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Romans de romance dans un seul endroit

Chapitre 2<strong>II</strong>


Au coin de la rue Cardinet et de la rue de Rome, Monsieur Hermès attendait son autobus. C’était le matin. Paris s’éveillait. Le ciel bleu était pommelé de gris et de rose. Les bruits de la nuit avaient fait place à des bruits joyeux, allègres, familiers. Ramasseurs d’ordures, laitiers expéditifs, terrasses qui s’ouvraient, filles qui battaient des tapis à des fenêtres, concierges armées de balais durs sur des trottoirs mouillés, triporteurs zigzaguant. C’était plein aussi d’odeurs vivantes. Ça sentait le croissant chaud, le café torréfié, la pâte à faire les cuivres, les fleurs arrosées, le pavé de bois. Les gens avaient des pas vifs, des visages reposés, presque neufs, des regards paisibles, des gestes nets, des vêtements frais.

Il faisait bon. Mais la journée serait chaude. Le soleil allait monter rapidement. Et ce tantôt… Les aisselles moites des femmes. La réverbération à travers les feuilles des arbres. Les chauffeurs de taxis débraillés, affalés sur leur banquette et qui s’arracheraient à regret de leur somnolence. L’ombre même serait étouffante. Une journée à mirages. L’eau profonde d’une rivière aux berges verdoyantes. Être nu, éventé par un ventilateur. S’enfiler, d’un coup, un bon demi de blonde dans le milieu de l’après-midi. Oh ! bien sûr, nul signe de tout ça encore dans le ciel. Une atmosphère presque humide. Et au niveau du sol, à l’abri des hautes façades, une lumière douce, dansante, un peu voilée, qui faisait penser machinalement à des prés brillants de rosée.

L’AL tardait. Autour du poteau quelques personnes attendaient. Monsieur Hermès connaissait la plupart de vue. Des esclaves, comme lui. Savoir ce qu’ils faisaient ? Un peu affolant de penser à ces innombrables termitières de la ville ! Monsieur Hermès avait faim. Il déjeunerait à l’hôtel. Ce creux qu’il sentait à l’estomac lui donnait le désir d’être bon, doux, liant. Comme le temps. Autour de lui, malgré ça, les gens ne semblaient occupés que d’eux-mêmes. Ils n’attendaient rien de lui. Il ne leur était pas indispensable. Toujours la même solitude. Il les regardait, faute de mieux. Plusieurs lisaient déjà leur journal, un journal à l’encre très noire, encore grasse, qui salissait leurs doigts. Ils se jetaient dessus comme des poules sur des feuilles de salade, avec des regards avides, mécaniques. Ils ne voyaient rien autour d’eux, au-dessus d’eux, ne semblaient sensibles à aucune odeur, à aucune couleur. Leur canard, leur bus, leur boulot. Pas à les sortir de là ! Bien la peine d’habiter Paris ! En pure perte, les bruissements exquis de cette matinée d’été. En pure perte, ce ciel, cette lumière. À se demander pourquoi ils vivaient ? Le moindre chat de gouttière, le moindre lézard, le moins évolué des escargots avaient un sens plus aigu de la création. Ces femmes, qui caquetaient deux par deux ou trois par trois ! Et puis il m’a dit. Et puis j’y ai répondu. Pas possible qu’il m’a fait. Vous voyez ça d’ici. Y en a qui exagèrent quand même, c’est pas pour dire. N’empêche que mon mari est trop bon. Le monde est si méchant ! Ne m’en parlez pas. Litanies interminables. À côté de quoi, les mâles ruminaient en tête à tête avec les nouvelles du jour. Les mains déjà douteuses. Rasés de frais, ça ! Tous, sans exception. Les joues lisses, la raie impeccable et le col blanc. Prêts pour la parade. Mais les mains ? Chez les femmes aussi ça laissait à désirer. Les mains, pourtant ? Pas malaisé, après ça, d’imaginer l’état de leurs pieds, de leur derrière. Ils avaient l’air de trouver ça tout naturel. Des bas de soie, de jolies cravates, un souci d’élégance, de jeunesse… C’était d’autant plus mystérieux. Ça ne leur faisait donc rien ? La frimousse n’était pas tout. Les mains ça allait partout. Ces ongles en deuil, verdâtres, comme pourris. Quelle horreur d’avoir ça sur la figure, sur la peau ! Et ils s’aimaient, et ils se caressaient avec ces pattes-là ! Vrai, l’humanité était bougrement grossière sous son apparence raffinée ! Ses talons lui faisaient déjà mal. Qu’est-ce que ça serait ce soir ? Tout à l’heure, il avait cru qu’il ne réussirait jamais à enfiler ses godasses. Tellement la chair était enflammée. Il ne pouvait pourtant pas changer de chaussettes tous les matins !

Une fois sur la plate-forme, Monsieur Hermès se laissa emporter. Trop courte, hélas ! cette descente vertigineuse de la rue de Rome. Oubliée, la soirée de la veille. Il regardait avidement les passantes. Ce que son désir se réveillait vite ! Il aurait voulu pouvoir les détailler mieux. Il n’en avait pas le temps. Elles devenaient tout de suite d’imprécises taches de couleur pour ses yeux myopes. Tout de même, s’il se décidait à porter des lunettes… Ça l’enlaidirait, sans doute. Du moins, il y verrait. L’autobus freinait, repartait, prenait des voyageurs, en laissait. Complet ! Je vous dis que c’est complet, madame ! La casquette plate tirait d’un coup sec sur son cordon. Ça troublait agréablement l’engourdissement contemplatif de Monsieur Hermès. Comme il avait les mains, celui-là aussi ! Pas étonnant, à tripoter ces pièces et ces tickets. Si au moins ça partait en savonnant. Cette crainte lui aurait gâché le métier. Et debout toute la journée, comme lui, à se faire piétiner. N’insistez pas ; je vous dis que c’est complet ! Dans quel état il devait avoir les pieds ? Il était plutôt joli garçon, avec de savantes coques noires qui dépassaient de sa casquette et un foulard blanc autour du cou. Pas très réglementaire le foulard. Mais ça devait lui plaire de se donner le genre titi. Pourquoi avait-il choisi d’être receveur ? Ça devait être plus amusant de conduire. Mais se mettre les mains dans le cambouis, ça ! Il y avait des emmerdements partout. Quant à la vocation… Bon Dieu la jolie fille ! Les jambes un peu fortes, peut-être. Mais ça n’était pas désagréable. Combien ? Seize ans ? À tout casser ! Tout à fait le genre de fille que Lily aimait débaucher.

L’AL décrivit une courbe rapide et freina brusquement. Bon Dieu ! était-il déjà arrivé ? Laissez descendre, voyons ! C’était vrai ça, les voyageurs embouteillaient toujours la sortie. Une grosse dame se rebiffa : Eh bien, jeune homme, il ne faut pas être dans la lune ! Il ne répondit pas. Il n’avait pas l’esprit de repartie. Les répliques ne lui venaient qu’après coup. Des répliques épatantes d’ailleurs, qui auraient sûrement mis tous les rieurs de son côté. Mais voilà, il ne les trouvait jamais sur le moment. Dès qu’on l’engueulait ça lui coupait tous ses moyens. Et puis ça l’avait vexé qu’on l’appelle jeune homme. Bien sûr, il n’aurait pas dû se précipiter ainsi. Il avait manqué de sang-froid. Mais la grosse dame continuait, lancée : Quel malotru ! Et il bouscule les gens avec ça !… Comme la vie pouvait être gâchée pour un rien ! C’était vrai qu’il avait été comme réveillé en sursaut par le coup de frein et qu’il avait oublié de s’excuser. Il fonça parmi les piétons pour se perdre, sans oser se retourner. C’était si désagréable ces incidents. La semaine dernière, ç’avait été pire encore. Il avait manqué l’arrêt. Il avait dû sauter alors que l’autobus avait déjà redémarré. Sans compter qu’il n’aimait pas ça. Il n’avait jamais très bien su. Et puis la peur de se flanquer les quatre fers en l’air sur la chaussée, devant tout le monde ! Tu as trop d’amour-propre, lui avait toujours dit son ami Buddy Gard. Qu’est-ce que le receveur lui avait passé ! S’il n’avait les pieds si sensibles, il ferait bien le chemin à pied tous les matins pour éviter ça. Un gros patapouf faillit lui marcher dessus. Il n’aurait plus manqué que ça. Il souffrit comme s’il avait ressenti la meurtrissure. Il n’était pas verni, quand même ! Impossible de manquer plus d’enthousiasme ! Tout du mouton qu’on mène à l’abattoir.

