l’aspect de cette chambre où elle n’était pas entrée depuis la mort de sa sœur. Tant de souvenirs envahirent sa mémoire qu’elle comprima des deux mains son cœur qui battait trop vite.
Par un grand effort, elle se maîtrisa. Elle sortit de son réticule, qu’elle avait posé sur une chaise, le trousseau de clefs remis par Pierre Émagny, et s’approcha du secrétaire. Au hasard elle essaya d’ouvrir, pensant terminer vite cette douteuse besogne. Sa main droite, qui tâtait la serrure, tremblait. Les premières fois elle dut l’affermir en la tenant avec la gauche. De temps à autre, elle suspendait son travail, prêtant l’oreille, croyant entendre marcher dans le corridor, tenaillée par la peur d’être surprise dans cette situation équivoque.
Le hasard ne la servant pas, elle recommença ses essais avec méthode. Une à une, elle tenta d’introduire chaque clef du trousseau. Presque toutes étaient trop grandes, et celles qui entraient dans la serrure ne tournaient pas ou bien tournaient à vide, sans exercer d’action sur le pêne.
Découragée, épouvantée, Marthe Chenevray examina le meuble qui contenait le secret de la morte et refusait de le rendre. C’était un bijou un peu extravagant d’art moderne, juché sur des pieds si minces qu’ils ne paraissaient point en pouvoir supporter le poids. Cette tablette de bureau, qu’il fallait rabattre à tout prix pour découvrir les tiroirs intérieurs, était ornée d’ouvrages de marqueterie qui dissimulaient à demi la serrure minuscule dont le palastre invisible s’incrustait dans le bois.
De cet examen minutieux elle conclut :
« Pour la dévisser, il faut un homme du métier. Moi, je ne saurai pas. »
Fiévreusement elle reprit les clefs et introduisit de nouveau les plus petites.
« Elles doivent ouvrir », se disait-elle pour s’encourager dans ses essais.
Ce fut en vain… La sueur au front, elle s’arrêta. Sur le secrétaire, en face d’elle, une photographie de Mathilde lui souriait. Ainsi l’infortunée avait souri à la vie, à l’amour, au bonheur, à tout et à tous. À cette heure pathétique où son honneur était en jeu, son image souriait encore.
Marthe la considéra, suppliante, comme si elle pouvait s’adresser réellement à sa sœur cadette et lui dire : « Ne ris pas, je t’en prie, et aide-moi. » Impuissante, elle ne savait que faire, et demeurait là, immobile devant ce meuble qui lui résistait. Elle eut envie de le briser : ses frêles poings en fussent difficilement venus à bout. Et puis, comment expliquer plus tard cette effraction ? Un projet plus pratique lui vint à l’esprit : prendre avec de la cire ou même avec du papier l’empreinte de la serrure, commander immédiatement une clef qui s’y adaptât et revenir le lendemain matin avant l’arrivée de son beau-frère. Ayant trouvé cette solution, elle respira mieux.
Elle en était là de ses nouvelles espérances lorsqu’on frappa à la porte du boudoir. Bien qu’elle n’eût plus rien à redouter, elle tressaillit comme un malfaiteur qu’on surprend. La femme de chambre entra : elle tenait à la main un télégramme ouvert.
— Je cherche Madame. Je pensais bien que Madame serait ici. On apporte cette dépêche de Monsieur.
— Qu’est-ce que c’est ?
Mme Chenevray prit le papier bleu et lut : Arriverai ce soir six heures ; préparez appartement. Monrevel.
Elle murmura à mi-voix :
— Ce soir.
Elle regarda sa montre qui marquait quatre heures et demie.
— Dans moins de deux heures.
Elle relut le télégramme, et vit qu’il était adressé de Tours-gare. Son mari et son beau-frère revenaient d’Espagne d’une seule traite : ils avaient brûlé Bordeaux où ils devaient se reposer une demi-journée.
Elle n’avait plus le temps matériel d’exécuter son plan. Néanmoins elle demanda de la cire. Il n’y en avait pas dans l’hôtel en désarroi. Elle pensa y suppléer tant bien que mal avec un fragment de journal, mais elle fut entravée par les allées et venues des domestiques qui venaient de rentrer et désiraient lui montrer leur zèle ; et d’ailleurs la serrure, trop petite, se dérobait à ses investigations. Toutes les circonstances tournaient contre elle et contre la morte. Elle s’en irait, comme elle était venue, laissant au secrétaire son horrible secret qui, tôt au tard, frapperait au cœur M. Monrevel.
Non, cela ne se pouvait pas : elle n’abandonnerait pas sa sœur ainsi. Résolument elle rappela la femme de chambre, et de son ton le plus naturel elle lui dit :
— Monsieur m’avait priée en partant de commander une clef du secrétaire de Madame. Je l’avais oublié. Voulez-vous, je vous prie, m’envoyer chercher le serrurier ?
