Télécharger l'application

Romans de romance dans un seul endroit

Chapitre 1PREMIÈRE PARTIE


I

C’était le plein de juillet.

Mince de lueur ! Ça devait se voir au moins à cinquante kilomètres à la ronde, cette nuit rose qui crépitait sur Paris. Juste au-dessus des lumières. Qu’est-ce donc qu’on entendait au loin ? Un bruit sourd. Comme si ça avait provenu d’un incendie énorme et lointain. La rumeur de la nuit dans la ville. Les taxis, pris de panique ! Ces coups de corne lugubres. Dégringolaient la rue de Rome. Tous dans le même sens. Un toboggan. Pas besef de passants à cette heure ! Solitaires. Silencieux. Grisâtres. Ruminant quoi ? Batignolles ou Saint-Lazare ?

Monsieur Hermès avançait lentement. Là, à droite, ça grondait dans l’étroite et profonde tranchée. Un train qui n’en finissait pas de s’étirer. Avec de gros nuages de fumée qui débordaient. Et la loco qui sifflait comme ça, à la mort. D’angoisse ou d’impatience ? Si on pouvait se déchausser sans être vu ! Depuis ce matin qu’il avait ça aux pieds ! Ça cuisait. Comme s’il avait marché sur de la braise. Et pas un poil de vent. Rien. Presque plus dur qu’à Portville, ici, l’été. Dans trois semaines son anniversaire. Dix-neuf ans. Comme son ami Buddy Gard, comme Paolo ou Cro-Magnon, ses copains. Ils auraient pu fêter ça ensemble. Au kummel. Comme d’habitude. Et il était là, dans la nuit, seul, sortant du boulot, regagnant sa crèche. Merde alors ! Tu ne seras jamais qu’un propre à rien ! lui avait mille fois affirmé Monsieur Papa, son père, emporté par la colère. Oui, pas mal, ce costar bleu à filets rouges. Pas assez étroits, tout de même, les falzars. Tout du bourgeois, quoi. Y avait que le chapiau qui était mimi. C’était ce vieux Paolo qui lui avait appris à le modeler, en aplatissant le fond, en roulant les bords. Quant à la canne… On est gandin ou on ne l’est pas. Depuis qu’ils avaient quitté le bahut, des cannes, ils en portaient presque tous. Des grosses, à manche carré. Ou bien, comme la sienne, avec le manche dans une gaine en peau de porc. Ce qui l’agaçait, c’était ce faux col qui remontait tout le temps. Tous les dix mètres, il était obligé d’y porter la main. On aurait dit un tic d’idiot.

Il n’en avait que trop conscience. C’était la faute aussi à cette lavallière de soie bleue à pois blancs qu’il n’arborait pas avec toute la conviction désirable, et qui ne serrait pas assez. Qu’est-ce qu’elle avait celle-là ? L’avait dévisagé, ma parole ! Une femme seule, l’air pas pressé. Une grue ? D’un tour de reins, il décolla de son dos sa chemise encore trempée de sueur. À cette heure, dans ce noir, pas moyen de se reluquer dans les glaces des devantures. Baissaient leurs rideaux de fer, les boutiquiers. Peur des voleurs. Au coin de la rue de Constantinople, il tâta du pied le rebord du trottoir. Paraît que les chats y voient mieux la nuit. C’était pas son cas. L’air bête et la vue basse. Un taxi le frôla. Aurait pu jouer les écarteurs. C’était Paolo qui était fortiche à ce petit jeu-là. Une sorte de griserie à friser le danger. Ça devait être ça que ressentaient les toreros dans l’arène.

Quand Monsieur Hermès franchit le seuil de la maison meublée, presque en face de la gare du pont Cardinet, dans la rue Dulong, il regarda sa montre à la lueur du quinquet qui éclairait tristement le couloir. Il était près de dix heures. Monsieur Hermès descendit une marche, poussa une porte vitrée, ornée d’un brise-bise plissé, et entra dans une petite pièce aux murs chocolat qui servait à la fois de salon d’attente et de loge.

La pièce, quoique éclairée, était vide. Par une autre porte vitrée, entr’ouverte, Monsieur Hermès entendit des bruits de voix animées. Il renifla. Il renifla une odeur mêlée d’huile de ricin, de tabac fumé et de pipi de chat. Ce n’était pas tellement désagréable. Il prit sa clef à son clou. C’était une petite clef vulgaire, de métal terne, à l’anneau de laquelle pendait une médaille de cuivre où le chiffre 19 avait été découpé. Avant de monter, Monsieur Hermès jeta un regard sur les casiers à lettres. Au-dessus de chacun brillait une plaque ovale émaillée portant, peint en noir, un numéro de chambre. Le casier 19 était vide. Le contraire eût étonné Monsieur Hermès. Il ne recevait jamais de courrier. Même pas de ses parents. Il était pour ainsi dire fâché avec eux. Ça s’était fait quand ils l’avaient arraché à ses études pour le placer en stage dans cet horrible hôtel. Mais ça aurait pu se faire cent fois déjà avant. Pour un oui, pour un non. Il ricana méchamment. Quant aux copains de Portville, c’était lui-même qui avait cessé de leur répondre. Ça ne lui disait rien de leur raconter dans quelle panade il était. Jamais ses pieds ne lui avaient fait aussi mal que ce soir. En feu, ils étaient. Tous ces gens qui recevaient des lettres ! D’où venaient-elles, ces lettres ? Ta chérie qui t’aime… Et parfumées ! Que de papier perdu ! Il avança la main pour en voler. Il les lirait en cachette dans sa chambre. Après, il les déchirerait et les jetterait dans les cabinets. Ni vu ni connu. Il était seul. Aucun risque. Laisse donc, le jeu n’en vaut pas la chandelle. Un autre soir peut-être. Il y renonça. Il avait besoin d’uriner. Il se balança quelques instants sur ses jambes. Il allait encore mouiller son caleçon. Mais il aimait se retenir. Sûr, ça ferait une petite tache jaune de plus. Qu’est-ce qu’elle devait penser la blanchisseuse ? Peut-être que ça l’excitait, la garce, de renifler ça ? Y en a qui prétendent que ça fait du mal de se retenir. Des bêtas ! Se retenir de chier, ça c’était autre chose. Ça constipait. Pourtant Monsieur Hermès aimait ça aussi. Quand il sentait que l’envie le prenait, il la prolongeait. Il restait debout, immobile, et se mettait à lire n’importe quoi, tout ce qui lui tombait sous la main, petites annonces, catalogues ou prospectus. Il s’engagea dans le couloir. Il ne pensait plus aux lettres. Bon Dieu que ses pieds lui faisaient mal ! Il s’enferma dans les cabinets, urina. Un grand bien-être l’envahit. Machinalement il relut les graffiti sur le mur qui lui faisait face. Marrant le plaisir que ces inconnus prenaient à rédiger ça. Pas mal fait d’ailleurs ! Oui, il appréciait l’ironie, insolite peut-être mais authentique, de ces apostrophes obscènes, de ces distiques érotiques ou scatologiques, enluminés de dessins inspirés par un catéchisme de cœurs bavards et de sexes, de femmes nues et de bonshommes barbus. À Estelle pour la vie ! Chiez dur, chiez mou. Cré nom de Dieu ! Chiez donc dans le trou. Ce couplet bien tourné le fit rire. Il s’entendit rire, gêné. Il frissonna. Il eut peur d’avoir été entendu. Il pivota sur ses talons. La targette était bien poussée. Personne n’était entré à son insu. Il se reboutonna, ouvrit la porte, la laissa retomber, s’aventura dans l’escalier blafard.