De la bouche du métro devant laquelle il passait, une haleine suffocante, empestée, poussiéreuse, une haleine venue du centre de la terre prit Monsieur Hermès à la gorge. Cette odeur flotta, puis courut se mélanger à celle des autobus, des journaux du kiosque voisin, des roses et des œillets de la fleuriste ambulante. Monsieur Hermès baissa la tête comme accablé, puis la releva, regarda en l’air. La grande horloge dorée de Saint-Lazare semblait le narguer. Sapristi ! Il serait en retard. La triste gueule soupçonneuse du pointeur. Les : feignant ! du Petit Père Rigal, le premier Maître d’Hôtel. Cette manie des Parigots de prononcer feignant au lieu de fainéant ! Mais, dans le fond, ça avait peut-être plus de force, ainsi. Il pressa le pas. C’était un supplice. Et, là-haut, ce ciel provocant. Plus un seul nuage. Ça allait taper dans un moment. De nouveaux mirages. Les bords de la Marne. L’herbe fraîche. Les saules endormis. Les grillons. Monsieur Hermès franchit la cour de Rome à travers le flot des travailleurs venus des banlieues anonymes. Ils dévalaient les marches du grand escalier à toute allure. Une véritable course. Gagner une minute, rien qu’une minute. Plus vite, toujours plus vite ! Si leurs maîtres les voyaient à cet instant, ils pouvaient être contents d’eux. Mais ils n’étaient pas là, les maîtres. Pas si bêtes ! À cette heure, ils devaient dormir encore, dans leurs grands lits de milieu, là-bas, à Deauville, à Cabourg, à La Baule, à Royan. Vers midi, à la marée montante, ils iraient prendre un bon petit bain, puis se sécheraient au soleil sur le sable. Et après ça, un gueuleton des familles. Les veinards ! Juillet. Les vacances. Lui, l’an dernier, à San Sebastien avec Madame Elvas. Qu’était-elle devenue ? ils s’écrivaient de temps en temps. Une sale blague si elle venait le surprendre à Paris. Elle le verrait dans sa panade. Mais pas de danger. C’était encore une liaison qui finirait en queue de poisson. Avait-il vraiment cru l’aimer ? Ou s’il était seulement flatté ? Elle n’avait pas dû le trouver très à la hauteur. Les bains de mer. Les petites cabines de Royan. Les amourettes. Le matin où Madame Mère, pendant qu’il était encore couché, dans la chambre qu’il partageait avec Buddy, avait trouvé, dans la poche de son pantalon, en boule, une chemise de femme en voile de soie. Il l’avait volée dans une cabine, la veille. Les questions insidieuses de Madame Mère. La figure méchante qu’elle prenait dans ces cas-là. Il lui avait raconté qu’il l’avait trouvée. Elle ne l’avait pas cru. Mais qu’avait-elle été supposer ? L’imbécile ! Il était vierge encore à cette époque-là. À Buddy même, il n’aurait pas su expliquer l’étrange satisfaction que lui procuraient ces vols. C’était si facile, si vite fait, malgré le danger possible. On pouvait toujours prétendre qu’on s’était trompé de cabine. Il n’en manquait pas qui oubliaient le numéro de la leur. Il suffisait de ne pas être vu en sortant par les garçons de cabines. Leurs pantalons rouges retroussés au-dessus du genou. Leurs pieds nus, leurs jambes brunies. Tout leur corps imprégné de sel. Les parties de tennis sur la plage. Les petits ânes blancs, porteurs d’enfants, qui traversaient sans vergogne les courts improvisés. Balle, s’il vous plaît ! L’odeur de la mer dans la brise du matin. Les marchands d’oublies…

Enfin, Monsieur Hermès fut près de la porte cochère. Passaient jamais par là, les clients. Jamais ! Il sembla hésiter une seconde, puis se décida. Au moment où il donnait son nom au pointeur renfrogné, il fut happé par un énorme courant d’odeurs méphitiques. Et il se laissa aller.

L’Hôtel était un effrayant labyrinthe dont Monsieur Hermès était loin de connaître tous les détours. Il s’en tenait à la partie restreinte où l’appelait son travail. Avec une régularité d’automate il tourna à gauche, au fond de l’entrée, s’engagea dans un couloir encombré de bicyclettes et d’échelles, poussa une petite porte latérale et s’engouffra dans un escalier tournant et sombre où ses pas résonnèrent. Ces sous-sols ressemblaient à des soutes. Il cligna des yeux. C’était à peine s’il y voyait, ayant gardé dans ses prunelles l’éblouissement lumineux de la rue. Partout des hommes travaillaient. Et sous les lampes électriques leurs visages paraissaient maladivement blafards. À droite, s’ouvrait l’entrée des caves. On aurait dit un tunnel, une galerie de mine. Du noir, partout, avec de parcimonieuses ampoules de loin en loin et du silence. Mais il n’y faisait même pas frais. Une deuxième fois, Monsieur Hermès prit à gauche. Il déboucha devant la caféterie, à demi perdue derrière les nuages de vapeur des percolateurs. Une dizaine d’employés s’affairaient comme des fourmis dans cet étroit espace, préparant des toasts, beurrant des tartines, époussetant des fruits, servant des infusions, tirant du café. Ils avaient peine à fournir. Leurs gestes étaient précipités, leurs fronts soucieux. Bonne précaution pour ne pas penser. Comme la Société était bien faite ! Oui, c’était rudement bien machiné, tout ça ! Il faudrait qu’il fasse toucher ça du doigt à Monsieur Dominique le Maître Trancheur, toujours épris de justice sociale. Il salua le Chef Cafetier. Un homme carré et convaincu de son importance. Il semblait prendre un malin plaisir à asticoter Monsieur Hermès bien que celui-ci ne fût pas sous ses ordres. Qu’il l’engueule, passe encore ! Mais qu’il ait au moins un sourire. Ça le dégoûtait ces gens qui se prenaient tellement au sérieux. Ressemblait d’ailleurs comme deux gouttes d’eau, le Chef Cafetier, à ce prof de physique et chimie qu’il avait eu en math’ élém. : le père Luce. Le plus marrant c’est qu’ils avaient aussi le même âge, sensiblement, et le même caractère. Peut-être son frère jumeau ? Rien de plus troublant que ce genre de rencontres. On aurait dit parfois que l’humanité était divisée en un certain nombre de types, assez limité, toujours les mêmes.

La caféterie dépassée, Monsieur Hermès abandonna le couloir qui menait aux salles frigorifiques du Garde-Manger et s’engagea dans un passage transversal qui séparait l’antre du Glacier des Cuisines proprement dites. Quel chaud-froid ! C’est à cet instant qu’il fut rejoint par Simpson. Simpson était un petit commis anglais, toujours tiré à quatre épingles, albinos et mafflu. Son accent et ses impropriétés de langage étaient cocasses. Cependant, lui aussi avait un penchant à tomber dans le genre sérieux et ça rendait sa société déprimante. Tout de même il ne devait pas être aussi en retard qu’il l’avait craint. Simpson était la ponctualité même. Et bien vu par Monsieur Rigal. Il avait un si mignon sourire, ce cochon de Simpson, quand on l’attrapait. Il s’en tirait toujours comme ça. Dans le fond, Monsieur Hermès était trop scrupuleux. Les reproches entraient en lui comme des blessures. Ça bouleversait aussitôt ses traits. C’était cet air de chien battu qui devait foutre ses supérieurs en boule.

