Chapitre 3 — III
Vers le milieu de l’après-midi, Monsieur Hermès, ayant repris son apparence petite-bourgeoise et anonyme, franchit la porte de service de l’Hôtel et revit le jour sur Paris. Dans la rue Saint-Lazare des cars découverts s’emplissaient pour Colombes. Ça devait être la finale du 400, aujourd’hui. Monsieur Hermès envia les heureux qui allaient voir ça. Dans les cars, c’était plein de blouses claires, de chapeaux de paille. L’asphalte brûlait. Les agents avaient mis leurs couvre-nuques. À la sortie du métro un camelot vendait des lunettes fumées. Un instant, Monsieur Hermès s’imagina là-bas, à l’intérieur du stade olympique. Mais non, il n’aurait pas le temps. Il fallait qu’il soit de retour à l’Hôtel à cinq heures. Une balayeuse lui passa devant le nez, puis une arroseuse. Leur tintamarre avait quelque chose d’allègre. L’eau ruisselait sur les pavés de bois. Se déchausser, y patauger, les pieds nus. Les passants le prendraient pour un original. Savoir si on l’arrêterait ? Il était ébloui par la clarté. Depuis ce matin qu’il vivait sous les lampes ! Même dans le restaurant il régnait une lumière d’aquarium. Ça venait de cette haute verrière en forme de coupole. Qu’il fasse sombre ou soleil au-dehors, on ne s’en apercevait pas quand on était là-dedans.
Ça valait le coup tout de même maintenant, de se balader au milieu de cette agitation. Une file d’hommes-sandwiches déambulait. À la Petite Marmite. Repas à prix fixe, Déjeuners et Dîners. Orchestre. Le Moulin Rouge. Mistinguett. Paris en folie. High Life Tailor. Complets sur mesure à partir de. À la terrasse de Scossa, des provinciaux étaient aux prises avec un marchand de lacets. Des taxis passaient, rouges et noirs, découverts, avec du beau linge sur les banquettes. Colombes, aller retour ! gueulaient les racoleurs des cars, dans leur porte-voix. Colombes aller retour, dix-francs ! La tentation ! Avant-hier, en quart de finale, Imbach, le Suisse, avait battu le record du monde. 48 secondes juste. Le record allait-il être de nouveau battu aujourd’hui ? Matrousse et son commis Dangeau, deux Parigots, qui étaient de sortie, avaient dit qu’ils iraient voir ça. Dommage que le Suédois Engdahl se soit fait cogner en quart de finale. Monsieur Hermès en avait fait son favori. Il avait un faible pour tout ce qui était scandinave. Peut-être parce qu’on lui avait dit quelquefois qu’il avait le genre nordique. En finale, il y aurait les deux Américains Fitch et Taylor. Dans sa demi-finale, hier, Fitch avait battu le record d’Imbach. 47 secondes 4/5e ! Il avait dû y avoir une de ces gueulantes dans les tribunes ! Mais, dans L’auto, on disait qu’Imbach serait fatigué par son effort.
Machinalement, Monsieur Hermès prit l’AI. C’était devenu une habitude. Il descendait place du Théâtre-Français et s’attablait à la terrasse de la Régence. Ainsi tous les jours, il faisait trop chaud pour marcher. Surtout avec ses pieds ! Et puis ça lui aurait fait perdre du temps. Malgré l’affluence, il s’assit en seconde, dans le sens de la marche, la petite serviette de mauvaise moleskine contenant le manuscrit de La Joie du Cœur sur les genoux, sa canne entre les cuisses. Il connaissait le trajet par cœur. Rue de Rome, boulevard Haussmann, rue Auber, avenue de l’Opéra. Dans le sens de la marche, il y voyait beaucoup mieux. Ainsi, il tournerait le dos aux dames ou aux vieillards qui, après chaque arrêt, pouvaient s’avancer entre les banquettes, mendiant une place assise du regard. Monsieur Hermès ne se prenait pas pour un mufle, cependant. Il était même chevaleresque, dans un certain sens. Le plus souvent, il restait sur la plate-forme. Il savait que lorsqu’il lui arrivait de s’asseoir il avait les plus grandes difficultés à vaincre pour céder sa place. Ça le gênait de faire assaut de politesse, de parler à des inconnus. Il avait horreur de se faire remarquer. Fût-ce en bien ! Pourquoi s’asseoir, si c’était pour se lever deux minutes après ? Du chiqué, ni plus ni moins. Autant la plate-forme tout de suite. Mais, cet après-midi, il était éreinté et ne pouvait plus tenir sur ses jambes. Il ne se lèverait pour rien au monde. C’était décidé. Et, lâchement, il restait le visage obstinément collé à la glace, ignorant de parti pris tout ce qui pouvait se passer à l’intérieur de l’autobus.
Sur les trottoirs, c’était un défilé fébrile et massif de passants. Il y en avait tellement qu’ils finissaient par se confondre entre eux. Une fourmilière sous un talon de botte. En voilà que la chaleur n’arrêtait pas ! Sachant tous où ils allaient, visiblement. Dans tous les sens. Refermés sur eux-mêmes. Absents, et sans se télescoper, pourtant. D’où sortaient-ils, tous ? Ça finissait par brouiller les yeux, par faire tourner la tête. Place de l’Opéra, le Métro en vomissait de véritables chapelets. Le boulevard des Capucines et le boulevard des Italiens, sous leurs frondaisons poussiéreuses, en étaient noirs. Mais l’avenue de l’Opéra scintillait durement en plein soleil. Comment communiquer avec cette foule ? Tant de gens qu’il aurait pu connaître ! Qu’il aurait peut-être été amusant de connaître ! Tant de destins inconnus ! Savoir ce qu’il y avait dans tous ces crânes ? En ouvrir quelques-uns au hasard. Les apparences sont souvent trompeuses. Savoir où se dirigeaient tant de pas ? Que d’eau ! Que d’eau ! comme disait Mac-Mahon. C’était parfois désagréable et presque intolérable. Passer si près de tous ces gens et rester étranger à leurs préoccupations. Leurs mouvements semblaient pleins de réalité. Et rien de plus réel, sans doute, que les buts qu’ils cherchaient à atteindre. Et, cependant, tout cela restait parfaitement insondable. Eux, sur leurs trottoirs et lui, dans son autobus. Emportés inexorablement. Même pas eu le temps de se dévisager. Comme des somnambules, se dit-il. Vivre ? Les autres, qu’entendaient-ils par là ? Comment pouvait-on dire qu’on vivait ? Pour vivre, il aurait fallu pouvoir, en toute occasion, participer à l’existence d’autrui. Arrêt. Là, à deux mètres, une fille souriait à un garçon. La glace l’empêchait d’entendre ce qu’ils se disaient. Un déplacement de la foule la déroba à sa vue. Monsieur Hermès se sentit légèrement frôlé. Une jeune femme s’était assise en face de lui. Stupidement, il rougit. Pourquoi avait-elle posé ses yeux sur lui ? Il sortit L’Auto de sa poche et se retrancha derrière. C’était L’Auto de ce matin qu’il n’avait pas encore eu le temps de lire. Elle remua pour chercher de la monnaie dans son sac. Un parfum caressa ses narines. Elle avait de jolies mains. Il voulut fixer ses yeux sur ses jambes mais quelque chose l’en empêcha. La jeune femme le regardait. Allait-elle lui parler ? Peu probable. Il souhaita d’ailleurs qu’elle se taise. Il ne saurait pas dominer sa confusion. J’ai fait une touche, aurait dit Palisseau. Ils étaient marrants ! Dès qu’une femme jetait les yeux sur eux, ça y était : ils avaient fait une touche. Du vent ! Toutefois, lui, il tombait dans l’excès contraire. Il devait le reconnaître : il n’était pas assez culotté. Don Juan, Casanova, le beau Brummell… Ceux-là ! Pactot avait raison : il n’était qu’un petit joueur de province. Elle avait de grands yeux noirs. Le soleil jouait à travers le tulle de son chapeau. Ça la faisait cligner et sourire. Il ne sut pas pourquoi, mais il lui vint à l’esprit que sa bouche ressemblait à celle de la Marie Stuart du Malet. Jusqu’où allait-elle ? Attendre qu’elle descende pour la suivre ? Non, il avait horreur de ces accrochages dans la rue. Il avait essayé une ou deux fois. Ça n’avait pas marché. Il se troublait tout de suite, ne trouvait plus ses mots. Il ne fallait pas avoir l’air de courir après les femmes. En tout, d’ailleurs, ne pas forcer la main au destin. C’était son principe.