La réponse lui vint sous une forme inattendue :
— M. Monrevel a déjà fait la commande lui-même, et la clef lui a été remise en mains propres le jour de son départ.
— Il ne s’en souvenait pas, dit-elle évasivement, en sentant qu’elle perdait son dernier espoir.
Pensant gagner du temps, elle eut assez de présence d’esprit pour ajouter :
— M. Monrevel dînera ce soir chez moi. Peut-être le garderons-nous jusqu’à demain.
Puis elle sortit. Au parc Monceau, elle suivit une des petites allées interdites aux voitures, passa entre deux haies de nourrices bavardes et de bébés qui s’enivraient de soleil comme de petits Bacchus, et de son pas rapide atteignit bientôt le chemin qui contourne les ruines. Pierre Émagny l’attendait, la guettait. Il la vit venir, toute frémissante, et devina qu’elle apportait de mauvaises nouvelles. Il la salua humblement, avec inquiétude ; elle répondit à peine à son salut. Des passants qui les observaient, en quête des aventures des autres, et imaginaient déjà quelque rendez-nous d’une liaison à son début, remarquèrent l’air dédaigneux et douloureux de la jeune femme.
— Par ici, lui jeta-t-elle comme à un laquais.
Il obéit. L’amour n’est-il pas une servitude jusque dans ses conséquences lointaines ? Ils firent quelques pas dans l’allée qu’elle désignait et qui menait au boulevard de Courcelles. Reprenant quelque assurance, il lui montra un coin du parc qui a la réputation d’être humide et qui est presque toujours désert :
— Là, nous serions mieux, dit-il.
Il en connaissait la solitude favorable, pour y être venu souvent en compagnie de Mathilde. Mais Mme Chenevray refusa d’aller plus loin. Et, devant la grille, à chaque instant coudoyés par les promeneurs, ils échangèrent à mi-voix leurs tristes réflexions. En quelques mots, elle le mit au courant :
— Il est trop tard. M. Monrevel arrive dans une heure. Voici vos clefs : elles n’ouvrent pas.
— Aucune ?
— Aucune.
— Vous les avez toutes essayées ?
— Toutes.
Il n’avait prononcé cette dernière question inutile que pour se donner le temps d’examiner le danger.
— Nous sommes perdus, soupira-t-elle, confondant sa cause avec celle de Mathilde.
Ils reprirent leur promenade côte à côte, en silence, et, d’instinct, ils cherchèrent la retraite que le jeune homme avait conseillée. On les prenait pour des amants qui se hâtent de fuir la foule afin d’échanger à l’abri leurs aveux, et, seule, leur commune détresse les retenait ensemble. Ils avaient peur de se perdre l’un l’autre, comme si chacun attendait son salut de son compagnon. Ils parvinrent ainsi près d’un portique en ruine qu’ombrageaient à demi les branches d’un tilleul. Là, elle s’arrêta. Il n’y avait personne dans le voisinage. Comme il se taisait toujours, elle s’irrita contre lui :
— Mais trouvez donc quelque chose pour la sauver, vous qui l’avez perdue !
À sa grande surprise, il répliqua :
— J’ai trouvé.
— Alors, dites vite.
— C’est inutile.
— Comment, inutile !
— Mon moyen dépend de vous uniquement, et vous n’accepterez pas de vous en servir.
— S’il dépend de moi, comment ne l’emploierais-je pas ?
— Je le crains.
— Parlez donc.
Elle continuait de le traiter avec hauteur, et il acceptait ses mépris sans protestation. Cependant il hésita une seconde encore avant de lui obéir, et ses hésitations témoignaient de son respect.
— Dites à M. Monrevel que vous aviez confié ces lettres à votre sœur, et que vous venez les réclamer.
— Je ne comprends pas.
Elle avait compris immédiatement, et le sang avait afflué : aussitôt à ses joues pâlies par le chagrin et la crainte. Toute sa pudeur se révoltait à la pensée de paraître coupable, fût-ce aux yeux d’un seul. Elle avait un mari, des enfants. Elle leur devait non seulement son honnêteté véritable, celle des actes et de la conscience, mais encore cette fleur d’honnêteté dont tant de femmes se font un jeu de dédaigner l’apparence, s’imaginant qu’elles peuvent la sacrifier impunément, pourvu qu’elles sauvegardent le for intérieur. Elle ne voulait pas être soupçonnée, et par qui le serait-elle ? Par le mari de sa sœur qu’elle aimait comme un frère et qui, depuis son veuvage, n’avait confiance qu’en elle ; par le père de cette petite Juliette qu’elle mettait dans son cœur au rang de ses enfants et dont elle s’était promis d’être la seconde mère.