Tous deux, après s’être serré la main, défilèrent devant la table chaude. La plupart des feux étaient encore éteints. Mais quelques marmitons, déjà, s’affairaient dans un vacarme de casseroles et de tisonniers. Ils dépassèrent la plonge, le réfectoire et la chaufferie, puis remontèrent au rez-de-chaussée par un escalier aussi sombre, aussi tortueux et aussi sale que le premier. Sans pénétrer dans l’office du Restaurant, ils grimpèrent jusqu’à l’entresol. Là, s’amorçait un somptueux couloir, aux parois lambrissées, aux doubles portes laquées, au parquet couvert d’un épais tapis aux fleurs rouges et bleues. C’était doux aux pieds. Simpson et Monsieur Hermès s’enfilèrent dans un réduit dérobé : leur vestiaire. D’autres chefs de rang et commis s’y trouvaient déjà. Monsieur Hermès serra des mains à la ronde, selon la coutume, échangea quelques propos distraits sur la santé de chacun ou sur la sienne, et sans être dupe de la banalité et de la gratuité de ces échanges. Puis il se plaça devant son placard pour se déshabiller. Palisseau pérorait. Les autres bâillaient du bec. Une histoire de femme, pour ne pas changer. J’y ai dit arrevoir, tu comprends. J’ai monté en vouéture et je m’es descendu à la gâre d’Assenières. Un petit marrant ce Palisseau ! Toujours un peu là pour faire une muflerie à une femme. Qu’avaient-ils donc tous ? Quel étrange point d’honneur à dédaigner cela même dont ils ne pouvaient se passer ? Baiser, oui, mais aimer ? Non, mais des fois ! On ne la leur faisait pas.

Tout en écoutant ou en jactant, ils se costumaient avec les gestes rituels et le recueillement du comédien dans sa loge, du torero dans sa chambre. Ça lui rappela le jour où il avait assisté à l’habillage de Saleri II au Grand Hôtel de Bayonne en compagnie d’Alice Elvas. Juan Saiz était resté au lit jusqu’au dernier moment. Blessé au bras, cinq jours avant à Salamanque. Monsieur Hermès, lui aussi, avait été blessé au bras, la première fois qu’il avait joué en première du Rugby-Club. Le bras fracturé. Bêtement. Quel foin avait fait Monsieur Papa ! Et encore, il avait d’abord essayé de cacher ça à ses vieux. Mais Madame Mère n’avait pas été longue à s’apercevoir qu’il truquait. Tableau ! Ensuite, pendant des mois, il avait dû prendre ses cours de la main gauche. Ça lui avait fait une sorte de célébrité auprès des copains. S’il avait été recalé à son deuxième bac… Saperlipopette ! Monsieur Papa avait menacé de le placer comme commis dans une épicerie. Il avait été reçu, mais ça n’avait pas changé grand-chose. L’hôtellerie ou l’épicerie, ça devait se valoir. Dans le fond, il en venait à croire qu’il n’avait pas eu un seul bon souvenir d’enfance. On lui avait empoisonné tous ses plaisirs. Toujours des bâtons dans les roues. Pas étonnant qu’il eût maintenant le cœur à la révolte. Ah ! le jour où il pourrait se venger ! Il leur ferait voir à ses parents. C’était un peu pour ça qu’il écrivait sa pièce : La Joie du Cœur. Il n’avait pas eu d’autre satisfaction que ses plaisirs solitaires. Et ça encore… Il y allait même fort, à l’époque. Tellement qu’il ne tenait plus debout sur le terrain. Il avait si mal joué quand il avait fait sa rentrée, après son accident, que Maisonvieille, leur capitaine et entraîneur, l’avait gentiment sacqué. Il n’avait pas osé lui dire qu’il était mauvais. Lui avait laissé croire que c’était à cause de son bras qu’il n’était pas en forme. Ça avait peut-être sauvé la face vis-à-vis des autres. Mais lui, pas dupe. En fait, il était vidé. Ne tenait plus debout. C’était à partir de ce jour qu’il avait compris qu’il ne serait jamais un grand joueur. Il manquait d’énergie. Et en plus, il avait peur. La peur, c’était pourtant elle qui l’excitait à jouer. Ce petit quelque chose, cette trouille avant la partie, qui lui tournait l’estomac, qui l’empêchait de manger, qui lui donnait des envies de pisser toutes les cinq minutes et qui s’envolait dès qu’il avait touché le ballon, eh bien, il y tenait plus qu’à tout. C’était pour ça aussi qu’il avait un faible pour les toreros froussards, capables du meilleur mais parfois pris de panique. Eux, il les comprenait, il les excusait. Pas chic de se moquer d’eux. Valait mieux garder ses sarcasmes pour les truqueurs, pour les habiles. Quels salauds, ceux qui sifflaient sur les gradins ! Il aurait bien voulu les voir dans l’arène, en face du toro !

Il ajusta son plastron. Hum ! pas très net, le plastron. À l’inverse des autres, Monsieur Hermès n’attachait pas une grande importance à sa livrée, il la détestait trop. Elle était le signe même de sa servitude. Comme tout uniforme. Servitude et Grandeur… Tu parles ! Drôle de piaf ce Vigny ! Dans la rue, en civil, il pouvait encore se dire un homme. Et libre. Relativement. Une fois la porte cochère franchie, une fois pointé, une fois le carcan revêtu, il ne s’appartenait plus. D’une main dégoûtée, il décrocha son rondin en alpaga. Il puait la sueur, surtout aux emmanchures. Et le devant était constellé de taches graisseuses. Quelle bonne soupe il aurait pu faire avec. Restait à nouer la cravate blanche sur le col cassé. Rien moins qu’habile pour les petits nœuds, Monsieur Hermès. Il rit en dedans, pour cacher sa confusion. C’était vrai que ses nœuds avaient toujours une drôle de gueule. Tantôt les coques étaient inégales, tantôt elles étaient de traviole. Et pleines d’empreintes digitales. Sûr ! À cause de la chaleur, de sa propension à transpirer, Monsieur Hermès devait faire un grand usage de cols et de plastrons. Cependant, ils étaient toujours gondolés. Ce qu’il pouvait manquer de chic en commis ! Mais comment faisaient-ils donc, les autres ? Pas de semaine sans que le Chef du Personnel ou que le Directeur du Restaurant ne le réprimandent à ce sujet. Les cons, ils lui disaient de prendre exemple sur eux. C’était malin ! Qu’ils viennent un peu desservir, se foutre les mains dans les assiettes sales, barboter dans les couverts merdeux. Oh ! sans doute, la réponse était facile. Ils l’avaient fait avant lui. Et maintenant, ils avaient beau jeu de le mépriser. Le Chef du Personnel était un homme jeune, grand, mince, à l’allure militaire, et tout et tout. Par là-dessus un visage triangulaire, des cheveux plats, une moustache rase, effilée. Il faisait le gandin avec son pantalon fantaisie, sa jaquette gansée, son col cassé à cravate-plastron. Joliment solennel le personnage ! Mais, rien à dire, c’était tout à fait la tenue de l’emploi. Recta. Le Directeur du Restaurant, lui, était plus âgé, plus petit, plus épais avec une tête jaune et bouffie, une demi-calvitie sauvée par une mèche héroïque, une grosse moustache noire de boucher, cachant des bajoues lasses. Plus fantaisiste, il avait troqué l’habit classique contre un veston noir à deux boutons, le col cassé contre un haut col droit et le papillon rigide contre une sorte de gros nœud flottant. Tout ça faisait plutôt deuil. Mais c’était vrai qu’il avait la bille d’un veuf. De la famille du saule pleureur. Ça ne l’empêchait pas de jouer au bellâtre à toute occasion, de faire du plat, en grand seigneur, aux caissières et de suivre d’un œil insolent, égrillard et satisfait les belles clientes. Ce que Monsieur Hermès avait pu râler, dans les débuts, quand on l’avait contraint à les servir, dans la petite salle, pour se faire la main ! Gaffer devant les clients ce n’était pas grave. On s’en foutait des clients. Mais devant ces cocos-là ! Cette façon narquoise qu’ils avaient de le juger. Il se sentait, du coup, deux fois plus manche. Ça, il se rendait bien compte. C’était plutôt cochonné comme service de table. Mais quoi ! il était là pour apprendre. Eux aussi à leurs débuts, autrefois, ils n’avaient pas dû être très fortiches. Quels crâneurs ! L’envie l’avait pris plus d’une fois de leur fermer le clapet. Mais jamais il n’aurait le courage d’un petit gars de commis qui, paraît-il, l’année précédente, leur avait balancé tout un plat de crème à la vanille en pleine bouille. On l’avait foutu dehors, séance tenante. N’empêche qu’ils l’avaient eue, leur crème à la vanille. Oui, ça, c’était un petit gars gonflé !