Place du Théâtre-Français, il descendit. Toujours les petites vieilles qui faisaient la queue sous les arcades pour les places de parterre, assises sur des pliants, caquetant et tricotant. Des mordues ! Des pures ! C’était pas à Portville qu’on aurait vu ça. Des badauds devant l’étalage de la Librairie Stock. Buddy lui avait conseillé de lire Le Rappel à l’Ordre de Jean Cocteau. Ça l’avait un peu assis. À quoi ça rimait, ce genre de littérature ? Pourtant Buddy en faisait grand cas. Drôlement intelligent, Buddy ! S’il allait au Rohan ou à l’Univers, pour changer un peu ? Avoir beaucoup de livres, se faire une belle biblio. Il faudrait de l’argent. En se privant sur ses sorties il pourrait peut-être en acheter un par semaine. Il n’en manquait pas qui le tentaient, depuis qu’il avait lu Arènes Sanglantes, Les Quatre Cavaliers de l’Apocalypse, Mare Nostrum, La Tentatrice… Savoir ce que Buddy pensait de Blasco Ibañez ? Mais alors, plus de théâtre ! Et ça, il ne voulait pas s’en passer. Non, au Rohan, il se sentait un peu trop en marge. C’était triste. Les garçons étaient endormis. C’était bon pour les vieilles Anglaises. À l’Univers, c’était trop bruyant, trop bousculé. Il ne pouvait pas y travailler tranquillement. Il est vrai qu’il ne toucherait sans doute pas beaucoup à son manuscrit. Il faisait trop chaud. Surtout s’il se laissait séduire par la terrasse. Le va-et-vient des passants l’engourdirait. D’ailleurs, ce n’était pas déplaisant. Se reposer pendant que les autres travaillaient, c’était encore la meilleure façon de jouir de la vie. Quel quartier séduisant ! Dire que Pactot passait ses après-midi sur les grands boulevards ! Comment pouvait-on aimer les grands boulevards ? Le bruit, la cohue, la poussière, les odeurs de sueur. Ici, au contraire, un sentiment de repos, de détente. Les femmes qui passaient étaient en général élégantes. Cette terrasse était fort bien exposée. Ça reposait la vue d’être au fond de cette grande nappe d’ombre. Une mendiante à visage de vieille courtisane, une frileuse sur les cheveux, des mitaines aux doigts, le corps perdu sous d’épais cotillons déguenillés, proposait des fleurs. C’était une chance qu’il se soit assis au deuxième rang, juste contre la devanture. Elle n’oserait pas s’avancer jusqu’à lui. Si encore les fleurs avaient été fraîches ! Elles étaient toutes les mêmes. Achetez-moi mes jolies roses. Prenez-moi mes œillets. Ça vous portera bonheur. Étrennez-moi, mon bon monsieur. Pour votre dame ! Les garces ! Des fleurs à moitié pourries, qu’elles ramassaient dans les caniveaux du marché Saint-Honoré. Tout à l’heure ce serait l’aveugle et son violon, suivi par ce type en costume de zouave, qui n’avait plus de bras et vendait sa photo sur carte postale. Ça devait leur rapporter, dans le fond. Une sorte de petit commerce. Ça l’amuserait de savoir où ils créchaient. Une Cour des Miracles. Est-ce que ça existait encore ? Elle était répugnante à regarder cette vieille maquerelle. Peut-être qu’elle avait été belle et courtisée autrefois ? Rien à dire, la bière était fraîche. Il allongea les jambes béatement. C’était bon la liberté, le repos. Ne plus rien foutre. Ses lèvres dans la mousse, sur le rebord froid du demi. La sensation de la bière glacée dans la gorge. Pour se donner une contenance, il avait tiré La Joie du Cœur de sa serviette et l’avait ouverte sur le guéridon. Non, il n’y écrirait rien, aujourd’hui. Mais les gens verraient qu’il avait l’air occupé. En passant, ou en s’asseyant aux tables voisines, s’ils avaient de bons yeux, ils pourraient se rendre compte que c’était une pièce de théâtre. Ça se détache bien les répliques, sur le papier blanc. Être pris pour un auteur dramatique. Tiens, qui est-ce ? Il me semble que j’ai vu cette tête-là quelque part. En aurait-il autant de satisfaction quand il en serait vraiment un ? Il se cala plus confortablement au fond de son fauteuil, jusqu’à ce qu’il se sente tout à fait à l’aise dans son linge, et se disposa à tuer, minute par minute le temps qu’il avait devant lui. Si le métier n’était pas si dur, ça vaudrait le coup de vivre ainsi à Paris, sans tutelle, loin de ses vieux. Il se débrouillerait fort bien sans eux. Rien de commun en lui avec leurs goûts. Était-il leur fils, seulement ? Il s’était toujours posé la question. À supposer que ses parents véritables l’eussent confié à son insu à Monsieur Papa et à Madame Mère ? Un enfant adopté, voilà ce qu’il était sans doute. Il devait bien y avoir quelque chose comme ça. C’était pas naturel qu’il ait des sentiments si tièdes à leur égard. Irait-il seulement les voir à Portville, quand il aurait son congé annuel ? Pourtant il aimait bien aussi la vie à Portville, avec tous les copains. Buddy, Paolo, Cro-Magnon, Jojo Légende, Bertrand Radouillat, que lui, Monsieur Hermès, n’appelait plus que Roudoudou, surnom qui lui était resté, sans oublier Viardot, Maisonvieille, tous ceux du Rugby-Club, tous les anciens du Lycée. Les veinards ! Ils poursuivaient tranquillement leurs études à l’Université. Ils faisaient du sport, allaient au dancing le samedi et le dimanche, se donnaient rendez-vous à la Taverne Anglaise, faisaient la bringue au Colibri et couchaient avec leurs petites amies. Il les revoyait toutes Alice (Alèce, passe-mè ma pèpe et mé donne un baisai, comme disait ce farceur de Cro-Magnon), Impéria au visage marmoréen, Coralie toute en rondeurs, haute comme une botte, Marthe aux seins noirs, Marcelle la chèvre, la môme Crocodile, si jolie et qui n’avait qu’un sein, mais combien ferme ! la belle Armandine qui venait d’épouser un vieux comte, Régine qui était si fière de sa blondeur vénitienne et jusqu’à Bec d’Ombrelle qui putassait un peu trop. Une bouffée d’émotion empourpra le visage de Monsieur Hermès. Malgré la hantise des exams, il y avait tout de même eu de sacrés bons moments ! Malgré les tiraillements avec les vieux, malgré cette façon qu’ils avaient de l’espionner. Pour le 14 Juillet, il avait dû y avoir la Corrida de la Presse. Cette année, il ne serait pas là pour faire le compte rendu dans l’Estello. Elle aurait été brève sa carrière de revistero ! C’était tout de même là où il avait écrit pour la première fois. Revoir les copains ! En cette saison, ils devaient être dispersés un peu partout, à la campagne, au bord de la mer. Pour la deuxième fois de la journée, il eut la vision de la grande conche de Royan. Le square Botton avec ses peintres de fougères et de fleurs, ses marchands de dentelles, la statue de Camille Pelletan, le petit port plein de vase à marée basse, de la vase qui sentait si bon, et les quais pleins de poissons frétillants, la boîte à Lyjo, le Café des Bains et son jazz (un Pélican… C’est mon homme…), le Billard Japonais, le truc pour faire les 2 000 sous l’œil même de la patronne, la baraque éclatante de lumière devant laquelle on s’écrasait pour voir faire les berlingots, le petit tortillard crachotant, tous rideaux au vent, Foncillon, les concerts classiques de Marcel Darrieux, le soir, le jeu de la puce sur la plage au sable glacé avec toute la bande, les rires fragiles des jeunes filles, les gages, les baisers, et puis, le lendemain, les promenades en bicyclette, les gaufres de Pontaillac, la dune de la Grande Côte, Phi-Phi et Dédé au Casino, les combats de boxe aux Arènes de Vallières, et, l’année précédente, le flirt avec Nita Brett, quand il avait eu son zona et qu’il n’avait pu se baigner une seule fois…
Monsieur Hermès laissait sa rêvasserie flotter à l’extrémité de son regard. Il se passa l’index dans l’oreille, en gratta les parois et sentit sous son ongle une matière sirupeuse qu’il essuya sur sa jambe de pantalon. Là-bas, à cinquante mètres, l’avenue de l’Opéra, comme un trou d’égout, déversait, par hoquets, sa marée de véhicules et de piétons, puis, l’instant d’après, ou parfois simultanément, l’absorbait. Il se souvenait d’une promenade qu’il avait faite au printemps passé, en fiacre, avec Nita Brett, quand elle était venue danser au Grand Théâtre de Portville. Victor Hugo était son poète préféré. Le cocher les avait emmenés dans le vallon de Gournay. La forêt sentait bon. Des tapis de primevères, de violettes sauvages, partout. La terre encore humide des fourrés. Le bruit calme des sabots du cheval dans le silence. La première chaleur. Nita lui avait récité des vers des Feuilles d’Automne. Lorsque l’enfant paraît… Il l’écoutait, un peu ébloui, ne sachant que faire de ses mains, passant sa langue sur ses lèvres parce qu’il avait soif et qu’il avait peur de paraître inconvenant en lui demandant de s’arrêter pour prendre une limonade dans la guinguette de Gournay. Ce qu’elle avait dû le trouver bête !… Il sourit quand même à l’image de ce passé, le regard ardent. Sûrement, cette dame, qui passait, avait dû prendre ça pour une invite insolente. Monsieur Hermès la vit cambrer la tête, choquée, et s’éloigner rapidement. Il haussa les épaules. Au diable !