Comme son pas résonnait dans la cage ! Il essaya de faire plus attention. Les marches de bois grincèrent. Sur le palier du deuxième étage, comme il passait contre la porte du 14, des rires étouffés. Il arrêta sa marche, tendit l’oreille. Non, il n’y avait plus rien. On s’était tu. Monsieur Hermès fut déçu et reprit son ascension. Maintenant, sa main tremblait légèrement sur la rampe. Le souvenir de ces rires. Cela avait tout d’un coup réveillé en lui des pensées, animé des images dont il était plus particulièrement assailli dans les murs de la maison meublée. Dehors, dans la rue, là-bas même, à l’Hôtel, il y échappait plus facilement. Les femmes font attention quand elles savent qu’on les regarde. Parfois seulement une midinette qui tirait son bas sous un porche ou une autre qui se laissait prendre la bouche dans le métro devant tout le monde. Ça ne portait pas à conséquence. Mais là, dans cette cage d’escalier, dans ces couloirs presque toujours déserts et silencieux, sous cet éclairage trouble, parcimonieux, avec toutes ces portes closes derrière lesquelles vivaient des femmes seules ou des couples, sa gorge se serrait. Sans qu’il songeât à s’en défendre, la curiosité l’empoignait et le torturait. C’était derrière ces portes closes que des femmes se dévêtaient, qu’elles faisaient l’amour, c’était là qu’elles étaient comme on ne pouvait jamais les voir ailleurs. C’était donc là qu’il pouvait les surprendre, dans ce qu’elles avaient de plus secret, au moment où elles faisaient l’abandon de leur pudeur. Ce besoin fou entrait en lui comme une faim. Chaque soir il en était ainsi.

Toutefois, dès qu’il fut chez lui, Monsieur Hermès, avant toute chose, s’enferma soigneusement, s’assit sur son lit et se déchaussa. Depuis ce matin, six heures, qu’il était debout ! Ses pauvres pieds ! Pas étonnant que les loufiats eussent les pieds plats ! Lui qui avait voulu préparer Polytechnique, commis de restaurant ! Quel salaud son père ! C’était un drôle de tour qu’il lui avait joué. Il ne le lui pardonnerait jamais. L’hôtellerie, le plus beau des métiers : je t’en fous ! Au bout d’une perche ! Les mains toutes brûlées, la chemise toujours mouillée et les pieds en marmelade. Oh ! oui, surtout les pieds. Dessus, dessous, partout, ça lui faisait mal, et par endroits ses chairs étaient à vif. « T’as la peau trop tendre », disait Simpson. Et cette vache de Palisseau : « T’avais qu’à commencer à douze ans, comme moi. Te frappe pas. C’est le métier qui entre. » Une odeur forte, boucanée, lui monta au nez. Ses chaussettes noires étaient humides et là où l’humidité avait séché, le coton était comme empesé. Il remua rageusement ses orteils. Les chaussettes collaient à sa peau comme un pansement. Il releva le bas de ses pantalons, défit ses jarretelles, mit ses pieds nus. Ils étaient gonflés, rougeâtres, marqués de traces noires surtout autour des ongles. Il y passa ses doigts. Il sentait, sous leur pression, les traces s’agglutiner en corpuscules graisseux qui tombaient à mesure sur le plancher. Après ça, ses doigts furent imprégnés d’une forte odeur acide. C’était une mauvaise odeur mais il ne pouvait renoncer à la respirer. Il acheva rapidement de se dévêtir.

Ce moment était le seul de la journée où il pouvait enfin se détendre. Ça lui rappela les dimanches d’autrefois, après un match de rugby, dans les vestiaires fumants, quand il se dépouillait de son équipement souillé de boue pour passer sous la douche. C’était la même lassitude, le même plaisir à s’affaisser sur soi-même, à se dire que c’était fini. Mais maintenant toute cette lassitude, tout ce plaisir étaient poissés d’angoisse. Quand il fut complètement nu, il se leva. Bien que la chambre fût exiguë, toute en longueur, avec un pauvre tapis râpé qui s’étendait de la porte à la fenêtre, il la parcourut deux ou trois fois, à petits pas timides, en se tenant les couilles d’une main et en les malaxant distraitement. Il tira le bidet caché sous le lavabo, l’emplit d’eau au moyen d’un broc et fit tremper ses pieds l’un après l’autre avec béatitude. Ses pieds mouillés laissaient une trace sur le linoléum marron que la chaleur évaporait rapidement comme le sable d’une plage boit l’eau de la mer. Dans la poche de son veston jeté sur le lit, le papier jaune de L’Auto attirait son regard. Mais il lui aurait fallu se relever. Greluche lui avait dit ce soir que Nurmi avait failli se faire battre par Ritola dans la finale du 5 000, à Colombes. Il était trop bien ainsi. Il se laissait engourdir par la sensation de fraîcheur que l’eau faisait monter en lui. Depuis le matin il avait positivement rêvé à cet instant. Il grimaça à l’idée du lendemain, à ce recommencement perpétuel du lendemain. Le matin, ses chaussettes étaient encore plus puantes et plus durcies, surtout à l’endroit des raccommodages et cette odeur de cuir ranci par la sueur qui se dégageait du box noir de ses chaussures ! Il laissa son regard errer placidement autour de lui, sur ces murs anonymes tapissés de fleurs jaunes et grises.

C’était une chambre misérable et laide. Bien que Monsieur Hermès y habitât depuis plusieurs semaines, elle était restée sans âme et ne semblait avoir jamais été vivante. Elle était garnie d’un lit bateau plaqué contre le mur et recouvert d’une courtepointe de reps grossier, d’une armoire à glace acajou, d’une table guéridon sur laquelle il avait posé ses quelques livres, – Arènes Sanglantes, de Blasco Ibañez, Les Désenchantées, de Pierre Loti, Jocelyn, de Lamartine, L’Histoire de la Littérature Française, de Lanson, une pile de pièces publiées par La Petite Illustration et tout le théâtre d’Edmond Rostand, – autour du manuscrit de la pièce qu’il était en train d’écrire : La Joie du Cœur. Si seulement il n’avait pas perdu le stylo que sa mère lui avait offert pour son deuxième bachot, il n’aurait pas été obligé de se servir d’un crayon ! L’ameublement était complété par une chaise et par un gros fauteuil apode aux ressorts cassés. Dans un coin, Monsieur Hermès avait posé sa malle, une minuscule malle peinte en gris et en noir qui datait d’un demi-siècle et qui avait servi pendant ce même demi-siècle à ses parents. Aux murs, deux chromos représentant des scènes de l’Empire romain : La Mort de César et Pollice Verso d’après Gérome. Devant la fenêtre, comme pour refuser l’air, des rideaux de velours rouge, déteints et troués, essayaient de se faire tolérer. La fenêtre était ouverte sur la nuit.

Monsieur Hermès essuya soigneusement ses pieds. Où trouver l’argent pour faire taper son manuscrit ? Après tout, ce serait original un manuscrit au crayon. Il jeta l’eau sale qui fit dans le trou du lavabo de vilains glouglous, rangea le bidet, enfila son pantalon de pyjama, chaussa ses mules de cuir. C’était des cadeaux de Madame Elvas, cette folle d’Alice Elvas qu’il avait connue l’été précédent à San Sebastien. Que dirait-elle, si elle le voyait aujourd’hui ? Marrant qu’il lui ait fait illusion ! Elle l’avait pris pour un fils à papa parce qu’il était descendu comme elle à l’Hôtel d’Angleterre, sur la Concha. Quelle cinglée ! Venir de Lisbonne pour voir des toros ! Au fond, elle s’en foutait éperdument des toros. C’étaient les matadors qui l’attiraient. Cette façon indécente qu’elle avait eue de tendre son décolleté vers Emilio Mendez en lui réclamant une photo dédicacée. La putain de sa mère ! Du moins, elle lui avait fait de jolis cadeaux tout le temps de leur liaison. Ça lui permettait de garder au fond de sa petite malle les affreuses chemises de nuit, festonnées de rouge, qu’affectionnait Madame Mère. Sa garce de mère, on aurait dit qu’elle s’ingéniait à le déguiser. Combien de temps encore le contraindrait-elle à porter les vieilleries, à finir d’user les costumes et les caleçons de Monsieur Papa ? Tout de même, avec le pyjama et les mules d’Alice, il avait une petite allure. Il bomba le torse. Dans la glace de l’armoire, sa silhouette se reflétait. Il avait le torse un peu mince et, cette année, assez pâle. Pour mieux le mettre en valeur, comme ça, pour s’amuser, il prit la pose d’un nageur qui va plonger, puis d’un boxeur ramassé sur sa garde, les épaules basses, les bras légèrement écartés, le thorax dilaté. Il se trouva plutôt beau. Gêné par cette constatation, il se recula et s’installa à la fenêtre.