— Je ne veux pas, reprit-elle très vite.
Pierre Émagny la regarda avec étonnement, puis avec respect. Le monde qu’il avait fréquenté, sa liaison même avec Mme Monrevel ne l’avaient point préparé à tant de révolte vertueuse. L’infidélité des femmes lui paraissait une chose banale, et leur pudeur une hypocrisie. Mais sa jeunesse et son amour luttaient contre son scepticisme. Devant cette attitude de la sœur aînée, il s’expliqua certaines expressions de visage, certaines mélancolies subites, certains effrois de celle qu’il avait tant aimée. Sa passion s’éclaira brusquement d’un nouveau jour. Cette Mathilde, si prompte à la joie, si insouciante et légère, qu’il avait traitée quelquefois en femme trop facile, lui avait caché par tendresse ses remords, ses tristesses, ses hésitations. Il en était sûr maintenant : il se souvenait avec une netteté singulière de crises de larmes inexplicables, de peurs obscures, de mots de douleur dont il n’avait pas approfondi le sens mystérieux et que des fusées de rires ou des caresses étouffaient aussitôt. Et, l’irréparable étant survenu, il aima davantage, surtout il aima mieux la disparue.
Sur le portique en ruine, un pigeon se posa. Immobile, il couronnait la pierre. D’un homme et d’une femme il n’avait point de crainte. Ne les avait-il pas frôlés sans même attirer leur attention ?
Mme Chenevray fit un mouvement de retraite, et dit à son compagnon :
— Adieu, monsieur. Vous nous avez fait bien du mal, et vous continuez de nous en faire.
Elle ajouta très bas, pour elle-même :
— Mathilde aussi a été bien coupable.
Mais il l’avait entendue.
— Attendez, dit-il impérieusement, comme elle s’éloignait.
Elle s’arrêta, surprise de son accent. Il reprit :
— N’accusez pas Mathilde. Elle a tant résisté à notre amour.
Et sans prendre garde à la répulsion de Mme Chenevray pour le secret de leur liaison, poussé par un besoin de sacrifice et de confidence, il se chargea sans mesure et défendit sa maîtresse contre tout reproche. Tout ce qui pouvait atténuer la faute de Mathilde, il le montra, et sa vie incomplète auprès d’un ambitieux qui l’oubliait pour un discours, et son besoin d’épanouissement et de tendresse, et les longs combats de son honnêteté contre la passion, et sa douleur.
— Continuez de l’aimer, madame, ajouta-t-il. Si vous saviez comme elle vous adorait !
— Pauvre Mathilde, murmura Mme Chenevray, sans comprendre la générosité du jeune homme pour qui elle sentait croître son éloignement, car le récit qu’il avait fait spontanément le condamnait.
Il profita de cet attendrissement pour tenter un dernier effort :
— Je suis le seul coupable, madame. Vous le voyez. Sauvez d’elle, je vous en supplie, ce qui peut encore être sauvé.
— Je tâcherai, dit-elle. Adieu, monsieur.
Comme ils se séparaient, l’oiseau, quittant l’arcade où il s’était posé, prit son vol vers le ciel. Pierre y voulut voir un heureux présage, comme un message adressé à Mathilde là-haut, vers l’inconnaissable, vers la région incertaine où rien ne meurt plus, que son amour appelait…
Mme Chenevray trouva chez elle, en rentrant, un télégramme de son mari qui, confirmait celui de M. Monrevel. Dans une heure au plus tard, elle recevrait les deux voyageurs.
— Ce soir même, si je ne réussis pas à le garder chez moi, pensait-elle, il couchera dans son hôtel. Comment ne visiterait-il pas la chambre de sa femme ? Elle doit l’attirer ; il doit éprouver le désir d’y savourer sa douleur. Il a sur lui la clef du secrétaire, puisqu’elle lui fut remise à l’heure du départ. Jusques à quand différera-t-il d’ouvrir ce meuble qui contient sans doute à son idée les objets préférés de Mathilde ?
Elle appela la petite Juliette et la prit sur ses genoux. L’enfant riait et la caressait.
— Comme tu ressembles à ta mère ! dit Mme Chenevray.
Un instant elle se tourmenta des paroles qu’elle venait de prononcer naturellement, puis elle reprit avec plus de calme :
— Aime-la bien, ma chérie.
— C’est toi, dit l’enfant.
— Que veux-tu dire ?…
— C’est toi qui es maman.
Elle embrassa la fillette, mais ce mot d’oubli l’attrista. Elle était décidée à sauver sa sœur. Mais ne l’était-elle pas déjà, sans se l’avouer encore, avant même que Pierre Émagny n’eût parlé ?