Le ciel était si bleu qu’on ne se lassait pas de le regarder. Il y avait quelque chose de rassurant dans ce bleu et dans ce vert lumineux et tendre de la cime des arbres. Là-haut, plus de poussière. Là-haut, les feuilles étaient lisses, luisantes, comme lavées, enfin vivantes. À leur niveau, les stores livides d’un deuxième étage faisaient contraste. Il devait y avoir aussi des gens qui vivaient derrière ces stores. Nita disait qu’elle n’aimait pas les villes parce que, malgré les jardins et les parcs, rien ne lui y rappelait plus la campagne. Pourtant, lui, il avait suffi de ce vert des arbres pour qu’il y pense. Mais ces gens qui passaient là, ils n’avaient vraiment pas l’air d’y penser. Son regard passait d’une silhouette à une autre. Toutes ces femmes, d’où sortaient-elles ? Elles défilaient devant lui comme sur le plateau d’un théâtre. Un vrai défilé de modèles. Eh oui, sans en avoir l’air, là à sa terrasse, il faisait son petit caïd. Comme si toutes ces femmes inconnues avaient fait partie d’un harem qui lui aurait appartenu. Une femme, à soi ? Pourquoi ? N’avait-il pas ainsi toutes celles qu’il pouvait désirer ? Et parmi les plus imprévisibles ? Pas si bêtes les musulmans qui claustrent leurs épouses ! Par combien de regards ces passantes avaient-elles déjà été déshabillées ? Que de maîtresses fidèles, que d’épouses sérieuses, que de jeunes filles sages s’offraient ainsi, sans le savoir, aux regards des hommes ! Peut-être qu’elles n’en étaient pas si inconscientes ? Certaines avaient l’air vraiment gêné, quand on insistait. Était-ce de la frime ?
Ses yeux semblèrent soudain fascinés. Hum ! Particulièrement ravissante celle-ci ! Pourquoi marchait-elle si vite ? Comment pouvait-on avoir les jambes si bien modelées ? Un homme et une femme couchent ensemble, et puis voilà, il en sort cette statue admirable ! S’il avait été de l’autre côté de la place, à cause du soleil, il aurait pu la voir toute en transparence. Elle avait une robe si légère !… Ses seins saillaient. Elle avançait si hardiment qu’on aurait dit qu’un vent malin la dévoilait. Elle disparut. Mais elle continuait à flotter, dans le regard, maintenant vide, de Monsieur Hermès. Il s’imagina réglant en vitesse sa consommation et se levant pour la suivre. Il la rejoindrait sous les arcades de la rue de Rivoli. Son impatience, à cause des passants qui la lui cacheraient de temps en temps. Savoir suivre une femme avec discrétion. Elle ne s’arrêterait évidemment pas devant les vitrines des bijouteries. Pas pour elle, cette pacotille ! Elle irait d’un pas souple, sur ses hauts talons. Elle sauterait vivement les trottoirs. Peut-être aurait-elle senti malgré tout qu’elle était suivie ! Il devrait allonger le pas. Entre chaque pilier, ses cheveux blonds sembleraient attirer les rayons du soleil. Puis, tout aussitôt, l’ombre éteindrait toute cette lumière dansante. Du moins, aurait-il voulu entrevoir son visage. Il ne se souvenait pas bien de son visage. Il fit effort. En vain. S’il insistait, il allait se réveiller de son rêve, remonter à la surface de sa vie réelle. Eh bien oui, pourquoi ne lui donnerait-il pas le visage de Madeleine Soria ? Pour lui, c’était la plus belle actrice de Paris. Il en était même vaguement amoureux. Vaguement, parce qu’il ne savait pas du tout comment il aurait pu l’approcher. Parbleu, si ç’avait été une personne tant soit peu approchable, il est probable que sa passion aurait pris des proportions inquiétantes. Il gardait encore dans l’oreille le son de la voix qu’elle avait au théâtre, dans les scènes pathétiques. Maintenant que la jolie passante n’était plus sous ses yeux, rien ne l’empêchait plus de supposer que c’était justement Madeleine Soria qu’il suivait. Il allait l’aborder, lui parler. Rien de plus facile. Enfantin ! Les passants qui le verraient tenter l’accrochage ? Mais les passants ne comptaient pas. D’ailleurs, profitant d’un arrêt de la circulation, elle traverserait la chaussée et piquerait vers les Tuileries. Beaucoup mieux, pour une rencontre, les Tuileries ! Il franchirait les grilles du jardin derrière elle.
C’était comme si elle l’avait conduit par un fil invisible vers un lieu déterminé. Pas de doute, il n’était jamais venu dans cette allée. Elle s’allongeait interminablement sous une haute frondaison. Au loin, des enfants jouaient au cerceau sur un fond de jets d’eau. Un banc, sous un arbre gigantesque. Ils y prenaient place. Il allait falloir parler. Il n’arrivait pas à mettre un nom sur cet arbre. Un tilleul, un chêne, un marronnier ? Ça le chiffonnait. Parce qu’il était d’un naturel précis. Par quels mots commencer ? Ce n’était pas le moment de rester coi. Le rêve se brouillait un peu. L’inconnue levait vers lui le visage de Madeleine Soria. Mais en même temps, il lui semblait qu’elle ressemblait à la jeune voyageuse de l’autobus. Voyons, comment allait-il s’y prendre ? Ses deux mains étaient prises. Son chapeau, sa canne ridicule d’un côté, sa serviette de l’autre. Pas idée de s’encombrer de tout ça pour faire une déclaration. Les jeunes premiers, au théâtre, étaient plus malins. Ils s’amenaient les mains vides. Au moins, comme ça, ils pouvaient prendre la jeune première dans leurs bras. Mauvais si l’inconnue lui éclatait de rire au nez à cause de ça !
Deux consommateurs vinrent s’attabler à côté de Monsieur Hermès. L’un d’eux, d’un faux mouvement, fit tomber sa canne. Quand on parle du loup… Oh, pardon, Monsieur ! Il n’y a pas de quoi, Monsieur ! L’autre saluait en soulevant son gros derrière. Ça valait bien un sourire. Du coup, l’inconnue des Tuileries s’évanouit. Monsieur Hermès s’ébroua, but une gorgée de bière. La dernière. C’était le fond. Déjà un peu tiède. Il aurait dû faire cul sec tout à l’heure. Il feuilleta son manuscrit. Pourquoi n’y transposerait-il pas son aventure manquée avec Nita Brett ? C’était doux d’aimer, même sans espoir, et de souffrir. Chaque fois qu’il pensait à elle, il ne pouvait s’empêcher d’être ému. C’était une émotion qui lui faisait du bien. Ah ! ce n’était qu’un rêve d’amour…, fredonna-t-il. Ça fit monter des larmes à ses yeux, de regret et d’amertume. Il remua les pieds. L’ankylose de l’immobilité était plus douloureuse encore que la marche. Il ferma la bouche, étouffant une imprécation. Le garçon s’approcha. Un deuxième demi pour Monsieur ? Mais non, il n’avait rien demandé. En voilà des façons ! Le garçon s’excusa avec naturel, enleva le verre humide et passa la serpillière sur le marbre. Ça fit un dessin humide qui s’effaça lentement.