Au-dessus de lui, la lueur rosâtre de Paris grésillait. Il n’apercevait pas d’étoiles ni de lune, mais le ciel semblait voilé, comme une fleur énorme et grasse, piquetée, tachetée de millions, de milliards de poussières mobiles. C’était comme une mer des Sargasses interplanétaire et sourde. Et toujours, au loin, là-bas, derrière ces toits, au-delà de l’horizon borné des maisons de la rue, ce grondement multiple, agaçant, circulaire, de la vie nocturne. Malgré la chaleur intense de la nuit, Monsieur Hermès frissonna encore. Ce grondement l’emportait dans une rêverie amère et fabuleuse. C’était comme s’il avait vu tout d’un coup devant lui, des façades dramatiques de cinémas et de théâtres avec l’or rose et l’or rouge de leurs violents éclairages au néon et d’où partaient des appels de sonneries qui ressemblaient à ces grêles tintements perdus des gares de campagne. Les terrasses des cafés étaient bondées de consommateurs impassibles et passifs. Les boulevards grouillaient de promeneurs repus ou de maniaques en quête. Des corps partout, allant et venant. Des visages par-dessus. Des visages d’hommes et de femmes. Les hommes avaient un air avantageux, conquérant, souvent stupide ou obstiné. Leurs mains semblaient pleines de faux billets de banque, ils fumaient. Ils prononçaient des phrases qui faisaient rire les femmes. Les femmes, on ne savait pas si elles riaient par dérision ou par veulerie. Peu importait d’ailleurs. Tous ces visages transparents et clairs trouaient la nuit et l’espace et venaient ainsi jusqu’à lui. Il ne pouvait s’empêcher de fixer ces yeux trop grands, ces paupières pâles ou sombres comme des laques, ces lèvres vivantes comme des sexes, palpitantes comme des branchies, ces faces camuses, ces profils grotesques. Il sentait l’odeur de ces chevelures éclaboussées de reflets, défaites avant d’avoir été fouaillées. Et il tremblait parce qu’il se savait seul.

Dans la nuit, les trains, autour de Paris, continuaient de gémir. Monsieur Hermès se redressa. Puis il soupira profondément. Sa fatigue se dissipait. Mais à mesure qu’elle se dissipait, à mesure qu’il reprenait conscience, une sorte de malaise voluptueux lui montait du ventre. Il y reconnaissait le réveil d’obscurs désirs. Il ne s’échappait jamais tout entier. Il était toujours esclave d’une partie de lui-même. Tantôt de son corps. Tantôt de son esprit. Tantôt c’était son corps qui se plaignait, qui renâclait et tantôt son esprit. C’était toujours quand il était seul, quand il était seul et qu’il était enfermé dans une pièce, qu’il chavirait. Pourquoi ne pouvait-il trouver le repos ? Pourquoi ces perpétuels tiraillements de l’inquiétude ou de la chair ? Les autres, ceux de l’Hôtel, les Pactot ou les Dominique, les Simpson ou les Palisseau, étaient toujours de plain-pied. Ils adhéraient sans difficulté à leur propre personnage. Il n’aurait pas été malaisé de deviner où ils avaient achevé leur soirée. Toucher des cartes graisseuses au fond d’un bar de quartier, débiter des insanités, risquer des caresses faciles et grossières, voilà qui leur suffisait. Bon Dieu ! ils étaient tous des petits saints ! Des petits saints avec des œillères, de l’ouate dans les oreilles et de l’eau dans le cerveau. On avait l’impression qu’ils craignaient de commettre un crime. Tout, plutôt que de se voir vivre ! Le boulot, la rigolade, et au « page » pour dormir. Pas de retours en arrière, pas de cas de conscience, pas d’interrogations. La belle vie, en un mot !

Monsieur Hermès quitta la fenêtre, vint se placer devant la petite glace à cadre de bambou qui surmontait le lavabo. Cette existence était si fâcheusement déprimante ! D’un geste machinal il passa sa main sur la peau fatiguée de ses joues. Comme son poil poussait vite ! Autrefois il se rasait seulement tous les deux jours. Maintenant, avec ces chaleurs, c’était impossible. Les maîtres d’hôtel n’auraient pas fini de gueuler. Oui, c’est pour le coup qu’on les entendrait. Ça les faisait jouir sans doute de penser qu’à cause d’eux il fallait se lever une demi-heure plus tôt chaque matin. Ça leur allait bien de faire du zèle ! Jusqu’à Monsieur Dominique qui se râpait la couenne deux fois par jour. Pour sûr, il voulait enlever une cliente ! Pourtant, une demi-heure de plus au lit, ça comptait. Non, ils ne comprenaient rien à la vie ces cons-là ! Je vous demande un peu : à quoi ça les avançait de faire les marioles ? Hermès se fit une grimace, puis une autre. Il en avait tout un répertoire : le traître de mélodrame, le chinois, l’idiot de village, Bamboula roi nègre ou la morue du coin. La glace, assez durement éclairée par l’ampoule murale, lui renvoyait l’image d’un visage long, sans éclat véritable, ombré par deux grands yeux marron aux sourcils fournis. Sa bouche était large, bien dessinée, sensuelle et parfois sarcastique. Les cheveux étaient d’un blond assez clair, taillés en une sorte de brosse. Mais ce qui frappait le plus, c’était ces creux de maigreur maladive sous les pommettes.

Monsieur Hermès aimait son visage comme un frère. Il le contemplait plusieurs fois, chaque jour, comme une toujours nouvelle énigme. C’était comme ça qu’il avait pris l’habitude de se faire des grimaces. Histoire de se persuader qu’il avait le visage mobile. Des journalistes prétendaient qu’on pouvait avoir sa chance au cinéma si on savait rendre tous les sentiments avec son visage. Être photogénique ! Ce qui chiffonnait Monsieur Hermès, c’était d’avoir les oreilles en contrevent. Ça, il n’avait pas à se plaindre. Sa mère l’avait assez mis en garde. Il ne se souvenait même plus à partir de quel âge il avait commencé à les replier sur elles-mêmes. Quand il lisait ou écrivait, c’était plus fort que lui. Il fallait qu’il sente dans le creux de ses oreilles le contact frais et charnu des lobes. Plus il les écrasait, plus c’était fameux. À force, elles avaient dû prendre le pli. C’était comme pour son nez. « Il a mon nez », disait Madame Mère. Elle était fière de son nez. Elle prétendait que c’était ce qu’elle avait de mieux. Malheureusement, Monsieur Hermès avait tout fait aussi pour abîmer le sien. Il le prenait entre ses doigts et le collait sur sa lèvre supérieure, humant mieux ainsi l’odeur de sa peau. C’était une odeur épatante, jamais la même et qui lui plaisait, surtout quand il avait un rhume de cerveau ou qu’il était resté dans une pièce où l’on avait beaucoup fumé. Ce que c’était compliqué la vie ! Peut-être qu’il vieillirait un jour ? Pas une ride encore. Mais seulement quand il fronçait les sourcils, là, à la naissance du front, un pli en forme de fleur de lis se creusait.

