Chapitre 1 — Retour à Paris
Claire
Les pavés irréguliers de Paris résonnaient sous les talons de Claire Duval, chaque pas alourdissant un peu plus son souffle. Elle connaissait ces rues, leurs détours ombragés et leurs façades d’un beige usé, familiers, presque intacts depuis son enfance. Pourtant, revenir après tant d’années les rendait méconnaissables, comme si les souvenirs avaient brouillé leur véritable visage. La silhouette imposante de Notre-Dame, qui s’élevait à l’horizon, semblait pourtant immuable, une sentinelle silencieuse veillant sur ses peurs et ses rêves.
Elle s’arrêta sur le pont Saint-Michel, le vent soulevant quelques mèches échappées de son chignon. La cathédrale semblait la jauger, ses flèches pointant vers le ciel gris. Ses pierres pâles renvoyaient une lumière douce et terne, mais les vitraux, eux, pétillaient malgré la morosité de la journée, projetant des éclats de couleurs sur les dalles mouillées par une pluie récente. Une boule se forma dans sa gorge. C’était ici, toujours ici, que tout avait commencé.
Un souvenir vif s’imposa à elle. Une main plus grande prenant la sienne, l’entraînant dans une ruelle menant à Notre-Dame. La voix de sa mère, vibrante d’enthousiasme, murmurant : « Regarde, Claire. Peu importe où tu es, cette lumière te trouvera toujours. » Le contraste entre cette assurance lumineuse et l’obscurité qui avait suivi fit vaciller ses pensées.
Un bourdonnement de voix touristiques effleura sa conscience sans l’atteindre. Ajustant ses lunettes, elle prit une inspiration tremblante. Le rendez-vous était fixé pour dans une demi-heure, mais elle avait besoin de temps. Elle s’approcha un peu plus de la cathédrale, veillant à éviter les files de visiteurs déjà formées près des portails ornés de sculptures.
Lorsqu’elle passa sous l’arche principale, une vague de fraîcheur la submergea. L’intérieur de Notre-Dame l’accueillit dans un silence solennel, presque sacré. Les colonnes massives s’élevaient avec une grâce improbable, comme si elles défiaient la gravité. Les vitraux, bien qu’endommagés à certains endroits par l’incendie, diffusaient toujours une lumière colorée qui dansait sur les dalles de pierre.
Claire resta immobile, absorbant chaque détail. L’air semblait chargé d’une présence vivante, presque palpable. Elle avait passé son enfance ici, à courir entre les bancs, à observer sa mère travailler sur ces mêmes vitraux. Elle ferma les yeux un instant, laissant les souvenirs remonter malgré elle. La voix de sa mère, douce mais enthousiaste, lui expliquait les nuances des couleurs, la manière dont chaque morceau de verre était choisi pour transmettre un récit lumineux. Ces souvenirs, fragiles et précieux, se mêlaient à la douleur plus vive du dernier jour, celui où tout avait basculé.
Un bruit de pas derrière elle la ramena au présent. Une femme en blouse de travail beige s’approcha, un sourire poli sur les lèvres.
« Vous êtes Claire Duval, n’est-ce pas ? »
Claire hocha la tête et serra la main tendue.
« Bienvenue. Je suis Camille Ferrand, chef des restaurateurs pour ce projet. C’est un honneur de vous avoir avec nous. »
Le ton était chaleureux, mais Claire détecta une pointe de curiosité dans le regard de Camille, comme si elle cherchait à décoder quelque chose au-delà des apparences. Claire répondit avec un sourire discret, masquant son malaise derrière une façade professionnelle.
« Merci. Je suis ravie de pouvoir contribuer à cette restauration. »
Camille guida Claire à travers la nef jusqu’à une salle latérale temporairement aménagée pour les restaurateurs. L’espace était une ruche d’activité : des tables jonchées de croquis, des outils de précision alignés avec soin, et des morceaux de verre soigneusement emballés dans du papier protecteur. L’odeur familière de vernis et de pigments emplit l’air, enveloppant Claire dans un mélange de nostalgie et d’appréhension.
« Nous avons commencé à travailler sur plusieurs vitraux, mais il y a une pièce maîtresse qui nécessitera toute votre attention. » Camille lui montra un panneau de verre partiellement noirci, posé sur une table inclinée. « Celui-ci provient de la rosace nord. Les dégâts sont importants, mais je crois que votre expertise sera cruciale pour le restaurer. »
Claire s’approcha, examinant le vitrail avec soin. Les couleurs ternies, les fissures délicates, les fragments manquants — tout cela lui racontait une histoire, non seulement de destruction, mais aussi de persévérance. Elle passa doucement ses doigts gantés sur les bords d’un morceau intact, sentant presque le poids des siècles dans ses mains.
« C’est… magnifique, même dans cet état. » murmura-t-elle.
Camille hocha la tête. « Oui. Certains disent que ces vitraux contiennent plus que de simples scènes bibliques. Des secrets, peut-être, des messages laissés par les artisans. Vous aurez tout le temps d’explorer. »
Le sourire énigmatique de Camille fit naître une légère inquiétude en Claire, mais elle s’efforça de rester concentrée.
Après quelques minutes d’observation, Camille la laissa seule. Claire s’installa sur un tabouret, sortant son carnet pour prendre des notes. Les contours des motifs lui semblaient étrangement familiers, comme une mélodie entendue dans un rêve. Elle esquissa les premières lignes d’un croquis, mais son esprit vagabondait, retournant au souvenir de sa mère.
Avant de quitter son atelier ce jour-là, sa mère lui avait montré un dessin, un morceau de verre rouge intense qu’elle tenait contre la lumière, ses yeux brillants d’enthousiasme. « Regarde bien, Claire. C’est plus qu’un vitrail. C’est un langage. »
Un frisson parcourut Claire. Elle posa son crayon et observa de nouveau le panneau. Une fissure particulière attira son attention, formant une courbe délicate qui semblait presque intentionnelle. Elle ajusta sa lampe et inclina le morceau, faisant briller la lumière sur les détails.
C’est alors qu’elle le vit : un symbole, gravé subtilement dans le verre, presque invisible. Son cœur s’emballa.
Un bourdonnement sourd monta dans ses oreilles alors qu’elle contemplait le motif. C’était simple mais précis, un cercle contenant une étoile à huit branches. La vision lui donna un vertige passager, comme si le monde autour d’elle devenait flou et irréel.
« Qu’est-ce que c’est… ? » murmura-t-elle pour elle-même.
Le souffle court, elle referma son carnet et recula légèrement. Ce symbole… elle l’avait vu avant. Pas ici, mais quelque part dans un recoin de sa mémoire. Une scène lointaine, à moitié effacée, où sa mère s’était penchée sur un vitrail en murmurant quelque chose, son visage illuminé par un éclat doré.
Claire ferma les yeux, essayant de repousser l’avalanche de souvenirs. Elle ne pouvait pas se permettre de s’égarer, pas maintenant. Mais ce symbole ne la lâchait pas.
Elle prit une photo rapide avec son téléphone, puis rangea ses affaires. Sa journée ne faisait que commencer, mais une chose était sûre : elle n’était pas revenue ici par hasard.
Dans le silence résonnant de Notre-Dame, alors qu’elle se tenait au seuil entre l’ombre et la lumière, Claire sentit quelque chose s’éveiller. Une quête qu’elle n’avait pas encore pleinement comprise, mais qui venait de commencer.