Les voisins immédiats de Monsieur Hermès parlaient à voix basse. Sans doute des choses de grosse conséquence… C’étaient deux quinquagénaires replets, l’un noiraud et congestionné, l’autre à poil roux et à chair blanche, suants, et, semblait-il, impatients de suer davantage tant ils mettaient d’ardeur à avaler demis sur demis. Monsieur Hermès tendit l’oreille. Le noiraud fronçait des sourcils broussailleux. Le roux avait l’air d’un lion débonnaire, mais négligé. Alors, vous me faites deux tonnes pour la semaine prochaine ? Trois si je peux. Et livrables chez moi, bien entendu ! Vous me facturerez le cinq pour cent de remise à part. J’avais pensé vous faire un relevé à la fin du mois, mais si vous préférez… Écœuré, Monsieur Hermès détourna son attention. C’était effrayant cette intensité avec laquelle toute une partie de l’humanité réussissait à lui donner un sentiment exaltant de la vie, tandis que toute une autre partie lui en donnait un sentiment si déprimant. Il aurait voulu posséder une plus grande disponibilité vis-à-vis des êtres. C’était sans doute ça qui rendait son humeur si capricieuse. Refuser l’existence à autrui, se sentir constamment pénétré de la laideur ou de l’irréalité morbide de tout ce qui vous entourait, ça pouvait être aussi nécessaire à certains que l’était, pour d’autres, la recherche du magique et de la perfection. Mais, lui, il était toujours partagé entre ces deux tendances. Le cul entre deux chaises.
Ne devrait-il pas voir un pédicure pour ses pieds ? Heureusement, demain, il était de sortie. Il pourrait se reposer. Ça lui rappela qu’il devait déjeuner avec Tonton Nicolas, le frère de Madame Mère. En voilà un qui n’avait pas la fièvre, Tonton Nicolas ! Il se plaisait bien avec lui. Il faudrait qu’il le quitte assez tôt s’il voulait aller à Colombes. À trois heures, ça commençait. Oui, mais il n’avait pas loué de place. Il prendrait une tribune de marathon. Il aurait bien demandé à Pactot de l’accompagner. Mais Pactot se foutait des Jeux Olympiques. Il préférait les gonzesses. Ça me fait de la société, disait-il. Peuh ! Dans un sens, il préférait encore sa solitude, bien que ce ne fût pas toujours drôle. Jamais personne à qui faire partager ses émotions. On pensait beaucoup trop à soi. On finissait par attacher une importance excessive aux regards, pourtant indifférents, que les autres pouvaient jeter sur vous.
Les heures de liberté de Monsieur Hermès étaient presque toujours comme autant de déserts qu’il ne savait comment traverser. De Portville, il ne lui restait que deux copains de lycée : Constant Fragonard, qui était venu faire sa médecine à Paris, et Félix Sanslesou, qui suivait des cours à l’École des Sciences Politiques. Il ne pouvait pas non plus compter sur eux pour Colombes. Félix Sanslesou n’avait jamais su de sa vie ce qu’était un stade ou une piscine. Quant à Constant, depuis qu’il avait renoncé au rugby, c’était comme si le sport n’avait plus existé pour lui. On ne pouvait pas courir deux lièvres à la fois. À son arrivée à Paris, il était entré comme pianiste à Eton Tea. Ça chagrinait Monsieur Hermès de songer que les liens de l’amitié étaient si fragiles. Copains comme cochons pendant des années, puis, tout d’un coup… C’était toujours lui qui était obligé de relancer Constant au Quartier Latin. Constant ne faisait pas un pas vers lui. Félix Sanslesou, au contraire, aurait été plutôt collant. Mais il n’était pas très sympa. Un peu figé, avec sa figure de séminariste manqué. Et pas offrant ! Y avait-il des femmes dans leur vie ? Les femmes, c’étaient bien là la grosse question ! Paolo et Cro-Magnon prétendaient qu’ils avaient perdu leur pucelage à quatorze ans. Pour Monsieur Hermès, la liste de ses aventures était facile à faire. Il avait neuf ans quand Jeanne, sa petite amie d’alors, lui avait révélé comment les enfants se faisaient et venaient au monde. Non, sans blague ! Tu es sûre ? Mais alors, comment expliques-tu que… À douze ans, il avait joué avec une petite réfugiée belge, pendant la Grande Guerre. Il la prenait sur ses genoux et se sentait tout chose. Un jour, elle lui avait montré toute sa boutique après avoir ôté son pantalon. Un pantalon d’une blancheur éblouissante, il se souvenait très bien. Ça l’avait terriblement déconcerté de voir ça dans tout ce blanc. C’était à peine s’il avait osé regarder. Peu après, leurs parents leur avaient interdit de se voir. Sans doute qu’on avait dû s’apercevoir de la malignité avec laquelle ils cherchaient à rester seuls dans une pièce. Intrigué, il avait réussi à entraîner à la cave une petite locataire, une enfant de trois ans. Histoire d’aller tirer du vin à la barrique pour midi. Il l’avait doucement déshabillée et, cette fois, avait regardé à son aise. Mais ça l’avait plutôt déçu. Ça n’avait ni forme, ni signification. La petite n’avait fait aucune résistance. Cependant, Monsieur Hermès en était sûr, elle avait dû tout rapporter à sa maman. Il s’en était rendu compte à l’attitude qu’on avait eue ensuite avec lui. Je te défends de jouer avec ce garnement, qu’elle disait à sa mioche, la maman. Bon, il n’avait pas insisté. À quatorze ans, en troisième, ça avait commencé à le tracasser pour de bon. Il était tombé amoureux d’une lycéenne. Une blonde au visage langoureux, aux jambes fortes, toujours gainées de bas de soie blancs et portant des robes d’un court ! Pendant des mois, il avait osé seulement la regarder quand il la croisait. Rien que de savoir qu’il allait la rencontrer, ça le bouleversait, il était comme ça. Un après-midi de mai, à quatre heures, à la sortie des cours, il l’avait longuement suivie, dans des rues mortes, bordées de hauts murs de couvents, et l’avait finalement abordée, la colique au ventre. Mademoiselle, j’aurais quelque chose à vous dire. Il avait débité tant bien que mal sa déclaration depuis si longtemps préparée. Ça sortait mal. Ses mains étaient poisseuses de sueur. Il les essuyait à son mouchoir tout en parlant. Et il avait une de ces soifs… C’était donc ça l’émotion de l’amour ? Après tout, elle l’avait écouté plutôt poliment. Sans se moquer. Mais, tout de même, avec un petit air de refus. Et, à la fin, elle l’avait éconduit avec fermeté, comme si vraiment elle avait jugé cet abordage du plus mauvais goût. J’approche de chez moi, maintenant. Allez-vous-en ! Non, c’est inutile, Monsieur. Non, je ne tiens pas à ce que vous m’accompagniez de nouveau. Oh ! elle n’était pas troublée, elle. Et qui sait pourtant ? Il aurait peut-être fallu insister. C’était leur habitude, aux filles, de faire des manières, de se faire prier, de repousser d’abord ce qui les attire. Mais il n’était pas de ceux qui insistent. Il n’aurait pas su d’abord. Dans ces cas-là, il prenait tout ce qu’on lui disait pour argent comptant. Les apparences suffisaient à le désarçonner. Il avait horreur d’importuner les gens. Dès qu’il se persuadait qu’il ne plaisait pas, il perdait tous ses moyens. Et ça, pas seulement avec les femmes. Bref, il l’avait quittée comme un péteux. Il en fut longtemps tout honteux et pensa qu’elle avait dû se moquer de lui, sans charité, avec ses copines. Par la suite, il n’osa plus la regarder qu’à la dérobée quand il la croisait. Mais elle ne semblait même plus le voir. Plus hautaine et plus indifférente que jamais. Ça l’avait rendu malheureux. Et, petit à petit, ça s’était estompé. Mais, à seize ans, il avait pris un peu plus d’aplomb. L’exemple des copains, sans doute. Ça s’était passé pendant un séjour qu’il avait fait à la campagne, chez Cro-Magnon, son meilleur ami de lycée, à Nindray, sur les bords de la rivière, pendant les grandes vacances. Cro-Magnon était interne. Tout le long de l’année scolaire, Monsieur Papa lui servait de correspondant et ainsi les deux garçons passaient ensemble leur jeudi et leur dimanche. (Du moins quand Cro-Magnon n’était pas puni. Intelligent, mais dissipé, disaient de lui les profs. Total, la moitié du temps en colle. Et pourtant, il avait un amour effréné de la liberté. Quand il était à la maison, chez Monsieur Hermès, plus moyen de le faire rentrer. Voulait toujours attendre la dernière minute. Insatiable. D’une