En face, de l’autre côté de la rue, des fenêtres s’étaient éclairées. Monsieur Hermès eut peur d’avoir été vu se regardant. Turellement, il n’avait pas honte, mais il détestait être exposé à la curiosité d’autrui, lui cependant si curieux des autres. Il avança la main gauche, éteignit. On n’y voyait pas plus que dans un four. Puis les yeux de Monsieur Hermès s’habituèrent à l’obscurité. Une faible clarté, venue des réverbères et du ciel, lui permit de se déplacer en tâtonnant. Il éprouva tout de suite un grand sentiment de sécurité. Il était toujours à l’aise dans l’ombre. Il pouvait voir et il savait qu’il ne pouvait pas être vu. Cependant, la curiosité l’emporta. Il se laissa attirer par la clarté. Qu’y avait-il derrière les fenêtres d’en face ? Quelle misère que sa vue fût si mauvaise ! Ses parents n’avaient rien fait pour le faire soigner. Maintenant, il était sans doute trop tard. Bientôt il lui faudrait porter des lunettes. Peut-être qu’il deviendrait aveugle, un jour ? Ça ne devait pas être aussi atroce qu’on le prétendait. Aveugle, il n’aurait plus ni soucis, ni responsabilités. Ses vieux seraient bien obligés de le faire vivre. Ils prendraient quelqu’un pour veiller sur lui, pour le conduire. Il se ferait expliquer les choses. On lui avait raconté que les aveugles avaient les autres sens plus développés. Le monde extérieur ne lui parviendrait plus que par ses bruits et ses odeurs. Il exigerait mille sensations nouvelles de son toucher. Avec un peu d’imagination… Mais rien ne bougeait de l’autre côté. Pourtant les rideaux n’étaient pas si épais. Dans le tiroir de sa table, Monsieur Hermès avait des jumelles de théâtre. Il s’en servait souvent depuis que sa vue avait baissé. Aux arènes, au stade, au théâtre et même maintenant au cinéma. C’était un peu ridicule sans doute. Mais dans le noir… Et puis il n’y avait rien de tel pour faire le voyeur à grande distance. Pourtant ce soir il avait la flemme. Il se sentait un peu triste, aussi. Il s’accota au mur et reprit sa rêverie. Qu’était-il dans ce Paris immense et dédaigneux ? Il n’y connaissait que des gens insignifiants, incapables de le sortir de là. Il se sentait perdu dans cette fourmilière, livré à lui-même, à la merci d’un pépin. Aller solliciter des relations de Monsieur Papa ? Ça lui coupait les jambes rien que d’y penser. Faire antichambre dans les salons d’attente lui flanquait la colique. C’était comme un mélange de peur et d’humiliation. Affronter la vie, prendre le taureau par les cornes, attaquer les choses de front, autant de formules qui le vannaient. Est-ce que c’était de sa faute s’il se sentait lâche et timoré ? Du moins ça lui enlevait son peu de courage. Qu’ils aillent se faire foutre avec leurs idées toutes faites ! Si ça ne devait pas s’arranger tout seul, eh bien tant pis ! S’il mourait cette nuit, sa mort ne changerait rien à l’ordre établi. Qui remarquerait sa disparition ? Ah ! si, là-bas, cette sale vache de Rigal, le premier maître d’hôtel, le réclamerait à l’heure du service. Il gueulerait encore comme un putois parce qu’on ne l’aurait pas prévenu à temps. Oui, on le chercherait pendant une minute ou deux, en tempêtant. Ça lui servirait d’oraison funèbre. Puis on se passerait de lui. Avant midi, il serait remplacé, oublié, rayé des contrôles. C’était donc tout simple. Mais il n’avait pas envie de mourir. Pas la moindre envie. Au contraire, il sentait en lui un impérieux besoin de vivre. Se dire qu’il avait encore devant lui un nombre infini d’années. Ne pas en voir le bout. Ça suffisait pour croire qu’il n’était trop tard pour rien.

L’été, l’été des plaines, à travers la grande nuit, souffla sur la ville sa première fraîcheur. Ainsi chaque nuit. C’était doux, sur son torse nu. On aurait dit une caresse indécise et interminable. Il lui semblait que cet air léger allait le purifier des mauvaises odeurs de cuisine dont il se croyait imprégné. Chez sa grand-mère, à Fontanières, elles sentaient rudement bon les fleurs chaudes des prés ! Odeurs de trèfle, de sainfoin, de luzerne. Odeurs acides des vignes, odeurs douces des cerisiers. Qu’en restait-il ici ? En traversant tant de banlieues et tant de quartiers d’usines, l’air de la nuit les avait perdues en route. Un autobus stoppa brutalement au coin de la rue. Des pas résonnèrent sur l’asphalte. Le ciel était toujours immobile, dans l’expectative. La vie continuait, confuse et souple comme une bête. Il devait être au moins onze heures. Demain, il ne pourrait pas encore se tirer du lit. Il ne songeait pas à se coucher. Il semblait attendre quelque chose. Quelque chose qui lui viendrait des autres. Il vivait si isolé qu’il finissait par n’avoir plus de vie personnelle. Il s’extirpa une morve gluante du nez, la roula dans ses doigts jusqu’à ce qu’elle eût acquis une certaine consistance et pris la forme d’une boulette. Alors il la jeta.

On marchait dans le bout du couloir que sa chambre fermait comme un cul-de-sac. La porte de la chambre voisine et la sienne étaient contiguës. Les pas s’arrêtèrent devant les deux portes. Venait-on chez lui ? Son cœur se mit à battre. La police ? Un pochard ? Une chercheuse d’aventures ? Il ricana. Il avait trop d’imagination. Mais aussi, pourquoi ne lui arrivait-il jamais rien ? Il quitta la fenêtre, s’enfonça dans les ténèbres à peine rougeoyantes de sa chambre. Il écouta. Plusieurs personnes parlaient à voix basse. Le garçon de nuit. Les autres voix lui étaient inconnues. Il y avait une voix d’homme. Il y avait aussi une voix de femme.

Monsieur Hermès sourit nerveusement. Enfin ! Ça allait commencer. Quels étaient-ils ceux-là ? Des habitués ? Des nouveaux ? Avec de grandes précautions qui dénotaient une vieille expérience, il s’approcha de sa porte et y colla son oreille. Il tremblait légèrement des jambes et des mains, comme s’il avait eu froid. Il retenait sa respiration, se contraignait à une inertie minérale. Il avait eu le nez creux d’éteindre. Les autres pouvaient penser que le 19 dormait ou n’était pas rentré. Pourquoi parlaient-ils en même temps ? Il n’y avait pas moyen de comprendre. Mais ce n’était pas contrariant. Il connaissait le topo par cœur. Le moment n’était pas encore venu.

À côté la porte s’ouvrit. Encore quelques paroles. On tourna un commutateur. Puis la porte se referma bruyamment. Les pas du garçon déclinèrent dans le couloir, furent absorbés par le silence. Le déclic de la minuterie fonctionna. Il devait de nouveau faire noir dans la cage de l’escalier, dans le couloir.

Dans la chambre, la femme et l’homme parlaient. Monsieur Hermès avait plaqué son oreille contre la cloison. Il ne bougeait pas. Mais qui eût pu voir son visage à cet instant, l’aurait vu durcir par une animation intense, sous le coup de l’émotion grave du plaisir. Il essayait de saisir ce qu’on disait. Il n’y parvenait pas. Bon Dieu ! comme ils avaient des voix sourdes. Il s’enfonça férocement l’index dans l’oreille, et l’agita pour aérer mieux le tympan. Dans ce silence fragile, entretenu par le murmure des deux voix lasses, le rire de la femme éclata. Ça se précisait. Monsieur Hermès, comme frappé, recula d’un pas, respira un grand coup, puis reprit sa faction. L’eau, maintenant, coulait. Le lit craqua. L’eau coulait toujours. Les voix se firent plus fortes. Enfin, derechef, il y eut le bruit d’un commutateur qu’on tournait. La femme rit d’un rire plus nerveux, saccadé, comme si elle avait eu à se défendre de quelque chose. L’homme aussi se mit à rire. Le lit craqua encore. Monsieur Hermès, le souffle coupé, les muscles tendus, écoutait. Il n’entendait plus que des chuchotements insignifiants. Il se redressa, fit une moue de déception, fut sur le point de se coucher, alla jusqu’au lavabo et là, sans se presser, but un peu d’eau dans son verre à dents.