Alors, c’était donc ça qu’il deviendrait, un jour, selon les rêves de son paternuche : Chef du Personnel ou Directeur du Restaurant. En attendant mieux ! Oui, c’était ça qu’il serait, s’il était bien sage, bien appliqué, bien obéissant. Ça, dans quinze ans ou dans vingt. Mieux valait y renoncer tout de suite. Pas drôle d’être dans la peau du Chef du Personnel ! Un adjudant de quartier, un garde-chiourme ! Très peu pour lui ! Pas plus drôle d’être dans la peau du Directeur du Restaurant ! Ces gestes supérieurs et dégoûtés qu’il avait ! Le Monsieur qui veut garder les mains nettes tout en dardant un œil ténébreux sur les commis en faute ou, dans un aigre sourire à demi dérobé par les volutes de sa moustache, proférant d’une voix sèche et glaciale des remontrances à prétentions ironiques. À en avoir chaque fois les sangs tournés.

Monsieur Hermès passa un doigt agacé entre son cou et la molle guimauve du col. Les autres l’avaient déjà devancé au réfectoire pour y avaler l’infecte tasse de café qui les y attendait. Les crevards ! Ils ne laissaient rien perdre. Ça ne les empêchait pas de se gaver en douce, dans la salle, des restes des clients. Monsieur Hermès descendit sans entrain. Il avait mal dans les mollets. Et ses pieds, toujours. Il ferait si bon s’étirer. L’été était une saison qui lui donnait particulièrement la cosse. Il passa à la lingerie. La lingère lui remit un tablier blanc. C’est une grande taille pour vous ? Comme si elle ne le savait pas ! Histoire de parler, bien sûr. Que c’était irritant de répondre ! Il émit un sourire miteux. Ça fleurait bon la blanchisserie là-dedans. Le tablier était savamment plié et ficelé dans les cordons qui allaient lui permettre de le ceindre autour de sa taille, sous le gilet. Il l’ajusta avec minutie. Autant de gagné. Il fallait que le bord inférieur vienne frôler exactement le cou-de-pied. De la plus élémentaire prudence si on voulait éviter les chutes dans les escaliers. Dans l’office, c’était déjà le va-et-vient habituel des commis. Les officiers faisaient jouer leurs bras nus et velus dans les bassins d’eau courante. De vrais petits phoques joyeux s’ébattant au milieu d’une flottille de tasses et de soucoupes. Ça va ? Dis donc, t’as pas les œils en face des trous ce matin ? Janicou, le commis du Père Hubert, le bousculait gentiment. Il rigola pour se donner du cœur au ventre. Puis, nonchalamment, il poussa du pied la porte battante et pénétra à son tour dans la salle bourdonnante de conversations.

Pactot, son chef de rang. Pactot dit le Marin lui fit signe discrètement. Il était dans le coup. Les matins, comme aujourd’hui où ils n’étaient pas d’ouverture, il était tacitement convenu qu’ils n’avaient pas à s’occuper de la clientèle de breakfast. Sauf en cas de force majeure. En principe, les équipes d’ouverture s’en tiraient sans aide. Les autres n’avaient qu’à faire leur mise en place pour le lunch. Pourtant, on se faisait quelquefois harponner par un des Maîtres d’Hôtel. Eh ! psst ! là-bas. Venez donc ici. Le 43 attend depuis dix minutes. Y a quatre omelettes au fromage qui marchent. On était fait. Pour éviter ça, y avait qu’une méthode. Faire gaf aux Maîtres d’Hôtel. Ne jamais rester à leur portée. Mettre les bouts à l’une des extrémités de la salle quand ils étaient dans l’autre. Un petit jeu de cache-cache en somme. Ça exigeait du coup d’œil, de la mobilité, des réflexes. Le plus souvent, c’étaient les bavards qui se faisaient pincer. Et patati et patata. Et au plus beau de la discussion, le coup de masse. Le mieux c’était encore de se parler à distance, entre haut et bas, l’œil aux aguets, et de prendre la tangente sans histoire au moindre pet.

En dehors de ça il fallait tout de même clâper. À condition de savoir nager, on pouvait se taper la cloche confortablement dans l’usine. On sortait, on entrait, on ressortait. Un petit manège qui facilitait le camouflage. Dame ! on profitait des consignes. Ne faites jamais de pas inutiles, qu’ils disaient. Une belle occasion de faire du zèle ! Sous prétexte d’aider les équipes d’ouverture, y avait qu’à se précipiter sur une table abandonnée pour la desservir. Il restait toujours des rondelles de beurre dans les beurriers, du café dans les cafetières, du lait ou du chocolat dans les pots, des petits pains frais ou des brioches dans les corbeilles. Enlevez c’est pesé ! Et hop ! en trombe vers l’office, coudes au corps. Il était rare qu’une table ait été complètement dévastée. Les clients étaient des gens bien élevés. Ça arrivait cependant. Les petits goinfres ! Les copains les évitaient savamment. Monsieur Hermès, lui, à cause de sa mauvaise vue, s’y cassait parfois le nez. Impossible de reculer. Il fallait bien emporter à l’office ces pots vides et cette vaisselle souillée. Ça faisait partie des petits inconvénients. Finalement il arrivait quand même à faire sa gratte. Comme les autres, il enfermait son butin au fur et à mesure dans l’une des étuves de l’office. Et quand il avait tout ce qu’il voulait, il venait le déguster en cachette, en vitesse, en s’y reprenant à dix fois. Fameux pour l’estomac, entre parenthèses ! C’était pourtant pas de leur faute si on les faisait crever de faim au réfectoire. Quel rapiat l’économe ! Total, on chapardait. À gauche, la boustifaille des rupins. Ça coûtait dix fois plus cher à la maison. Mais qu’est-ce qu’il pouvait vous dire le Maître d’Hôtel qui vous pinçait ? Bien sûr, il gueulait comme un perdu et vous menaçait de la porte. On sentait bien que c’était pour la forme. En fait, ça n’allait jamais plus loin. Le plus vexant, pour Monsieur Hermès du moins, c’était cette sensation d’être pris pour un voleur. Et pourtant, comment faire autrement ?

Qu’on ne vienne pas parler de gourmandise. Il y avait la faim, d’abord. Et ça c’était pas du bidon. Par ailleurs, Monsieur Hermès ne se dissimulait pas le plaisir qu’il prenait, à courir ce risque, à tromper la surveillance des Maître d’Hôtel. Ça l’excitait. Comme un jeu. Malin, malin à demi. Ça l’aidait à oublier. Pendant ce temps, au moins, il cessait de ruminer. Une sorte de reprise individuelle, enfin. Les patrons, les clients, tous à mettre dans le même sac ! Jamais il ne leur ferait payer assez cher leur mépris et leur cruauté. Toutefois, il n’avait pas l’étonnante dextérité de certains. Ce sacré Pactot, notamment, n’avait pas son pareil. Et si chic type avec ça ! Quel prestidigitateur ! Monsieur Hermès lui-même, la plupart du temps, n’y voyait que du feu. Souvent, il lui tendait sa serviette en douce. Vite ! À l’office ! Il avait compris. On aurait pourtant dit qu’il n’y avait absolument rien dans la serviette. Quand il l’ouvrait, camouflé entre les deux portes d’une étuve, il y découvrait une somptueuse grappe de raisin, une poire superbe, des éclairs ou des choux à la crème. Pactot entrait en coup de vent. Un instant d’émotion. Non, rien à craindre. On partageait. Pas à dire, c’était un chic chef de rang ! Bon cœur et tout ! Pas un autre comme lui. Toujours généreux et toujours prêt à couvrir son commis, à le soutenir, envers et contre tout. Gai comme un pinson et souple comme une anguille. Eh, eh ! Il n’était pas riche de comparaisons originales, ce matin. De savoir se moquer de soi-même à l’occasion, ça lui donnait une meilleure idée de sa valeur. Allons ! il fallait tout de même se décider à bosser. Déjà plus de neuf heures ! Pactot avait déjà mis des nappes neuves sur les sept tables de leur rang. À lui de disposer les couverts. Faire des bonnets d’âne ou des mitres d’évêque avec les serviettes damassées, astiquer les grands verres en cristal de Bohême, parer les fleurs du jour dans les vases d’argent, assembler les petits pains dorés, disposer les coussins de cuir rouge pour les pieds fragiles des belles dames, épousseter les fauteuils et les chaises Louis XVI, tout dorés, ça c’était son boulot. Y avait-il de l’alcool dans son réchaud ? Ses huiliers étaient-ils garnis ? Aller chercher des piles de linge à la lingerie, des piles d’assiettes à la plonge, faire la police pour que les copains ne lui volent pas, par paresse, le matériel qu’il avait déjà amassé. Ça n’en finissait pas. Les copains, eux, ils avaient l’air de faire ça en s’amusant. Ils trouvaient le temps de blaguer à droite et à gauche, de se jouer des tours, de chahuter comme des petits fous. Monsieur Hermès n’avait jamais été turbulent ni chahuteur. Ce n’était pas dans sa nature. Mais, de toute façon, il n’en aurait pas eu le temps. Il était bien trop affairé. Cette simple mise en place lui donnait un mal de chien. Trop consciencieux sans doute. Et puis il manquait d’aisance dans ses mouvements. Travaillait trop avec ses nerfs. Et, malgré tout, n’avait pas tellement la tête à ce qu’il faisait, préoccupé qu’il était, le plus souvent, par tout autre chose. Déjà, il était en nage et mal à l’aise. Aussi, il buvait trop de café. Ça l’énervait et le faisait transpirer. Mais il ne pouvait s’en empêcher. Toujours soif. Il supportait très mal la chaleur. C’était de l’anémie, pour sûr ! Peut-être qu’il s’en serait mieux tiré, s’il avait travaillé comme une brute, comme les autres, sans penser. Mais il avait toujours la caboche en ébullition. Trop d’imagination. Obsédé, écœuré à l’avance par cette journée qui s’étalait devant lui, en remâchant tous les ennuis probables. Tout à l’heure, pendant le lunch, alors que les rupins casseraient la graine tranquillement, ce serait pour lui la galopade effrénée entre le rez-de-chaussée et les sous-sols, dans les escaliers puants et blafards, la brûlante et graisseuse manipulation des plats et de la vaisselle.