vitalité extraordinaire. Friand de jeux de toutes sortes. Oh, encore une petite partie, suppliait-il, rien qu’une, la dernière. Si bien qu’il arrivait en retard et qu’il était coincé pour le dimanche suivant.) Mais l’été, chez lui, il se rattrapait. Il était au mieux avec toutes les filles. Loin de ses parents, encouragé par l’exemple de son camarade, Monsieur Hermès s’était dégelé. Il en avait remarqué une. Particulièrement. Elle s’appelait Françoise. Celle-là, il aurait vraiment pu coucher avec. Pourquoi est-ce que ça ne s’était pas fait ? C’était la fille d’une petite couturière de Nindray. Du même âge que lui. Cro-Magnon lui avait dit : Je vais te la faire connaître. Elle a le béguin pour toi. Après, tu te débrouilleras. Ça s’était fait tout seul. Ils l’avaient accostée sur un banc du petit jardin public. Elle était là, faisant semblant de s’occuper de son petit neveu : un bébé. Après les présentations, Cro-Magnon s’était éclipsé. Il avait à fricoter ailleurs et il ne voulait pas gêner Monsieur Hermès. Jamais Monsieur Hermès n’avait autant bandé de sa vie. Assis à côté de Françoise et lui parlant, il se demandait comment il ferait quand il lui faudrait se lever, car sûrement ça allait se voir. Il avait tout de même fallu se lever à l’heure du dîner. Et ça s’était vu. Mais Françoise lui avait souri et, après une pression de main un peu appuyée, lui avait donné rendez-vous sur le pont. Après dîner, c’est entendu. Dans la nuit, ils avaient été se promener. Le long de la route. Puis ils s’étaient assis sur un mur bas, cachés sous les arbres. Elle lui avait donné sa bouche. Longuement. La première fois qu’une fille lui avait fait une langue. Alors, il l’avait enlacée, lui-même surpris de son audace, et lui avait caressé les jambes. Cro-Magnon avait redisparu depuis le début de la soirée avec la sœur aînée de Françoise. Une belle gosse, entre parenthèses, qui montrait à qui voulait de superbes jarretières de velours bleu ciel. Monsieur Hermès n’avait pas osé aller plus loin avec Françoise. Ça l’avait assez bouleversé comme ça. Une heure après l’avoir quittée, il en avait encore mal au gland. Dans leur chambre, dormant dans le même lit, Cro-Magnon s’était enquis : Alors ? Monsieur Hermès avait fait la moue. Une petite moue de satisfaction. Il trouvait que les choses avaient marché aussi bien que possible. Il n’avait pas espéré davantage. Et toi ? Oh, Cro-Magnon en riait encore ! Il l’avait grimpée, la sœurette. Ça, n’avait pas traîné. Lui, quand il avait envie d’une fille… Dans l’herbe, qu’ils avaient fait ça. Sous la fenêtre d’une vieille villageoise. Elle les avait entendus et leur avait lancé un seau d’eau. Comme à des chiens ! C’était lui qui avait presque tout pris, forcément. Sa veste trempée. Mais, avec la chaleur qu’il faisait… Figure-toi, je venais juste de jouir. Encore une chance ! Quel joyeux luron, ce Cro-Magnon ! Il aurait bien dû l’imiter, ce soir-là. Parce que le lendemain, elle l’avait plutôt tenu à distance, la Françoise. Il s’en était inquiété auprès de son copain. Alors, elle baise ou elle baise pas ? Ça m’étonnerait pas qu’elle soit encore pucelle, opinait Cro-Magnon. Mais raison de plus. Si j’avais été à ta place, mon vieux, tu peux être tranquille, je me la serais envoyée. Oui, mais Monsieur Hermès n’était pas encore assez sûr de lui pour tenter un truc comme ça. C’était vers cette époque que s’était opérée la grande scission. D’un côté, ceux qui ne pensaient plus qu’à la fesse : les costars copurchics, les petites filles bien balancées et bien sapées, les dancings. De l’autre, les piqués du sport. Buddy, Paolo, Fragonard, Cro-Magnon s’étaient lancés dans la première catégorie. Au contraire, Jojo Légende, Roudoudou et Monsieur Hermès, affectant un grand mépris pour les coureurs de jupons, se prenaient pour des types très affranchis parce qu’ils ne savaient pas danser, s’habillaient à la je-m’en-fiche, et ne fréquentaient que des femmes de bordel. Cependant, Monsieur Hermès n’allait jamais seul dans ces endroits-là et n’était jamais monté. Il y allait avec les autres, en bande, après un match, quand tout le monde était un peu saoul. On restait dans le grand tapageur. On prenait un bock ou une cerise, suivant ses moyens. On laissait les putains s’asseoir sur ses genoux. On les chahutait. Tu montes, chéri ? Et mon œil ! Parfois, comme ça, quand il y avait un copain assez dessalé pour le demander à la sous-maîtresse, on se faisait faire une petite exhibition-maison dans une chambre. Ça les mettait en joie de voir deux morues, sur un matelas, qui se faisaient 69 ou une feuille de rose. On les pinçait. On minutait gravement leurs ébats, comme si ç’avait été une course contre la montre. On les excitait du geste et de la voix. On les accusait de faire ça au chiqué. Elles gueulaient, bien entendu. Comment, j’ai pas joui ? Viens-y voir, eh, p’tit con ! Et l’un d’eux y mettait le doigt, avec le plus grand sérieux, en technicien. Après ça, il y en avait qui montaient. Non, Monsieur Hermès n’aurait pas pu. Ça l’aurait surtout gêné que les autres le sachent. Pourtant, chez Lucette, il avait été vaguement amoureux d’une pensionnaire. Une nommée Huguette. Paolo lui avait donné sa photo à poil. Il la gardait, dans une boîte, avec d’autres photos du même style. Pour la boîte, il s’était trouvé une cache à lui, à Portville, dans sa chambre, à l’abri des regards inquisiteurs de Madame Mère. Maintenant il l’avait au fond de sa petite malle grise. Quand ça le prenait, il regardait sa petite collection. Il avait là, notamment, une série de photos vieillottes, mais vachement obscènes, qu’il avait chipées à un ami de ses parents, un divorcé quadragénaire, un jour qu’ils déjeunaient chez lui. Ce ballot-là, aussi, pourquoi laissait-il traîner ça sur son bureau ? C’était tenter le diable lui-même. Monsieur Hermès avait mis la main dessus. Sûrement, le divorcé avait dû se douter d’où venait le coup. Heureusement, il n’en avait jamais rien dit à ses parents. Parbleu, il ne tenait sans doute pas à ce que Monsieur Papa et Madame Mère le sachent amateur d’une telle collection. C’est ce qui avait sauvé Monsieur Hermès. C’était des photos prises au boxon. Mais démodées. Ça datait au moins d’avant-guerre. On y voyait des femmes, entre elles, nues, avec des bas à raies, comme elles n’en portent plus et de gros chignons. Ce que ça pouvait être laid ces bas ! Sur d’autres, on les voyait se servir d’un godmiché. En quoi est-ce que ça pouvait être fait ces engins-là ? Il n’en avait jamais vu. Il ne savait même pas comment ça s’écrivait, au juste. Sur d’autres, enfin, les femmes s’accouplaient avec des hommes dans toutes les positions. Une drôle de touche qu’ils avaient les hommes, avec leurs moustaches longues et leurs supports-chaussettes. Là, il avait beaucoup appris. Il n’aurait jamais eu autant d’imagination. En plus des photos, il conservait des dessins découpés dans Sans-Gêne. C’était fameux, toutes ces petites bonnes femmes en chemise transparente ou retroussées comme il faut. Le chic qu’avaient les dessinateurs ! Toutes ces belles cuisses, là, nues, entre le haut du bas et la dentelle du pantalon ! Paolo prétendait que les vrais amateurs de femmes étaient surtout excités par les nichons. Les jambes, ça c’était pour les petits vicieux comme Monsieur Hermès. Quand Monsieur Hermès avait eu son bras cassé, en jouant avec l’équipe première du Rugby-Club, il avait été se faire masser chez Marthe aux seins noirs. Dès la deuxième séance, de sa main valide, il avait pu la peloter à son aise. C’était vraiment une bonne copine. Jusque-là, il l’avait assez peu fréquentée. Elle était son aînée et sortait surtout avec les gandins ou les bandeurs comme Paolo ou Fragonard. On disait aussi qu’elle couchait avec tout le monde. C’était sans doute un peu gratuit. Lui, Monsieur Hermès, en tout cas, n’avait pu y parvenir. Elle avait une grosse voix de chien, Marthe, une grosse voix garçonnière et un peu rauque. Mais si gentille ! Il se demandait encore si elle n’avait pas été un peu amoureuse de lui, malgré ses airs, et si ce n’était pas pour ça qu’elle avait refusé de coucher. Ces