Quelques minutes avaient passé. Monsieur Hermès s’était remis à écouter. Maintenant, ça paraissait sérieux. Monsieur Hermès restait figé dans une position incommode, attentif au moindre murmure. Un murmure en effet s’élevait dans la chambre d’à côté, à demi recouvert par les grincements du lit. Des images s’imposèrent à Monsieur Hermès. Une certaine image surtout. Encore une qui y allait sur le billard, la salope ! Et ta sœur ? Mais bientôt, sur ce fond, et très distincte, une plainte grandit. C’était la femme. Elle se plaignait doucement, régulièrement, comme un faucheur donnant son coup de faux dans l’herbe de son pré, comme un menuisier penché sur son rabot. Le respect humain ? Les contingences ? Aux orties, aux orties ! Il n’y avait plus de temps ni d’espace. Paris même n’existait plus pour cette femme. Ni cette chambre. Ni ceux qui pourraient l’entendre crier. Ni même ces cloisons déjà pourtant si indiscrètes. Savoir si elle se souciait seulement de l’homme qui était sur son ventre ? Toutes les mêmes ! Il n’y avait que leur satané plaisir qui comptait. Prendre son pied. Seule, dans la nuit, seule avec elle-même, ouverte à une autre chair qu’elle sentait sans la reconnaître. Quelle différence avec lui dans tout cela ? Solitaire à un, ou à deux, ça ne changeait pas grand-chose. Simple affaire de goûts. Un peu agaçant tout de même d’entendre si près de soi cette marée impersonnelle et inexorable ! Et l’autre con qui y allait de bon cœur, lui aussi ! Étendue, écartelée, telle qu’elle aurait pu être sur la terre nue et en proie à une sorte de délire, même si de ses mains elle caressait la chevelure et le torse de l’homme, même si de ses lèvres elle cherchait les lèvres tremblantes de l’homme, même si, du fond de son ventre, elle sollicitait d’autres mouvements de l’homme, cela ne la liait pas à l’homme. C’était pour son propre compte qu’elle se plaignait.

Une grande vérité était dans cette plainte. Une vérité qui se faisait mieux jour à mesure que la plainte montait, qu’elle devenait plus pressante, plus aiguë, plus désespérée. En même temps, aussi, elle se précipitait. Sans souci du voisinage, la femme criait maintenant à la fin de chaque râle. Cela allait s’amplifiant comme le bruit d’un soufflet de forge, comme la respiration d’un comateux, comme l’appel déchiré d’une femme en gésine. Elle prononçait des mots indistincts, mouillés, des mots d’être à bout de souffle, des mots de petite fille câlinée au bord de son sommeil, des mots d’agonisant sur le champ de bataille. Et soudain, cela s’enfla dans un bizarre sanglot, un sanglot qui n’en finissait pas d’atteindre son paroxysme et qui se brisa en vagues molles, qui s’amortit dans le silence. Monsieur Hermès tremblait. Sa respiration était rauque, sa langue sèche, ses mains nouées, son désir raidi. Cependant il ne bougeait pas. Il se sentait ankylosé et s’effrayait de la lucidité cruelle, inhumaine, avec laquelle son cerveau avait réagi.

Le silence avait complètement repris possession de la nuit. Un train roula sur les voies. De nouveau on parlait dans la chambre. Doucement. Paresseusement. C’était comme une plainte d’un autre genre, non plus tendue, non plus grave, mais plutôt naïve, une sorte de « miam miam ». Monsieur Hermès n’y tint plus. Ils avaient dû rallumer. Voir, oui, voir, maintenant ! Demain, les emmerdements, demain ! Justement l’eau coulait de l’autre côté. C’était le moment. Il y eut encore un rire frileux de la femme, une exclamation…

Sur la pointe des pieds, Monsieur Hermès s’approcha de sa porte. Les lames du parquet : il savait celles qui grinçaient. Il mit la main sur le loquet, le souleva millimètre par millimètre. Tout en continuant à le maintenir, il tira la porte à lui. Le couloir était sombre. On le prendrait pour qui, s’il était surpris ? Bah ! ce n’était pas la première fois. Suffisait d’être prudent. Il s’aventura. Tout semblait reposer dans l’immeuble. Sous la porte voisine passait un filet de lumière. Parbleu ! Voilà ce qu’il ne fallait pas manquer. C’était trop rare. La plupart de ces imbéciles passaient leur temps dans le noir, ou n’allumaient que pour se rhabiller. Autant dire qu’on était volé. Tandis qu’avec de la lumière… Pourvu que ceux-là aussi… Avec une scientifique lenteur, Monsieur Hermès vint se placer contre l’autre porte. Puis il inspecta les lieux. Rien n’avait bougé. Dans des chambres voisines peut-être, d’autres couples… Impossible de courir plusieurs lièvres à la fois. Un tiens vaut mieux que deux tu l’auras. Il se mit en position. Le trou de la serrure était largement dégagé. Heureusement ils n’avaient pas pensé à y remettre la clef. Monsieur Hermès sourit. Dans le lit défait, découvert, sur le drap, un homme nu, allongé, fumait. Le lit était à peu près tout ce qu’on pouvait voir de la chambre. Mais on le voyait bien. Dans certaines chambres la vue était moins bonne. On ne pouvait voir qu’un coin de mur ou que la fenêtre. Rien du lit. Parfois tout de même, la glace de l’armoire arrangeait tout. Néanmoins, il n’y avait pas mieux que le 18. À cause de la proximité. En cas de danger la retraite était commode. Un pas à faire et on se bouclait chez soi.

Oui, dans le lit, l’homme nu était étendu et seul. Le visage de Monsieur Hermès se crispa dans l’attente. La femme ne tarderait pas à venir rejoindre l’homme. Il l’entendait, dans la partie invisible de la chambre. Elle chantonnait doucement. Et son chant machinal se mêlait à celui d’une eau clapotante.

Quelques minutes passèrent encore. Puis une ombre masqua le trou un instant. La femme était revenue dans le champ. Elle monta sur le lit, s’agenouilla près de l’homme qui la regardait faire. Elle se pencha…

La minuterie fonctionna. La cage de l’escalier, le couloir s’éclairèrent. Manqué ! Quelqu’un montait, pesamment, lentement, comme accablé par le poids inutile d’une trop longue journée. Quel idiot ! Monsieur Hermès prit le temps d’écouter. Ensuite, mais alors seulement, il battit en retraite sur la pointe des pieds, rentra dans les ténèbres de sa chambre, se dissimula derrière sa porte sans la refermer. Il écoutait, impatient. Les pas s’arrêtèrent à l’étage au-dessous. Une porte claqua. Fausse alerte. De nouveau, l’obscurité dans le couloir, le silence. Monsieur Hermès se pencha vers le trou.

La femme était étendue de tout son long entre les jambes de l’homme, ventre contre ventre. Qu’avait-elle fait tout à l’heure ? Dommage ! Elle était très blanche de peau ; d’un blanc mat et pur. Comme l’homme. Elle était menue et fine. Sur ses épaules reposaient ses cheveux défaits, d’épais cheveux très noirs et ondulés. L’homme aussi était brun de poil. Il ne faisait aucun mouvement. Il restait les bras en croix, la tête sur l’oreiller, l’air indifférent ou railleur selon les paroles qu’il prononçait de temps en temps, d’une voix marle.

La femme parlait davantage. Il y avait dans son timbre de jolies inflexions, des inflexions sourdes, passionnées. Elle avait posé ses bras sur la poitrine de l’homme et, avec ses mains, elle caressait cette poitrine velue, mi-maternelle, mi-libertine. Elle était beaucoup plus petite que l’homme. Petite, et souple. Pour becqueter les lèvres de l’homme, elle devait s’étirer jusqu’à elles, tendre sa gorge avec une émouvante paresse animale. Alors, l’homme lui étreignait la taille dans ses mains larges. Quand elle se soulevait, elle montrait un ventre étroit d’adolescent, presque creux et d’un grain parfait. Ou bien, elle jouait du bout des jambes comme un nageur et, dans la lumière claire de la chambre, ses deux jambes, où n’apparaissait aucune marque de poils, de cicatrices ou de jarretières, étaient d’une pureté indécente.

Monsieur Hermès, le visage toujours grave et recueilli, ne perdait rien de cette indolente folâtrerie. Quels étaient-ils ces deux-là ? Lui, un ouvrier ? Ses mains étaient assez soignées cependant. Il y avait en lui quelque chose de rude, de grossièrement poli. Mais aussi une grâce toute virile. Il devait la rosser à l’occasion et elle devait aimer ça. Il avait l’air sûr de son pouvoir. On sentait que ce n’était pas la première qui faisait ça avec lui. Elle aussi avait un côté vulgaire. Mais quoi donc ? Son corps mince, étroit, ses mains pâles, ses seins légers… Bizarre qu’elle soit là, dans cette chambre de passe, à poil ! Avec ses airs de sainte nitouche !