Comment Pactot faisait-il pour être toujours de si bonne humeur ? C’est qu’il semblait aimer son métier, ce cochon-là. Déjà dix ans qu’il faisait ça. Avait débuté comme commis après son certif. Ça avait évidemment dû lui donner un drôle de pli. Et pas abruti, cependant, comme tant d’autres. Une véritable exception. Les autres, au fond, n’étaient guère gracieux. C’était le métier qui voulait ça. Un métier où il fallait prendre beaucoup sur soi-même. Étonnant, même, qu’ils soient si polis et si complaisants avec la clientèle ! Sans doute leur obséquiosité était-elle hypocrite et intéressée. Comment ne pas les comprendre ? Il fallait une belle dose de patience pour supporter sans faire d’éclat les manies et les caprices des clients ! les avanies et les brimades des Maîtres d’Hôtel ! Tant de forces contenues et refoulées avaient finalement besoin de s’exprimer. C’était ce qui expliquait la loufoquerie des moments de détente. Les Maîtres d’Hôtel, eux, au moins, pouvaient passer leurs nerfs sur leurs inférieurs ; les chefs de rang sur leur commis. Mais les commis ne pouvaient que s’injurier entre eux, et ça manquait de sel. La réciprocité facile et inévitable de ces échanges enlevait beaucoup de valeur à l’exutoire. Ils cherchaient donc une excitation factice dans le bavardage. Jamais Monsieur Hermès n’avait tant entendu jacter. C’était, entre ces gamins, dont il était l’aîné, un déconnage perpétuel. Ils ne cessaient de piailler, de discuter, de comploter entre eux ou avec les chefs de rang. En étaient exaspérants. Quelle foire ç’aurait été si les Maîtres d’Hôtel n’avaient fait régner la terreur ! Dans la salle, du reste, ça ne bronchait pas des masses. Toute cette dissipation se donnait libre cours dans les coulisses, dans l’office, sur le trajet intérieur de la salle aux cuisines.

Monsieur Hermès, lui, pour se doper, préférait parler tout seul. Oui, il se parlait à lui-même comme il aurait parlé à une monture. Ça cadrait bien avec sa nature ombrageuse et solitaire. Suivant son humeur du moment, il raillait ou bougonnait, attentif qu’il était à saisir les travers de ses semblables. Et les siens, à l’occasion. Fuyant les interminables et fastidieuses palabres entre commis, il monologuait ou chantonnait à mi-voix. C’était tantôt une longue suite d’anathèmes, d’ordures obscènes ou de sarcasmes dédiés aux clients abhorrés, tantôt une suite incompréhensible et saugrenue de slogans, de coq-à-l’âne, de répliques de mélo, voire de refrains qu’il débitait d’un trait en imitant les trémolos d’un ténor, les tics d’un comédien ou l’accent gouailleur d’un camelot. Cette faconde lui avait valu une certaine réputation, celle qui échoit facilement aux simples d’esprit ou aux hurluberlus. Il en jouissait naïvement et avec une parfaite bonne foi. Ça le saoulait et l’aidait à oublier. Cet éréthisme était sûrement provoqué par l’abus de café. De pleins bols à toute heure du jour. Avec des quantités astronomiques de sucre. Mais ça ne lui suffisait pas et, à l’exemple des autres, il s’était mis à boire sec.

Jamais ivre, mais toujours entre deux vins. Pas de goût à boire, en dehors de l’Hôtel. Mais à l’Hôtel, c’était plus fort que lui. Il avait la pépie. Et puis, les occasions étaient trop tentantes et trop nombreuses. Tous ces fonds de bouteilles laissés par les clients. Vins fins, rouges et blancs, champagnes, bières anglaises… il ingurgitait tout. Sans discernement et sans ordre. Simpson l’avait prévenu pourtant. Il s’abîmerait l’estomac. Bah ! à vingt ans… Il n’y résistait pas. Ça lui donnait un tel coup de fouet sur le moment. Ensuite, pardi ! il transpirait comme une éponge. Mais deux minutes après il recommençait. En douce, ça devait faire un drôle de mélange dans son estomac, ces alcools variés, ces bols de café trop fort, ces aliments absorbés goulûment au hasard de ce qui se présentait… épinards, tartes aux pommes, aubergines marinées, crème au chocolat, petits pois à la française, caviar, cuisse de dinde, pêches melba, pommes chips, meringues, purée de marrons… Malgré ça, il fallait jouer la comédie devant les clioches, singer une méticuleuse et courtoise politesse. Comme s’ils avaient été eux-mêmes de parfaits hommes du monde. Sans doute que ça devait les rassurer les rupins, ces bonnes manières des serveurs. S’ils avaient su ! Bien stylé par-devant, le personnel, du haut en bas de l’échelle. Et par-derrière, haineux et soûlard. Les commis ricanaient vachement quand ils voyaient le Directeur du Restaurant lui-même, le Petit Père Rigal ou Monsieur Schott le deuxième Maître d’Hôtel se défiler en tapinois vers l’office, d’un air innocent, tenant dans leurs mains le seau d’où dépassait le goulot d’une bonne bouteille à peine à moitié vide. Ils ne perdaient pas le nord. Ils savaient ce qui était bon. Et que je te déguste ça à l’office : comme un vulgaire commis. Les brutes ! Si seulement ça les avait mis de bonne humeur de picoler les fonds de bouteilles ! Mais c’était pas leur genre. Ils avaient le vin plutôt triste. Quand ils avaient trop bu, ça leur échauffait les oreilles et ils devenaient méchants.