langues fourrées qu’elle lui faisait ! Quand il venait se faire masser, sa mère, qui était aussi masseuse, n’était jamais visible, comme par hasard. Sortie ou occupée, à ce que disait Marthe. Marthe et lui s’asseyaient l’un en face de l’autre. Pendant qu’elle lui malaxait le bras, il lui retroussait les jupes. Elle portait des pantalons très longs, fixés au-dessus du genou par un élastique. Frileuse ou prude ? Plutôt frileuse. Il passait sa main sous l’élastique, contre la soie si fine du bas, remontait… En revanche, elle était toujours très décolletée. Un décolleté très en pointe que le moindre mouvement de ses nichons déplaçait. Très brune de peau, elle avait les nichons presque noirs et tout en longueur, comme des aubergines, avec un gros bout rose. Hop, dans l’ouverture ! Pas de soutien-gorge. Juste une petite chemise de batiste, à peine tenue par de minces bretelles lâches. Là-dessous, les petits nichons étaient libres et tièdes. De quoi remplir la paume. Avec Marthe non plus, ça n’avait pas été plus loin. Le hasard. C’était elle qui lui avait présenté Régine. Alors, comme un jean-foutre qu’il était, il avait tourné autour de Régine. Une blonde cendrée, élégante mais l’air insignifiant. Mais lui, il avait trouvé qu’elle avait un sourire énigmatique et pervers. À la réflexion, il ne savait plus pourquoi. Elle pouvait se vanter de l’avoir fait marcher, celle-là ! Et cependant, toute platonique, l’aventure ! Quels tours de force il avait dû faire pour se cacher de ses parents ! Malgré ça, ils n’avaient pas manqué d’être vite au courant. Les bonnes langues, n’est-ce pas ! Tous les jours, à midi, il l’attendait sur la place Pasteur, à la sortie de son magasin. Elle était modiste. En l’attendant, il bavardait avec ceux du Rugby-Club. C’était là, le rendez-vous quotidien des copains de l’équipe. On discutait à perte de vue, L’Auto en main. On commentait les matches du dimanche passé, ceux du dimanche à venir. Laissant tomber les potes dès que Régine apparaissait, il lui emboîtait le pas, la rejoignait, lui serrait la main et s’en allait avec elle. Ça le gênait un peu devant la petite bande. Mais il ne faisait là, après tout, qu’imiter ceux qui avaient une poule, eux aussi. Bien sûr, ils devaient se marrer doucement et même le chiner par-derrière, surtout Roudoudou qui était jaloux de toutes les petites filles que ses camarades pouvaient sortir. Il est vrai que lui, il n’en sortait jamais. Il ne fallait pas lui parler d’autre chose que de souliers à pointes, de pistes en cendrée, de ligne des 22 ou de débordements par l’aile. Mais de leur côté, les petites filles le détestaient aussi. Elles disaient de lui que c’était un ronchonnot et un mufle. Il y avait un peu de ça, il faut bien le dire. Jusqu’en banlieue, il allait la raccompagner, Régine. Il l’embrassait dans un sentier rocailleux, à chaque instant dérangé par des midinettes, des employés de la gare qui rentraient chez eux. Avec elle, il passait son temps à obtenir un nouveau rendez-vous. Elle ne savait jamais si elle était libre. Elle ne savait jamais rien, d’ailleurs. Ni si elle l’aimait. Ni si elle pourrait aller au cinéma avec lui. Ni si elle allait lui donner ses lèvres. Quelle mijaurée ! Roudoudou était plus net encore : « C’est une emmerdeuse, disait-il d’elle, et avec ça un peu sourdingue ! » Il prétendait même, que Monsieur Hermès n’arriverait jamais à rien avec elle parce que c’était une allumeuse. D’ailleurs elle avait fait ça avec tous ceux qui l’avaient connue. Ce qu’elle voulait, c’était le mariage ! Bref, il arrivait chez lui à des heures impossibles. On était déjà à table. « Où as-tu été courir, encore ? » enquêtait Madame Mère. Il s’était attardé avec Buddy et Paolo. Mais ça ne la trompait pas. Monsieur Papa lui avait signifié qu’il pouvait aller s’amuser où il voulait : il savait que c’était de son âge et il lui donnerait l’argent qu’il voudrait. Mais pas à Portville. Non, pour rien au monde il ne permettrait que son fils se compromette dans sa propre ville, aux yeux des gens respectables. Bon, il connaissait le refrain. Toujours les grands mots ! Ce qu’ils étaient théâtre, ses vieux ! C’est alors qu’il avait commencé à entreprendre des petits voyages. D’abord avec l’équipe, pendant la saison de rugby. Mais ça, ça ne changeait rien avec le passé. Ce qui était nouveau, c’était d’aller assister à toutes les corridas de la région. Ou bien il montait à Paris pour deux ou trois jours. Il était à Colombes le jour où Paolo avait été champion de France de saut en longueur et où l’équipe du Rugby-Club avait gagné le championnat de France du 400 mètres relais. Paolo et Roudoudou faisaient partie de l’équipe gagnante. Le soir, après cette double victoire, ils avaient été fêter ça à Montmartre. Ils avaient endossé leur smoking et pris un taxi découvert. Qué calor ! Le Casino de Paris. Maurice Chevalier. De là, ils avaient échoué au Royal’s. Paolo et Roudoudou avaient abandonné Monsieur Hermès pour danser. Paolo dansait comme un dieu. Roudoudou, au contraire, dansait peu et mal, mais enfin il dansait à l’occasion. Une fille cendrée, presque le sosie de Régine, lui avait demandé de lui offrir un glass. Il avait rougi, mais n’avait pas osé lui refuser. Pourquoi est-ce que c’était toujours le même genre de femmes qui se trouvaient sur sa route ? Assise sur un haut tabouret, elle lui avait montré ses cuisses, comme ça, pour l’aguicher, comme une putain. Si peu d’expérience qu’il eût de ces endroits, il avait bien pensé que ça pouvait être une putain, en effet. Elle était parfumée au musc. Elle avait voulu aussi des cigarettes américaines. Ils avaient pris deux menthes vertes. « Tu viens faire l’amour ? » Elle lui avait demandé ça, gentiment. Ça lui faisait envie, mais il se demandait s’il saurait s’y prendre. Excité, il se lança à l’eau. Surtout pour lui cacher son jeu. En face, ils étaient entrés dans une maison qui ne ressemblait que très vaguement à un hôtel. Pendant qu’ils étaient assis sur le divan, une camériste, avec un tablier blanc, de dentelle, et un petit bonnet, tout pareil, était entrée sans frapper. Là comme chez elle et tout à fait l’air d’accomplir une simple formalité. Que voulaient-ils boire ? Il avait la langue râpeuse. Mais il n’avait pas soif. La fille commanda du champagne. Quelle manie ! Monsieur Hermès avait vaguement eu l’impression que c’était ça, se faire entôler. Il voyait l’argent fondre dans ses mains, depuis un moment. Tout était vieux-rouge dans cette chambre : le divan, les murs, le tapis, jusqu’au paravent derrière lequel se dissimulait la toilette, jusqu’à l’éclairage tamisé. La fille avait enlevé sa robe du soir, par-dessus la tête, comme une liquette. À poil là-dessous. Le porte-jarretelles à cheval sur le paravent. Les bas soigneusement roulés sur les chevilles. En scène pour le quadrille. Elle avait un ventre plein de tavelures. « C’est à la suite de mon accouchement, quand j’ai eu mon gosse. » Tout ça était un peu dégoûtant. « Tu te laves pas ? » Ça, il devait reconnaître qu’il n’y avait pas pensé. Sans doute que ça devait se faire. Il n’était vraiment pas très au courant. Mais elle n’en parut pas choquée. Il passa après elle sur le bidet. Il se répétait : « Je vais faire l’amour. » Un grand jour en somme pour lui. Évidemment, il n’avait jamais imaginé que ça pourrait se passer comme ça. Non, il avait toujours cru que ça serait plus compliqué. Tout de même, ça lui donnait de grands coups dans la poitrine. Elle l’introduisit en elle d’un geste précis. Il songea qu’il n’y serait jamais arrivé tout seul. Au bout d’un moment elle commença à gémir. « Mal joué, se dit-il, elle simule. » Ça le fit débander net. Elle ne l’excitait plus du tout. Et puis il devait avoir trop bu. Pourtant il ne détestait pas son odeur. « Dis donc, mon gosse, t’es plutôt mou ! Qu’est-ce qui t’arrive ? » Elle avait fait ce qu’elle avait pu, lui semblait-il. Elle le suça et il reprit vie. Elle se coucha de nouveau. Il vint sur elle. Cette chaleur qu’il faisait, dans cette carrée ! Il se sentait déjà un peu moins gauche. Elle lui tripotait les fesses, savamment, lui passait le doigt dans la raie. Ainsi, il finit par jouir. C’était comme ça que ça s’était passé. Il n’en était pas très fier. Pourquoi ne s’était-il pas gardé pour une qu’il aurait aimée ? Maintenant, elle était pressée tout d’un coup, sa partenaire. Voulait sans doute retourner au Royal’s. Des fois qu’elle soulèverait un deuxième michton. « Tu penses à mon petit cadeau ? » Son petit cadeau, oui, bien sûr. Elle pensait à tout. C’était une fille organisée. Et consciencieuse. Et expéditive. « À une autre fois, mon chou ! – Oui, c’est ça, à la revoyure ! » Il rentra à son hôtel et se coucha. Le lendemain matin, Paolo et Roudoudou le mirent vachement en boîte. « Comment que tu nous as laissés tomber, hier au soir ! Alors, elle était chouette la môme ? » Ils ne savaient pas que c’était la première fois qu’il baisait. Ils ne le sauraient jamais. Pas des choses à dire. Pourvu qu’il n’ait pas ramassé une chtouille ? Mais non, la fille était saine. C’était encore une chance. Deux mois après, il faisait la connaissance de Madame Elvas et il avait pu lui faire illusion. Mais elle était si maternelle, si ardente…