Monsieur Hermès se redressa un instant. Les muscles du cou lui faisaient mal. Il remua la tête pour les détendre. Puis il se baissa de nouveau. À son étonnement, un étonnement qui l’immobilisa dans sa position fatigante de voyeur, la femme se remuait maintenant, imperceptiblement, sur l’homme qui l’avait prise. Comme une barque sur la mer calme. Monsieur Hermès sentait la moiteur de ses paumes sur les genoux de son pantalon de pyjama. Ils remettaient ça. Pourvu qu’ils n’aillent pas éteindre. S’ils se doutaient qu’il les épie ? Peut-être que ça leur chatouillerait les sens. Et s’il entrait à l’improviste comme s’il s’était trompé de porte ? La tête qu’ils feraient ! Ça leur couperait tous leurs effets. Cependant rien ne valait le trou de serrure. Quand la femme commença à gémir, Monsieur Hermès fut déçu, oui : presque déçu. Cela avait monté trop vite. La femme creusait et gonflait ses reins comme une chèvre. L’homme, sur le dos, restait inerte, souriant. Il tenait les seins de la femme dans ses mains, comme des poires qu’il aurait voulu cueillir. Il semblait l’attendre. Mais, très vite, la femme ne fut plus qu’une chair qui roule, qui se brise sous le déferlement d’une force liquide et qui sombre. Elle battait l’air de la tête, les cheveux fous, comme irritée. Elle cria. Elle cria de plus en plus fort. Elle avait perdu tout contrôle. Possédée, elle ne se possédait plus. Elle se débattait furieusement contre une résistance qui s’acharnait en elle. Elle s’était finalement dressée sur ses bras graciles, comme crucifiée, raidie, douloureusement raidie dans un spasme qui irradiait son visage. Puis elle hoqueta, des bulles de salive autour des lèvres. Et, les cheveux collés par la sueur sur les tempes, elle hurla tout d’un coup dans la nuit telle une égorgée, avant de s’abattre sur le corps de l’homme.

Monsieur Hermès n’avait pas songé à regarder l’homme jusque-là. Il le regrettait. Quelque chose avait changé aussi en ce dernier. Plus du tout le visage ironique de tout à l’heure. Il avait les joues creusées, des joues creusées d’athlète épuisé par la course et des yeux immenses, cernés, troubles, qui ne regardaient plus rien. Il écrasait contre lui dans une sorte d’étreinte impuissante le corps gisant de la femme. La femme semblait bien morte. Un de ses bras pendait, tragique. On ne voyait plus son visage, noyé sous la chevelure. Mais Monsieur Hermès l’entendait qui se plaignait, qui continuait à se plaindre quand même, à geindre comme une jeune fille qui a eu une crise de nerfs après un trop grand chagrin.

Ce n’était pas souvent que Monsieur Hermès assistait à un pareil cirque. Il était à la fois bouleversé et brisé. Des jambes en coton, la bouche pâteuse. Le sentiment qu’il était ivre. Nom de nom d’un foutre, rien que pour des moments comme ça, la vie valait d’être vécue. Les petits prétentieux ! Ils en faisaient des histoires avec leurs coucheries. Mais il n’y avait rien au monde de comparable au plaisir qu’il venait de prendre. Ils se croyaient très favorisés, sans doute. Ils devaient se dire : hein, nous au moins nous ne gâchons pas notre vie ; nous sommes des amants ; et un peu là ! La grande passion quoi ! Les folles étreintes ! Tous les bonheurs du lit ! Mais qu’est-ce que c’était tout ça, à côté de ce qu’il avait éprouvé, lui ? Baiser une femme, c’était à la portée du premier venu. Mais ça ? Cette prise en flagrant délit du plaisir d’autrui ? N’était-ce pas prodigieux ? Eux, tout à leur obsession, ils ne s’étaient pas vus. Des acteurs. Mais comme inconscients. Il avait un peu de mépris à leur endroit. La plus belle femme du monde ne peut donner que ce qu’elle a. Mais lui, à celle-ci, il venait de voler ce qu’elle n’avait jamais pu donner même à son amant. Vraiment, les couples se contentaient de peu. Tandis que faire le voyeur permettait un renouvellement quotidien et chaque fois plus pimenté du plaisir. L’inconvénient, c’était que ça épuisait. Surtout après toute une journée de travail. Les nerfs à bout, l’esprit battant la campagne, à la fois fébrile et liquéfié. Il vit encore une seconde la femme et l’homme prostrés, leurs corps unis, figés dans le même repos. Il grava en lui cette dernière image. Et il rentra brusquement dans sa chambre où il faisait noir.

Il alla à la fenêtre. Paris continuait à vivre mystérieusement dans la nuit de l’été, sous le même ciel rouge. Monsieur Hermès regarda l’heure. Il était plus de minuit. Il n’avait pas sommeil cependant. Il avait la sensation que toute sa lassitude s’en était allée. En lui, le sang du désir battait son flot. Monsieur Hermès savait ce qui allait suivre, ce qui allait suivre inexorablement. En dépit de ses raisons. En dépit de ses promesses à lui-même. Mais c’était ça, justement, qui était bon. Se retenir au bord du plaisir. S’y refuser d’abord, en sachant bien qu’on y succomberait en fin de compte. Non, il ne devait pas. Pas ce soir. Il l’avait déjà fait hier. Laisser passer quelques jours. Des cuisses de coq à force de se vider. Les lèvres pâles. Demain, il serait encore à plat… Oui, tout ça c’était très joli, mais est-ce que ça pouvait compter ? La chair était là, exigeante. Il en était sûr : ça allait être tellement merveilleux, surtout après ce qu’il venait de voir. Céder, céder à son désir, lâcher la corde, à Dieu vat ! Ça devait être ça que les filles ressentaient quand elles se faisaient peloter avant de… Elles feignaient d’opposer une résistance aux mâles. Et même, au fond d’elles-mêmes, les dents serrées, elles appelaient sûrement à leur secours les mises en garde que leur avaient mille fois répétées leurs mères. Le pucelage, le gosse, les mauvaises maladies. Mais elles savaient bien qu’elles finiraient par y passer. Plus de volonté, plus rien. Tant pis ! Et pour lui, maintenant, il en était bien ainsi. Plus du tout question de résister davantage. C’était à la fois écœurant et délicieux. C’était toujours ainsi, écœurant et délicieux. À se demander si une femme lui avait jamais procuré un tel affolement des sens.