Il n’y avait guère que Simpson et que Monsieur Dominique qui eussent la sagesse de boire avec modération. D’ailleurs, c’était bien simple, dans l’exercice de la profession, Monsieur Hermès considérait Monsieur Dominique comme une perfection. C’était sous ses ordres directs qu’il avait débuté. Quelle sale gâche, cependant ! Sans le Maître Trancheur, il ne s’en serait jamais sorti. Commis de voiture, il n’y avait rien de pire. Ça c’était sûr. Il en frémissait de répulsion, rétrospectivement. Et puis, ç’avait été si nouveau pour lui, si déconcertant ! C’était toujours ça le drame, pour lui. Les autres commis, ils entraient là-dedans tout jeunots. Dès leur plus petite enfance, ils avaient su qu’il leur faudrait mettre la main à la pâte. Mécanos, goujats, calicots, grouillots ou loufiats, c’était du pareil au même. Monsieur Hermès, lui, jusqu’à dix-neuf ans, avait passé son temps au bahut. Puis, soudain, Monsieur Papa l’avait collé dans cet Hôtel. Du jour au lendemain, plus de chez soi, plus de sport, plus de vacances, plus rien. Le carcan sur le dos. Le travail manuel. Un travail au-dessus de ses forces. Vu le manque d’habitude. Pourquoi peinait-il tant ? Pourquoi utilisait-on si mal ses capacités ? Il ne se sentait pas fait pour ça. Ça le révoltait même. Pas la peine d’être bachelier ! N’importe quel imbécile musclé et dur au mal s’en tirait mieux que lui. Quitte à rester dans l’hôtellerie, il aurait préféré être là-bas, dans le hall d’entrée. Avec un pantalon fantaisie et une jaquette. Au poil, le gigolo ! Employé à la réception, ça, au moins… Grand, mince, du chic, de bonnes manières. On le trouvait distingué. Monsieur Dominique lui-même le prenait pour un puits de science. On le lui avait bien promis, qu’il serait un jour à la Réception. Avant, il fallait qu’il fasse un stage dans tous les services. Puis qu’il aille passer un an au Savoy de Londres pour perfectionner son anglais. Aurait-il la patience d’attendre ? Commis de voiture et de buffet, aide-sommelier et maintenant commis de rang. Que d’étapes encore à franchir ! Que d’embûches avant de parvenir au but ! Chef de rang, garçon d’étage, caviste, plongeur, marmiton… Simpson s’indignait. Mais voyons ! Commis de rang c’était déjà un poste de confiance. Ça prouvait qu’on était capable de faire la suite. Avec un chef comme Pactot, Monsieur Hermès ferait sûrement de rapides progrès. C’était même une veine qu’il soit tombé sur lui. Ça, c’était vrai, dans un sens. Il se souvenait des semaines où il avait travaillé sous les ordres du Père Hubert. Quel vieux con celui-là ! Il avait été rivé à lui comme un forçat à son ponton. Le Père Hubert, on pouvait dire que le métier l’avait abruti ! Trente ans qu’il était chef de rang ! Il n’avait jamais pu passer maître d’hôtel malgré sa compétence, son sérieux et sa prestance. Il buvait trop lui aussi. Monsieur Hermès l’aperçut à l’autre coin de la salle. Il posait ses nappes. On aurait dit un vieil évêque anglican en train de bénir les foules. D’accord, c’était tout un art, la pose des nappes. Il y avait une façon de les déplier d’un coup et de les plaquer sur les tables d’un geste élégant et sûr, sans qu’elles fassent un pli ni qu’elles dépassent plus d’un côté que de l’autre. Des chefs de rang comme Pactot permettaient à leurs commis de s’y exercer subrepticement. Ce n’est pas le Père Hubert qui aurait permis ça au sien. N’ayant qu’un commis sous ses ordres, il se vengeait ainsi de l’injustice du destin qui lui avait interdit de régner sur un personnel plus nombreux. Être commis du Père Hubert, c’était vraiment la fin des haricots. Le vieux crabe gardait pour lui tous les fonds de bouteilles et tous les bons restes. Il vint fureter vers la desserte de Monsieur Hermès. Eh là ! mollo ! Il fallait ouvrir l’œil. Il avait la manie de procéder à de véritables razzias dans les autres rangs. Comme s’il n’en avait jamais eu assez. Il faisait la vie à son commis du matin au soir pour ce sacré matériel. Si on l’avait laissé faire tous les coussins, tous les réchauds, toutes les tables de service, toutes les plus belles fleurs du restaurant auraient finalement filé dans son coin. Quel maniaque ! Il avait un grand visage carré de mirlitaire orné par une mèche de cheveux gris brillantines en forme d’S et par une grande moustache déteinte roulée sur elle-même. Son corps était épais, ventru ; ses jambes légères cependant. Et c’était assez réjouissant de le voir piétiner dans la salle à petits pas vifs. Ça n’empêchait pas Rigal et Schott de l’accabler d’injures, de lui reprocher sa lenteur. Ils étaient terribles avec lui. Ils ne cessaient de se moquer. Tu es trop vieux. Tu vois bien que tu peux plus. Allons, tu ferais mieux de rester chez toi. Le Père Hubert leur lançait un regard terrible et s’en allait en bougonnant lamentablement. On y était habitué dans l’usine. Il sortait de sa bouche un bougonnement perpétuel. Quand on passait près de lui, on pouvait l’entendre entre haut et bas, pestant contre son commis, contre les cuisines, contre les plongeurs, contre la lingerie, contre les frotteurs, contre les Maîtres d’Hôtel aussi bien que contre les clients et en définitive contre tout le genre humain. Une sorte de souffre-douleur pour Rigal et Schott. Ils lui jouaient de mauvais tours. Histoire de flatter son zèle, ils plaçaient automatiquement dans son rang les clients qui arrivaient à la dernière minute ou le choisissaient de préférence pour servir des repas fins en cabinet particulier. Malgré ses airs, il était flatté dans son amour-propre comme un vieux grognard. Pas question de ménager ses forces ni son temps. Mais quelles parties de plaisir pour le commis ! Monsieur Hermès avait connu ça. Que de disputes entre eux ! Qu’est-ce que ça peut vous foutre que cette fourchette soit là et non pas là bon Dieu ? Tais-toi, tu ne sais rien ! Ce que vous êtes vieux jeu, quand même ! Laisse-moi tranquille ! Tiens, va donc me chercher plutôt deux coussins de plus ! Mais vous avez déjà plus que votre compte ! Ça ne te regarde pas ! Fais ce qu’on te commande ! Alors, obtempérant, Monsieur Hermès, à son tour bougonnant : Vieille savate ! Et l’autre : Bon à rien ! Et de nouveau. Monsieur Hermès : Baderne de mes deux ! À quoi le Père Hubert : Fous-moi le camp ! Avantage. Détruit. Avantage. Détruit. Ça n’en finissait pas. Quelle différence avec Pactot !

Près de l’entrée de la salle, autour du buffet, c’était là qu’on plaçait les clients qui descendaient prendre leur petit déjeuner. Monsieur Hermès les détestait particulièrement. Pouvaient donc pas rester dans leurs chambres ? Tous pignoufs et compagnie ! Alors qu’il faisait si bon au plumard le matin ! Ah ! à leur place, il savait bien ce qu’il aurait fait ! Des gens si galetteux ! Et si seulement ils s’étaient contentés d’un simple café au lait, comme lui ! Il leur en fallait des complications. Ils ne pensaient donc qu’à s’en mettre derrière la cravate ? Comme ça, au saut du lit, la plupart d’entre eux se composaient de véritables menus. Savoir s’ils se doutaient du jus amer et du pain rassis qu’on distribuait au réfectoire ? Ils ne s’en souciaient pas. Ils n’en avaient même aucune idée. Sûr, ça les aurait indignés s’ils avaient su. Pas des cœurs de pierre. Bien compartimenté, tout ça ! Pas danger que ça se mélange, les classes ! Laisse pisser, conseillait Pactot. Il n’était pas méchant, Pactot, pas révolté pour deux sous. Ça ne l’écœurait pas tout ça. Il en rigolait doucement. Il y avait longtemps, sans doute, qu’il avait compris. Il était résigné à son sort. Des gros, il en faut, et des petits, disait-il. Des petits comme lui, avec des petits bonheurs qui lui suffisaient. C’était donc ça la sagesse ? Non, Monsieur Hermès ne se sentait pas fait pour ce genre de sagesse-là. Pas du tout décidé à reconnaître le fait accompli. Il préférait se ronger le foie.