Est-ce que sa vie aurait été changée s’il avait eu une maîtresse, dans les circonstances présentes ? Peuh ! Il n’avait même pas assez d’argent pour lui. Et puis, les femmes qui lui auraient plu ne faisaient pas attention à lui. Il n’y avait pourtant que celles-là qui comptaient à ses yeux. La seule, vraiment, dont il avait été et dont il restait sérieusement amoureux, c’était Nita Brett. Mais il ne saurait jamais s’en faire aimer. À moins qu’il devienne tout à fait quelqu’un. Alors tout aurait pu changer, sans doute. Il n’était pas défendu d’y penser. Rien n’était perdu encore. Toutefois il y avait des heures noires. Des heures où ça ne tournait pas très rond dans sa caboche. Pas du tout. Pourquoi était-il d’humeur si changeante ? Pourquoi soudain, se figurait-il que tout allait de travers pour lui ? Cet après-midi, par exemple ? Oui, il se sentait plein de fiel en ce moment. D’abord, sa pièce n’avançait pas. N’était-elle pas exécrable ? Ce titre : La Joie du Cœur ? Que valait-il ? Il avait pensé à Atavismes, aussi. Ce n’était pas meilleur. Et puis il n’arrivait pas à construire une intrigue solide. Il lui aurait fallu un modèle célèbre. Trouver une pièce connue dans laquelle agirait un héros comparable à celui qu’il voulait représenter. Mais il avait beau se triturer les méninges… Ce qui le choquait, c’était justement d’avoir recours à une intrigue. Il aurait fallu pouvoir recréer l’atmosphère même dans laquelle il vivait à Portville entre Monsieur Papa et Madame Mère et y incorporer la figure de Nita Brett. Or, quelle était cette atmosphère ? Une atmosphère mêlée de disputes et de conventions, sans aucun doute. C’étaient ces disputes qu’il faudrait savoir rendre. Opposer au héros plein de tendresse, de nobles ambitions et d’élans, des parents attachés à l’argent, mesquins, esclaves du qu’en-dira-t-on. Étant son propre héros, ne pourrait-il pas faire de Buddy Gard une sorte de confident ? C’est à ce confident qu’il raconterait tous ses rêves. C’est vers lui qu’il irait lorsqu’il aurait été blessé par l’incompréhension des siens. Ceux-ci voudraient le marier à une jeune fille de leurs relations. Et, bien sûr, il refuserait. D’où de nouvelles scènes. Antagonisme entre le mariage d’argent projeté par les parents et le mariage d’amour (avec quelqu’un qui serait Nita Brett) espéré par le héros. Antagonisme encore entre les parents voulant vouer leur fils au négoce et ce fils qui ne songeait qu’à vivre un bel amour, qu’à lire des livres et qu’à écrire des pièces de théâtre. Dans ce sens, la coupe en trois actes n’était pas mauvaise. Un premier acte d’exposition, au cours duquel les personnages seraient esquissés habilement, et qui s’achèverait par une dispute où le héros laisserait éclater sa révolte et quitterait la maison de ses parents pour toujours, sous les malédictions paternelles, décidé à s’affranchir de toute tutelle, à faire son chemin par ses propres moyens. Il faudrait laisser un temps assez long s’écouler entre le premier et le deuxième acte. Combien ? Mettons cinq ou six ans. Mais à partir de là, c’était plus vague. Bien entendu, la pièce ne pouvait continuer que si le héros rencontrait celle qu’il aimait. Un acte d’amour, par conséquent. Un acte où le héros aurait acquis la possibilité de se faire aimer. Mais fallait-il, au fond, en faire un auteur dramatique ? Ç’aurait été plutôt gênant puisque lui-même, Monsieur Hermès, allait en devenir un. Pourquoi pas le lancer plutôt dans le cinéma ? Metteur en scène, par exemple ? Pas mal, metteur en scène. Ça lui donnerait l’occasion de la faire jouer dans ses films. Mais comment l’appeler au fait ? Quelque chose dans le genre de Nita Brett. Ninon serait joli et lui irait bien. Oui, Ninon. Mais Ninon comment ? Il faudrait qu’il y réfléchisse à tête reposée. Bref, au deux, le héros serait installé à Paris, dans un appartement chic. On le verrait gagner de l’argent gros comme lui, de l’argent qu’il enverrait à ses parents selon le vœu qu’il avait formulé au fond de lui en les quittant pour toujours : leur refuser la joie du cœur en restant inflexiblement fâché avec eux, mais les couvrant d’or pour leur montrer qu’il n’avait pas oublié que c’était la richesse qui comptait seule à leurs yeux. Savourant sa vengeance, satisfait de l’humiliation qu’il leur infligeait, il verrait en outre Ninon s’élancer dans ses bras et accepter de l’épouser. Le confident serait là, témoin de leur bonheur. Ainsi tomberait le rideau sur la fin du deux. Au trois, il faudrait qu’une nouvelle année au moins se soit écoulée. Les jeunes époux seraient installés dans une villa de la côte basque. Ce serait l’été. Le confident séjournerait chez eux. Et là, petit à petit, sous l’influence de Ninon et du confident d’une part, sous l’influence de certains remords d’autre part, le héros en viendrait à se reprocher sa cruauté et finirait par admettre qu’il n’avait pas le droit, humainement, de refuser à ses vieux parents, quelles qu’aient été leur injustice et leur dureté, cette joie du cœur qui était la raison même de vivre de tous les êtres…
Oui, en somme, c’était tout ce qu’il avait trouvé comme canevas. Qu’est-ce que ça donnerait à la scène ? Et par qui pourrait-il faire jouer ça ? Bien sûr, Madeleine Soria serait une Ninon épatante. Il faudrait qu’elle soit de la distribution. Et puis, il comptait beaucoup sur la scène d’amour du deux et surtout sur la grande dispute du un. Mais est-ce que ça suffirait ? Le trois était bien faible, bien étriqué, bien court. D’ailleurs, toute sa pièce était bien courte. Voyons : une vingtaine de pages par acte. Qu’est-ce que ça donnerait, comme minutage ? Et pourtant il se refusait à délayer. Donc, soixante pages environ. Au train où il allait, une page par jour, quand il était bien disposé, il en avait au moins pour trois mois. Il ne voyait pas encore à qui il pourrait la porter. Du moins, la pièce n’était pas difficile à monter : le père, la mère, le fils, l’ami et Ninon. Soit cinq personnages principaux. Mettons en plus les domestiques. Pour le dialogue, il fallait éviter le plus possible les longues tirades. Faire vrai. Quelque chose de dur, d’âpre. Surtout au un. Dans le genre d’Ibsen, de Becque, du Pèlerin, de Vildrac. Et puis au deux et au trois, changement de ton, brusquement. Plus de tendresse, plus de poésie : penser à Musset, par exemple. Eh bien, il était encore loin du compte. C’était très joli de rester là comme un polichinelle à bâtir des châteaux en Espagne. Mais en fait, il fallait voir les choses en face. La pièce n’était même pas écrite. Seulement une partie du un. Et, tout à l’heure, il allait falloir rentrer à l’Hôtel. L’Hôtel, ça, c’était une réalité, et quelle réalité ! Ah ! bon Dieu, être libre ! Il enviait parfois ces types qui distribuaient des prospectus aux bouches du métro, ces ramasseurs de mégots, ces crieurs de journaux. Vivre tout le temps dans la rue, c’était ça qui devait donner des idées. Oui, vu de loin, en marchant vite, ç’aurait pu être un sort enviable que le leur. Mais si on examinait la question