Allons, plus besoin de tergiverser. Agir. Et vite. Monsieur Hermès verrouilla soigneusement sa porte, et dans l’ombre, se mit nu avec une certaine impatience. Il sentit tout de suite, sur sa peau, le doux frisson de la nuit qui entrait par la fenêtre restée grande ouverte. Sa peau était si douce sous ses mains. Surtout à l’endroit du ventre, dans le creux de la taille, le long des hanches, partout où il n’y avait pas de poils. Quelle chair ferme et lisse il avait ! Il n’avait touché qu’une peau de femme semblable dans sa vie. Et c’était une peau ambrée, tiède, soyeuse. Mais est-ce qu’il n’était pas une femme, lui aussi ? Oui, c’était bien ça ! Il était une femme. Une femme qui allait se donner et faire l’amour. Chaque fois, son imagination l’aidait à opérer ce dédoublement. Il en avait si bien pris l’habitude que ça en devenait automatique. Un plus profond frisson le parcourut tout entier. D’un geste brusque il découvrit le lit. Le lit était bien tendu et frais. Monsieur Hermès s’allongea. Là, sur le ventre, sans bouger, d’abord. Il était bien. Il avait enfoui sa tête dans l’oreiller moelleux qu’il tenait des deux mains comme un corps qu’il aurait étreint. Il n’y avait plus maintenant qu’à s’abandonner à des images lascives, qu’à prononcer des mots libertins et la jouissance viendrait toute seule sans qu’il ait seulement besoin de toucher son sexe. C’était ça qui était le plus excitant et le plus curieux en même temps. Pourquoi avait-il cette si grande facilité à jouir de cette façon ? Pas ordinaire, tout de même ! Il suffisait qu’il soit là, couché et qu’il s’imagine être une femme pour que ça vienne… Alors, ma foi ! sa mémoire n’avait plus qu’à lui laisser imaginer qu’il était telle femme qu’il avait rencontrée dans la rue, le jour même, ou s’il n’en avait pas rencontré de son goût ce jour-là, telle autre femme qu’il avait aperçue auparavant, voire telles jeunes filles qu’il avait pu connaître, voire enfin telles actrices de théâtre ou de cinéma qu’il avait pu voir jouer ou dont il avait pu admirer la photo dans des magazines. Ainsi, il n’avait plus qu’à se prêter à lui-même les noms connus ou supposés de ses héroïnes ou de ses inconnues, devenant tour à tour, nuit après nuit, Marguerite, Gloria, Madeleine, Lily, Berthe, Anna, Margaret, Stacia ou Raquel. Parfois aussi, pendant des semaines, pendant des mois, il restait préoccupé par la même créature, étant chaque nuit cette même créature et vivant pour elle, à sa place, chaque nuit, des aventures charnelles différentes. Dans son esprit, se formait ainsi tout un canevas qui, certes, n’avait guère de rapports avec la réalité possible, mais ce n’en était que plus amusant. Dans le réel de la vie, on était toujours empoisonné par les contraintes. Tandis que là, plus d’entraves. Une liberté totale. Cette créature, il pouvait la choisir à son gré, riche ou pauvre, pudibonde ou dépravée, femme du monde ou putain, tantôt déjà femme mûre, tantôt jeune fille encore niaise, tantôt grasse et charnue, tantôt de cette maigreur flexible et souple qui n’était pas moins excitante, tantôt brune, tantôt blonde, tantôt mal élevée, tantôt trop bien, tantôt rencontrée dans un bouge, tantôt femme de ministre, tantôt vivant à Paris et fréquentant les bars à la mode, trompant son mari dans des garçonnières, se laissant conduire par une amie dans une maison de passe, tantôt vivant à la campagne ou au bord de la mer avec tout ce que ces situations nouvelles pouvaient offrir de suggestions émoustillantes, les jambes sans bas, les robes légères, la transpiration, la jeune beauté d’un garçon de ferme, l’amour dans un fenil ou dans le creux d’une meule de paille, les promiscuités nocturnes des cabines d’un yacht ou l’étreinte d’un marin hâlé sur le sable.

Depuis quelque temps il s’intéressait à une jeune personne qu’il avait choisie à ses débuts, à peine âgée de quinze ans, encore vierge, faite à l’image même de cette belle comédienne visible sur tous les écrans et qui s’appelait Lily.

Il avait donc été Lily à quinze ans, Lily goussotant avec des petites copines de son âge, Lily perdant son pucelage, Lily se mettant à coucher avec n’importe qui, Lily, quoique richissime, se faisant entretenir par un vieux monsieur, devant lequel, pour mieux l’affrioler, elle se faisait enfiler par un boxeur nègre, Lily travaillant pour un souteneur en cachette de sa mère, Lily prenant un plaisir malsain à rendre poitrinaire un de ses cousins qu’elle passait ses après-midi à pomper, Lily reniflant de la coco, Lily ruinant un homme marié et père de famille par ses dépenses, Lily faisant des partouzes avec le maître d’hôtel de sa mère et finissant d’ailleurs par coucher avec sa mère même, Lily faisant tourner la tête à son papa par des déshabillés galants et devenant sa maîtresse, Lily tournant des films obscènes pour bordels, Lily enfin, décidée au mariage, fiancée puis mariée à un comte quadragénaire et, comtesse continuant dans les adultères les plus variés et avec une santé malgré tout resplendissante ses petits et ses grands dévergondages, en ne manquant pas toutefois de s’en confesser à un prêtre austère mais jeune qui ne pouvait pas faire moins que de succomber à son tour.

Il en était là. Lily avait une trentaine d’années maintenant. Elle était plus belle que jamais. C’était à elle qu’il venait de repenser ce soir. C’est elle qu’il était en somme, là. Elle s’était amourachée d’un garçon rencontré à la piscine. Il l’avait emmenée danser quelque part. Elle savait bien qu’elle allait coucher avec lui tout à l’heure. Déjà, elle se collait à lui pour mieux l’exciter. Elle avait si peu de choses sur elle. Afin que nul n’en ignore ! Et coquette avec ça ! Et parce qu’elle sentait le sexe du garçon contre elle, en dansant : « Taisez-vous ! On va nous remarquer. » Bien entendu, l’autre ne se laissait pas intimider pour si peu. Enlacé à elle, le visage dans ses cheveux, il lui mordillait la nuque. « Vous êtes fou ! Non, non, je ne veux pas. Allons nous asseoir. » Mais il la tenait de plus en plus étroitement. Alors, à quoi bon s’obstiner ? On n’est pas de bois. Et elle, d’un air plaintif de biche aux abois : « Oh ! allons-nous-en d’ici ! Je n’y tiens plus. Vous m’avez énervée. Emmenez-moi où vous voudrez. » Et voici qu’à présent elle était nue avec lui dans cette chambre. Ce n’était pas raisonnable. Pour qui allait-il la prendre ? Elle n’aurait pas dû. Mais il avait des caresses si grisantes, si ensorcelantes… Mon Dieu ! que dirait son mari s’il la voyait avec ce garçon ? Pour mieux mettre ses jambes en valeur, elle avait gardé ses bas. Des bas bien tirés par un porte-jarretelles de dentelle noire. Sous son bas gauche, elle portait une chaînette d’or à la cheville. Ça faisait plus gousse. Et pas de danger non plus qu’elle enlève ses escarpins. Elle s’en moquait bien de salir le divan. Avant tout, avoir du sex-appeal ! Quelle salope elle était ! D’ailleurs, plus besoin de lui résister davantage au beau garçon ! Il était rudement fringant tout d’un coup ! « Eh bien oui, prends-moi ! Il arrivera ce qu’il arrivera. Je suis à toi. Je ferai tout ce que tu voudras. Fais-moi bien jouir, mon chéri. Et mon mari qui ne se doute de rien ! J’ai honte. » Toujours ce frisson exquis de la nuit sur son dos nu. Et cet oreiller où il faisait si bon enfoncer sa tête. « Ah ! mon amour. Ma Lily ! » Ses cheveux sentaient le miel. Elle le couvrait de baisers. « Mon gosse ! Viens sur moi à ton tour. » Oui, c’était elle qui était sur lui maintenant. Elle ne s’était pas fait prier. Elle commençait à se remuer. Elle se laissait pénétrer. C’était divin ! « Va plus vite chéri encore plus vite. Je suis ta petite garce. Laisse mon mari tranquille. Rien qu’à toi. Je ferai la putain pour toi, si tu veux. Je quitterai tout. Tu me mettras en maison. Ah ! ta queue, ta belle petite queue ! » Le plaisir montait. Que le contact du drap et de son ventre était doux ! Faire durer interminablement ces instants ; que cela ne cesse jamais… C’était merveilleux ! Mais il était emporté. Il ne pouvait plus se retenir. Trop tard ! Alors, des mots, encore des mots et des images pour en finir. « Tu me trouves belle, n’est-ce pas ? Tu aimes ma peau ? Et ma bouche ? Ta main, sur mes fesses. Encore ! Encore ! Tu m’enculeras, dis ? J’aime tellement me faire enculer. Je serai ta petite enculée. Je le ferai avec un autre, devant toi, si ça te plaît. Oui, une putain, une sale petite putain, voilà ce que je suis. » Mais, plus de mots, même, plus d’images, maintenant, plus rien. Plus la peine ! Lily allait jouir. Lily jouissait. « Mon chéri ! » Et de râler ! Est-ce qu’on pouvait l’entendre à côté ? Mais non, toujours plus forts les râles. Toujours plus crispées les mains griffant l’oreiller. Oh ! les larmes lui en venaient aux yeux. Allait-il défaillir ? S’évanouir ? Il était tendu de tout son être. Homme ou femme, vraiment, il ne savait plus. Et le plaisir l’inonda enfin, un plaisir fulgurant qui venait embraser le bas de son ventre.