Tiens, file-moi ces bons aux cuisines, lui dit gentiment Monsieur Dominique. Il sursauta. C’était bien fait pour lui. Il n’aurait pas dû rester là comme une souche à ruminer ses pensées. Monsieur Dominique l’avait harponné. À un autre, il aurait fait la grimace, à lui il fit un sourire. C’était son pote. Pourtant, il lui en voulait un peu. Il s’était habitué à la compréhension du troisième Maître d’Hôtel. Il aurait voulu qu’elle ne souffrît pas d’exceptions. Tous pour la même table, ces bons. Trois porridges. Le chef soupier allait encore gueuler. Une heure de cuisson. Tu leur diras qu’ils se les foutent au cul, leurs porridges. Oui, bien sûr, c’était la mode aux cuisines de toujours râler. Dans le fond, il les comprenait un peu. Le plus marrant, c’est qu’ils les feraient, les porridges. Et même qu’ils les feraient aussi crémeux qu’ils pourraient. Mauvaises têtes mais consciencieux. On les possédait comme on voulait en les chatouillant au bon endroit. Des œufs frits au bacon. Du thé. Des toasts beurrés. Des flans. Des fruits.

Quand Monsieur Hermès remonta des cuisines, il aperçut Monsieur Dominique en train de parer des pamplemousses au sucre. Il faisait ça sur une table de service, devant les gogos attentifs. Quel chic il avait ce Dominique pour découper les quartiers, pour les détacher de l’écorce sans les écraser. On aurait dit qu’il jonglait avec son couteau. Une vraie parade ! Il allait si vite, il avait des gestes si précis, qu’on ne voyait que la blancheur de ses longues manchettes empesées. Eh ! eh ! certaines clientes devaient trouver qu’il avait de beaux yeux. À une autre table, trois grosses dondons dégustaient à la cuillère des tranches de melon arrosées de porto et saupoudrées de sucre. On aurait dit des chattes lampant du lait. Elles avaient de petits airs extatiques. Ça lui aurait fait du bien de leur botter les fesses. Le Rigal se cassait en deux. Étaient-elles satisfaites ? Elles lui firent des sourires. Mon Dieu, il était si délicieusement galant avec elles. Ces Français ! D’une main experte, il redressa la tige lasse d’un dahlia dans le vase, rétablit l’ordonnance de la nappe d’une pichenette, jeta un œil professionnel sur le bon maintenu par une salière. Quelle était la suite ? Chocolat espagnol et brioches à la crème. D’un claquement de doigt, il alerta Cambrecis le chef de rang. Instantanément son torse s’était redressé, la tête bien en arrière pour mieux dominer malgré son manque de taille, la voix rogue. Ça marche, ces chocolats du 51 ? Il alla lui-même au buffet, y prit un pot en grès de crème d’Isigny, le porta sur la table des trois dondons. Elles semblaient vraiment flattées. Il tendit la main vers Cambrecis qui comprit et lui présenta sa serviette. Il s’y essuya les doigts d’un air efféminé et s’avança vers d’autres tables. Allons, c’était assez pour celle-ci.

Quelle comédie ! pensa Monsieur Hermès. Le Petit Père méprisait et haïssait aussi les clients. Mais lui, il ne le montrait jamais. Fort à faire pour l’égaler ! Il ne savait pas dissimuler sa hargne. Des regards furibonds, une bouche mauvaise, un air sombre… Simpson le reluquait, le sourire goguenard. Bien sûr, il ne pouvait pas comprendre. Tous des ennemis, pour Monsieur Hermès, les clients. Les envoyer tous au diable, si c’était possible. Pourtant, il était leur esclave. Et ça devait lui donner l’air deux fois plus ballot de leur faire la gueule. Eh bien, ils ne perdaient rien pour attendre. Il leur montrerait qui il était. Un jour, il reviendrait dans cette même salle escorté d’hommes importants et de femmes somptueuses. C’était Simpson et les autres qui en feraient une tête ! Rigal et Schott réduits aux courbettes en son honneur. La belle vengeance !

Il reçut un grand coup de fourchette dans les côtes. Aïe ! la brute ! Dites donc, voulez-vous que je vous secoue les puces ? Quand vous aurez fini de dévisager les clients ! Vous n’avez jamais rien vu, non ? Débarrassez-moi le 34. Et au trot. C’était cette vache de Schott qui l’avait surpris. Pactot regarda son commis avec reproche. Oui, Pactot avait raison. Il était le dernier des idiots. Il aurait dû faire attention. Monsieur Schott lui décocha un regard fielleux. Était-il déjà ivre ? Monsieur Hermès lui rendit son regard. À coups de fourchette qu’il y allait, celui-là ! Ce n’était pas la première fois. Il avait le chic, d’ailleurs. Les clients n’y voyaient que du feu. Ah, pouvoir lui bourrer sa sale binette. Mais c’était ça justement qu’il cherchait, l’autre : la bagarre. Il l’aurait fait foutre à la porte, après. Reste tranquille, lui glissa Pactot. Monsieur Hermès commença à débarrasser rageusement le 34. À ce train-là, il allait casser quelque chose. Schott le guettait, silencieux. Fais pas le con, murmura Pactot qui s’était approché intentionnellement de lui.

Levant la tête vers la pendule du hall, Monsieur Hermès s’aperçut qu’il allait être onze heures. Déjà ? Le temps lui avait semblé un peu moins long que d’habitude. La salle d’ailleurs se vidait. Plus que de rares attardés. Les frotteurs passaient un dernier coup de cireuse électrique sur le beau parquet glissant. Monsieur Hermès entendit grommeler le Père Hubert. Il gloussa d’instinct. Le vieux avait mis le pied dans leurs fils et avait trébuché. Mais il y avait un petit sourire dans sa moustache cirée. Il avait dû le faire exprès. Quand il était de bonne humeur, il grognait pour la forme comme s’il avait voulu maintenir sa réputation ou seulement se moquer de lui-même. Après tout, peut-être qu’il n’était pas si dupe de ses colères, le Père Hubert ? Devant leur desserte garnie, Palisseau et Fondant, son commis, avaient le regard éteint des hommes simples et soumis. Ça leur suffisait donc cette petite vie-là ? On était là, n’est-ce pas, pour être à leurs petits soins, aux clients ! Ils payaient pour. Donnant donnant. Comme si un bon pourboire pouvait valoir une heure de liberté perdue ! Très joli de se dorer la pilule, de s’imaginer qu’on serait célèbre un jour, avec son nom dans les journaux, et riche. La Joie du Cœur en lettres grosses comme ça sur les colonnes Moriss. Mais en attendant, il était là.

Tu t’annonces ? lui dit Pactot. La mise en place était terminée. Bon Dieu quelle chaleur ! Il lui semblait que ses semelles étaient de tôle rougie. Il y avait une demi-heure de battement. Monsieur Hermès aurait dû descendre avec les autres au réfectoire. Mais il n’en avait pas le courage. Il n’avait pas faim. Il avait encore son café au lait sur l’estomac. La température lui coupait l’appétit. Et puis, en bas, le repas du personnel était détestable. Mieux valait s’en passer. Il se rattraperait tout à l’heure dans la salle. Il se dirigea vers le vestiaire. Il changerait de col et de plastron et pourrait rester assis un moment. Souvent, c’était pendant ce répit qu’il bavardait avec Monsieur Dominique.

Au début, pardi ! il l’avait fréquenté assidûment, le réfectoire. Maintenant, pas d’histoire ! Une véritable étuve. Contre la chaufferie qu’ils l’avaient installé, ces canailles ! C’était une telle fournaise qu’il fallait s’y mettre torse nu. Et ça n’empêchait pas de transpirer à grosses gouttes. C’était si mal éclairé qu’on ne pouvait même pas y lire un journal. Penser qu’il faisait dehors un si beau soleil et manger là, en plein midi, à la lueur de ces ampoules blafardes ! La salle était étroite, basse de plafond et sale. Le raffut y était perpétuel. Il venait de la plonge des odeurs abominables, écœurantes. Le sol, revêtu d’un carrelage fatigué était recouvert par des traînées de sciure mouillée et souillée. Les murs étaient lépreux ; le mobilier composé de tables massives sur lesquelles des assiettes creuses étaient directement posées. On s’asseyait sur des bancs. Une sorte de cerbère gardait ces lieux infernaux. C’était un homme énorme et brutal, d’une quarantaine d’années, au visage patibulaire. Il accueillait chacun d’un grognement et faisait régner la terreur. Mais il avait ses créatures à qui il distribuait en douce des suppléments venus mystérieusement des cuisines. Pour les autres, le menu était simple et sans variantes. Une vague soupe-rata où trempait un morceau de bouilli, du pain rassis, une demi-canette de bière, un bout de mauvais camembert. On ne pouvait ni réclamer, ni s’attarder. On mangeait au milieu des cris et des disputes. Et on suait tout ce qu’on voulait.

Du moins, au vestiaire, Monsieur Hermès avait la paix. Par la porte entr’ouverte, lui parvenait le brouhaha du hall. Assis sur un tabouret, le dos appuyé à son placard, en bras de chemise, il pensait à l’étrange vie que menaient les clients dans les étages. Une existence dans de la ouate. Savaient même pas ce que c’était que d’avoir un Rigal ou un Schott sur le dos. Il aurait donné deux sous pour les voir en commis, dans la salle, aux prises avec le Petit Père. Peut-être qu’ils auraient déchanté. Peut-être qu’elle leur aurait paru moins belle, la vie. Même pas une fenêtre pour donner un peu d’air dans ce putain de vestiaire. Rigal, Schott, le réfectoire, les clients en commis, les clientes en marmitons… Et que ça saute, là-dedans ! Sa pensée s’engourdissait. Bientôt, il sombra dans une lourde somnolence…

Il en fut tiré par un bruit de voix autour de lui. Maîtres d’Hôtel, chefs de rang et commis bavardaient, qui déjà en tenue, qui en gilet, en grillant une, à petits coups, comme ça, avant de descendre pour le lunch. Pendant ces trêves, les rapports entre supérieurs et inférieurs se modifiaient quelque peu. La familiarité et la bonhomie étaient de règle. À croire que tout se passait tout d’un coup entre égaux. On oubliait de se respecter, de se tenir sur ses gardes. On se taquinait. On se tutoyait. On blaguait. On faisait même semblant d’oublier ses petites animosités. Monsieur Hermès regardait ça d’un air de deux airs. Ça l’horripilait. Et la rancune, alors ? Pas de mémoire, ou quoi ? Dire qu’ils vivaient en si mauvaise intelligence pendant le service ! Jusqu’à ces tartufes de Rigal et de Schott qui copinaient sans façon avec ces commis qu’ils rudoieraient tout à l’heure. Si les commis avaient eu un peu de cœur au ventre, ils auraient gardé leurs distances. On aurait dit, au contraire, que ça les flattait. Pauvres naïfs ! C’était vraiment donner un bâton pour se faire battre. Hein ? Qu’en pensait Monsieur Dominique ? Monsieur Dominique n’en pensait pas grand-chose. Toutefois, il y voyait assez clair. Il savait bien que tout ça c’était de la frime, de la façade, et que ça n’empêchait rien. Après tout, les petits étaient tributaires des gros. Plaire ou ne pas plaire, il n’y avait pas à sortir de là. Le mérite ne suffisait pas. Il fallait savoir faire sa cour. Quand on ne sait pas si on pourra manger le lendemain, on n’a pas beaucoup d’amour-propre.

Monsieur Dominique faisait face à la glace de son placard et lustrait soigneusement ses cheveux. C’était un petit homme vif, au masque romain, brun de peau et de poil, avec des joues bleues de larbin et un long nez fouineur sous lequel grimaçait parfois un sourire trop aimable. Il portait un frac aux pans exagérés et un col cassé, très haut, étranglé par une épaisse cravate noire. Tout cet extérieur lui donnait assez mauvais genre et cataloguait ses prétentions d’élégance. Mais, dans ses gestes, il était d’une dextérité étonnante. Nul ne savait jongler comme lui avec les plats et les assiettes. Nul ne maniait avec une telle insolence, avec un tel flegme, les impressionnants couteaux à découper. Nul ne faisait danser avec plus d’aisance ses mains au bout des éblouissantes manchettes. Les Sud-Américaines nues jusqu’aux reins avaient beau cacher leur admiration utérine sous un air d’indifférence narquoise, elles en bavaient tout de même des ronds de chapeau. Il tenait à la fois du prêtre et de l’illusionniste. Il avait la majesté, l’assurance, la virtuosité. C’était lui qu’on venait chercher pour découper le caneton à l’orange, pour trancher le jambon de Westphalie, pour flamber les bananes. On sentait bien, en le voyant, qu’il prenait grand plaisir à faire ça. Il suffisait de l’observer. Par exemple, avec les crêpes, il était stupéfiant. D’une seule main, avec sa fourchette, il les pliait en quatre dans la petite poêle, d’un mouvement preste. De l’autre, il réglait la flamme du réchaud ou versait le Grand Marnier. Sa fourchette allait et venait au milieu des feux follets bleus, saisissant les crêpes, les retournant, les ordonnant avec élégance. Pourtant, Dominique était le subordonné de Rigal et de Schott. La logique de Monsieur Hermès en était choquée. Des trois, c’était bien Dominique le plus stylé, le plus habile. Mais il n’y avait que deux ans qu’il était Maître d’Hôtel. Encore un bleu dans la catégorie supérieure. Il fallait qu’il marque le pas lui aussi avant de grimper plus haut. D’ailleurs, peut-être qu’il aurait des regrets quand il serait contraint d’abandonner ses couteaux ?

Messieurs, il est l’heure ! Il fallait se harnacher. Fini de rire. Déjà le Petit Père avait disparu. Monsieur Hermès enfila son rondin, réajusta son tablier, fit remuer ses orteils. Ses plantes étaient collées à ses chaussettes par la sueur. Dis donc, comment c’est le Poulet de Grain Bernadotte ? Janicou s’inquiétait. Monsieur Hermès eut une sensation désagréable. Exactement comme lorsqu’un professeur l’interrogeait à l’improviste, au lycée. Il avait encore oublié de potasser le menu. Si Rigal ou Schott le questionnaient, qu’est-ce qu’il allait encore se faire passer ! Et le Tournedos Montespan ? Il séchait. Bien sûr, il était de règle de se renseigner. Au moment du service, on devait connaître les recettes des plats du menu du jour pour satisfaire à l’occasion la curiosité des clients. Palisseau devait savoir. Mais Palisseau les envoya au bain.

Dans la salle, Monsieur Hermès s’approcha de Pactot. Passe-moi un menu. Drôle de liste ! Et à chaque repas, ça changeait. Quels compliqués ces cuistots avec leurs noms à la gomme ! Tu parles d’une imagination ! Mocassins Crécy à la Romaine, Croquettes argentines, Canapés du Périgord au kirsch, Macédoine pochée à la Scandinave, Brochettes Henri IV, Salmis tartare Chantilly, Cuissot badois, Parmentier Macaire, Ris glacés demi-deuil, Rosette de Milan, Suprême Dieppoise. Des tartines comme ça à n’en plus finir. De vrais rébus ! Le point d’honneur du Gros Bonnet. Allons ! Ce n’est plus le moment de lire le menu, glapissait Monsieur Rigal. D’un doigt dégoûté il inspectait la rainure d’un dossier de fauteuil. S’il y trouvait de la poussière, ça n’allait pas être fini. Vivement que les premiers clients arrivent. Ça détournerait son attention. Il s’avancerait au-devant d’eux de sa démarche claudicante, le nez en l’air, guettant un regard, prêt à se casser en deux, un sourire convenu au coin des lèvres. Deux couverts ? Par ici, Madame ! Un geste large du bras. Il les précéderait rapidement, les collerait à une petite table. Sa façon professionnelle de préparer les sièges, d’alerter le chef de rang. Des menus ! À demi penché, le bloc à la main, il indiquerait du bout de son crayon ce qu’il se permettait de conseiller. Parfaitement, Monsieur ! Notre Crème Bergère est excellente. Le Fricandeau ? C’est notre plat du jour. Madame aussi ? Nous disons donc deux Fricandeaux. Garniture ? Oseille ou Champignons au choix. Bien, Madame ! Et deux Meringues aux Abricots. Je vais vous envoyer le sommelier. Il griffonnerait fébrilement son bon comme s’il n’avait vraiment pas de temps à perdre et le jetterait sur la table avec ses doubles. Au commis : Du beurre, tout de suite ! Voyez, Monsieur Dominique, pour une langouste ! Et pirouettant, il enfouirait son bloc dans une des basques de son habit, en se donnant l’air affairé et soucieux. Pantin d’opérette, va ! De quoi se taper le derrière par terre !