Maintenant, Monsieur Hermès n’avait plus de conscience. Il n’était plus qu’une bête repue, qu’un corps au cerveau vide. Sur place, il s’enfonçait lentement dans la torpeur d’un sommeil bienheureux. Il entendait seulement, contre son cou, le sang de ses artères se calmer. Il était bien. Il était léger, détendu, béat. Il n’y avait plus de lendemain qui comptât, d’inquiétudes, de sentiments d’infériorité ou de haine. Tout avait été balayé. Le monde était neuf. La vie, telle qu’on pouvait la désirer.

Combien de temps Monsieur Hermès s’abandonna-t-il à cette somnolence ? Il en fut brusquement arraché par un bruit de porte qui claque et des voix chuchotantes. Il se dressa sur un bras. Les occupants de la chambre voisine sortaient. Il devait être près d’une heure du matin. Ils étaient venus seulement pour faire l’amour. Ils avaient pris une chambre seulement pour s’aimer. Le mari devait être en voyage. Peut-être un cheminot ? La femme allait rentrer chez elle. « À demain, mon chéri. Ne t’inquiète pas : je dirai que j’ai été au cinéma. » Comme elles savaient bien mentir ! Comme elles aimaient ça ! Peut-être marié, lui aussi ? Les mêmes mensonges. Tous, autant qu’ils étaient, aussi dégueulasses que lui, dans le fond. Mais, hypocrites, en plus. Ce besoin de sauver la face en singeant la grande passion ! Comme si ça les trompait eux-mêmes ! Dans trente ans, ils se consoleraient d’être vieux en pensant à cette liaison d’aujourd’hui ou à d’autres, et ils se persuaderaient qu’ils avaient vécu. C’était pas marrant, la vie. Et même pas le courage de regarder froidement en face leurs petites saloperies. Toujours le mensonge de l’immaculée conception interposé entre eux et leurs instincts. Il entendait le garçon de nuit qui rinçait le bidet, qui retapait le plumard. Aux suivants ! Peut-être d’autres, dans un moment. Tout aussi convaincus. Dans les mêmes draps. Sur le même bidet. Les mêmes mots. Les mêmes positions. Les mêmes râles. La même chose demain, après-demain, toutes les nuits, dans cette chambre comme dans les autres chambres de la maison meublée, partout, dans toutes les villes possibles, sur toute la surface de la terre. Ils devaient bien rigoler les garçons de nuit ! C’était pas à eux qu’on pouvait la faire ! Pas dupes du tout des simagrées de Madame et de Monsieur. Cet air furtif, coupable ou non coupable, mais détaché de Madame et de Monsieur qui arrivaient pour faire ça, « Avez-vous une chambre ? » – « Pour la nuit ? » – « Euh !… C’est-à-dire… » Le regard méprisant sur les mains sans bagages (même pas de baise-en-ville, le plus souvent), les mains qui, tout à l’heure… Pour qui prenaient-ils le garçon de nuit ? Si seulement il consentait à baisser les yeux ! C’en était gênant. Pourtant ils passaient outre. Tous le feu au cul. Et cette façon de crâner, qu’ils avaient, Madame et Monsieur, au moment du petit pourboire ? Comme s’ils venaient seulement de zieuter les étoiles. Monsieur Hermès eut une nausée.

Il reprenait pied dans la réalité. Elle n’était pas belle. Toute la vie, toute la vie laide et lépreuse revenait et, avec elle, la lucidité, la terrible lucidité. Dégrisé ! Monsieur Hermès eut frais. Son ventre était humide, son drap mouillé. Quelle saleté. Il bougea. Aïe ! Un point douloureux dans les reins. Tendance au lumbago. Il se leva, prit une serviette, s’essuya. Puis il se lava à grande eau pour chasser cette odeur fade, entêtante, qui emplissait la chambre, qui venait de lui et du lit. Après il se recoucha tristement, lourdement, avec dégoût. Il n’avait plus sommeil. Il était énervé, comme tout à l’heure, avant…, mais c’était un énervement d’une autre sorte. C’était un énervement sombre, sans issue, qui engendrait des pensées moroses.

Longtemps, dans les ténèbres, Monsieur Hermès remua ces pensées. Ça tournait autour de ce qu’il venait de faire, de ce qu’il avait déjà fait si souvent, presque tous les jours, depuis tant d’années, de ce qu’il savait qu’il ferait encore certainement. Bon Dieu ! il ne pouvait pourtant pas nier la puissance de cette volupté solitaire. Mais elle le laissait insatisfait. Pourquoi avait-il pris cette habitude ? D’où cela lui venait-il ? Il n’y comprenait rien. Mais, après tout, ce n’était tout de même pas de sa faute. Il ne s’était jamais touché. Il avait horreur de ça. Au lycée, il n’avait été le chéri d’aucun grand et, grand à son tour, il n’avait pas eu de chéri. Coucher avec un garçon ? Pouah ! Il n’aimait que les femmes. Il ne pensait qu’à elles. Un petit vicieux, peut-être : mais un vicieux à femmes, en tout cas. Il les désirait toutes. Des envies perpétuelles de les trousser dès qu’elles étaient tant soit peu désirables. Curieux, donc, qu’il s’en tienne à son petit manège ? Qu’il aille se passionner en somme, pour cette deuxième existence, parfaitement secrète, qu’il menait la nuit, en marge de son existence avouée et véritable ? L’une n’avait pas moins d’importance que l’autre à ses yeux, mais comme la première requérait plus d’attention et d’invention, il n’était pas étonnant qu’il parût si distrait et si absent de la seconde. Le monde réel n’était pas, pour lui, celui où il vivait au milieu de ses semblables, mais celui, tellement mieux accordé à ses désirs, qu’il retrouvait dès qu’il était au lit, seul, dans sa chambre close. Toutefois, il se disait parfois qu’il aurait pu être un amant à la hauteur. Pourquoi était-il aussi timide ? Il ne savait jamais quoi dire aux femmes. N’osait même pas les aborder. Il avait peur qu’elles se moquent de lui, qu’elles le giflent ou qu’elles ameutent les passants. Toutes celles avec lesquelles il avait couché, il devait bien s’avouer qu’elles avaient fait les premiers pas. Près d’elles, il devenait gauche, sentimental, platonique. Ce qui ne l’empêchait pas, dès qu’il était seul dans sa chambre… Alors, il n’avait plus aucun respect pour elles. Il les pliait à tous ses caprices. Était-ce une maladie ? Tenait-il ça de ses parents ? Non, sans doute. Mais ils y étaient peut-être tout de même pour quelque chose. Il avait été plus d’une fois surpris par sa mère, autrefois. Les drames qu’elle avait faits ! Peut-être qu’un médecin aurait pu l’éclairer ? Il ne se rendait pas bien compte s’il aurait désiré changer. Ce qui l’intriguait surtout ç’aurait été de savoir pourquoi il était ainsi. Et s’il était le seul au monde de son espèce ? Dans un sens, ça chatouillait agréablement son orgueil. Mais s’il y réfléchissait mieux, il n’y avait aucune raison pour. Resterait-il ainsi toute sa vie ? Pouvoir trouver les mêmes plaisirs avec une femme. Ça ne devait pas être impossible. Sa solitude. Y renoncer. Devenir comme les autres. Une femme à soi. En tomber amoureux. En faire aussi une amoureuse. Mon chéri ! Là, elle serait là, sur son épaule. Elle lui parlerait doucement. Tu es merveilleux ! Et puis dormir. Est-ce qu’il rêvait ?

Insensiblement, l’organisme de Monsieur Hermès s’apaisait. Tout devenait plus confus dans son esprit. Il s’endormit tout d’un coup, d’un sommeil lourd et sans rêves dont seule, le lendemain matin, la clarté du jour le tira.