d’un peu plus près ? Se voyait-il dans leur peau ? À tout prendre, autant la sienne. Qu’avait-il tellement à redouter du destin dans cette vie à l’Hôtel ? Il était nourri. Comme un cochon, certes ! Il touchait un peu d’argent. De quoi payer sa chambre à la Maison Meublée, de quoi faire blanchir son linge, régler ses rares sorties. Cette chaleur l’anémiait. Et autre chose, aussi. Mais enfin sa santé aurait pu être plus mauvaise. Il ne dépendait de personne, hors les salauds de l’Hôtel. Il n’avait plus ses vieux sur le dos pour le surveiller ou lui reprocher sa façon d’être. Esclave de la société, si l’on veut, mais y vivant aussi comme un ver dans un fruit. Enfin, tout cela n’était ni très original ni très héroïque, mais il ne se sentait pas une âme de héros. Chacun sa part ! Agir n’était pas son fort. Il était surtout sensible à une certaine tristesse remâchée. Le pathétique d’un visage, des spectacles, les agitations des gens l’exaltaient assez facilement. Il renifla avec force. Et il sentit sa morve qui coulait dans sa gorge. C’était frais et un peu salin. Comme s’il avait avalé la chair d’un coquillage. Il allait souvent errer le long des quais de la Seine. Sans aucune idée de suicide, d’ailleurs. Il s’accoudait, sur les ponts. Il regardait couler l’eau sombre et descendre les péniches comme si l’éternité lui avait appartenu, le cerveau vide. Ou bien il s’asseyait dans les jardins, dans les squares, n’importe où, engourdi. Ou bien encore il marchait à l’aventure, jusqu’à n’en plus pouvoir, à la tombée du jour, choisissant de longues artères sinistres. Rien qui lui donnât plus de vague à l’âme que la rue Lafayette ou que la rue du Commerce quand les magasins ferment, quand les passants ont l’air de raser les murs, quand les taxis passent en coup de vent, quand la pluie, lasse d’avoir si longtemps contenu sa chute, mouille la chaussée poussiéreuse. Mais il aimait se donner du vague à l’âme. Alors il se laissait guider par des inconnus, au hasard, de rues en rues, vers des quartiers où, soudain, il était perdu. Ô exquise angoisse de se sentir perdu, de tourner et de tourner autour d’étranges pâtés de maisons ! Il ne demandait pas son chemin. Avec une calme nervosité, il cherchait seulement la rue où luirait sur l’asphalte, une trace d’autobus, le carrefour où s’ouvrirait la bouche béante et mystérieuse du métro. Soudain, ça faisait chaud au cœur de voir des lumières, de se frotter aux vitrines illuminées, de questionner du regard des passants, de respirer une haleine tout près de soi et de s’approcher d’un plan de Paris, là, contre le mur, sous une ampoule. Voir où il était. Si loin qu’il se fût aventuré, tout de même, il suffisait d’un nom pour qu’il se retrouve…
Monsieur Hermès s’ébroua. L’après-midi s’était écoulé sans heurts. Sa soucoupe, où la bière avait séché, avait un aspect pitoyable. Le soleil étincelait toujours et la chaleur n’avait pas décru. Ça faisait plaisir d’être là, assis, à ne rien faire. Il étendit ses jambes sous le guéridon, s’étira doucement. Presque plus douloureux, ses ripatons. Mais il sentait une humidité un peu froide dans son dos. Il se souvint de la suée qu’il avait prise pendant le déjeuner. De temps en temps, les arroseuses surgissaient, répandant leur eau de pluie fine sur les pavés de bois qui se mettaient aussitôt à fumer. Les garçons de La Régence versaient sur le trottoir le contenu de leurs carafes en dessinant des 8. Il montait du sol une fraîcheur artificielle qui faisait sur le moment illusion. Il y avait dans l’air une forte odeur de bière éventée. Il passa une femme. Elle était blonde. Sa démarche trahissait une sorte de molle lassitude, d’abandon gracieux. Elle laissa derrière elle une traînée de parfum. La peau claire et reposée comme si elle sortait de sa baignoire. Que la vie avait l’air facile, pour elle, insouciante… Monsieur Hermès regarda sa montre. Bigre ! Il allait être l’heure. Cette sensation de perpétuel recommencement. Les sous-sols, le carcan, la mise en place, les dîneurs, la suée… Toujours la même chose. Heureusement, demain il était de repos. Ça, c’était tout de même une plus douce perspective. Ce soir, après le service, de quel pas allègre il la remonterait sa rue de Rome ! Parbleu, vendredi, il serait d’ouverture. Il devrait se lever bien avant l’aube. Mais il se refusait à voir si loin. D’abord son jour de sortie. Il régla le montant de sa consommation. Puis il se leva, fit quelques pas le long de la terrasse qui commençait à se garnir pour l’apéritif. Rentrer à l’hôtel sans se presser, en flâneur. Ça serait moins brutal qu’avec l’autobus. Retenir les aiguilles, retarder l’échéance, reculer indéfiniment, si c’était possible, l’instant où il faudrait, une fois de plus, donner son nom au pointeur.
Il remonta l’avenue de l’Opéra. Monsieur Hermès n’aimait rien plus que de se donner à lui-même l’illusion de la disponibilité. Les cheveux à l’air, sa petite serviette et son chapeau dans une main, sa canne de l’autre, il s’avançait en dévisageant les femmes, en se regardant à la dérobée dans les glaces des devantures. Bonheur exquis de l’incognito ! Impossible qu’on devine en lui un commis de restaurant. Eh eh ! il se trouvait en beauté ce soir. À supposer qu’un producteur de films le croise et lui trouve un visage intéressant ? Ça se voyait, ces choses-là. « Monsieur, vous êtes exactement celui que je cherche. Tout à fait mon personnage. Je vous expliquerai. Pouvons-nous dîner ensemble ? Si vous êtes libre, je vous fais faire un essai dès demain, et nous signons le contrat. » Monsieur Hermès ricana. Ça lui arrivait dix fois par jour de se monter le bourrichon avec des bobards de ce cru-là. Il avait beau ne pas y croire, ça lui faisait du bien de se laisser dorloter par de telles illusions.
En passant devant la brasserie Maxéville, puis devant le Café de la Paix, Monsieur Hermès fut tenté de s’arrêter. Il regardait les consommateurs avec envie. S’il y reconnaissait quelqu’un qui l’aurait invité ? Sans doute, c’était improbable. Mais, bon Dieu ! ça existait aussi les coups de baguette qui transforment tout un destin ! Le soleil frappait maintenant de fouet les façades. Une poussière presque invisible s’intégrait à l’air et rendait les contours des choses et des êtres imprécis. C’était l’heure où Monsieur Hermès se rendait bien compte que s’il avait eu un peu de ce courage moral qui fait oublier les lendemains aux vrais aventuriers, il serait monté dans un taxi et se serait fait conduire au Bois, à douce allure. Tourner le dos à l’Hôtel. Jouer son va-tout. Au petit bonheur la chance. Mais ses audaces n’allaient jamais au-delà de la velléité. Il est difficile de croire en son étoile et de triompher de ses scrupules quand on n’a pas été élevé dans la certitude que tout doit plier devant soi.
Il s’engagea donc dans la rue Scribe, le dos un peu plus voûté, déjà repris, à distance, par sa routine. Avant même d’avoir le carcan sur les épaules, c’en était fini de tergiverser. Il fallait marcher droit. Abdiquer comme ça, trois ou quatre fois chaque jour, rien de tel pour émousser la personnalité. À mesure qu’il s’approchait de la gare Saint-Lazare, il se sentait enfoncer dans un autre monde. C’était ça le pire : il y allait de son plein gré vers sa prison. Dès qu’il eut franchi le boulevard Haussmann, l’énorme masse grise, charbonneuse de l’Hôtel, s’imposa à lui, prête à l’absorber. Sa prison ! Paris s’effaça. Ce soir encore, Monsieur Hermès ne sentirait pas la fraîcheur tomber sur la ville surchauffée. Se trouver au milieu de ces millions de gens qui allaient enfin respirer d’aise, avec un sourire, les vestons ouverts, les corsages échancrés, pour mieux recevoir la première bouffée d’air. Voir les bannes des magasins se relever et donner ainsi aux rues, avant le crépuscule, une deuxième clarté. Entendre trembler les feuillages brûlés des avenues. Rentrer chez soi, en père peinard, se déchausser, prendre sa douche, s’installer dans son petit jardin de banlieue en mangeant des pêches ou des framboises… Voilà tout ce qui lui était refusé. Son lot, à lui, c’était la chaleur d’étuve des sous-sols, le persiflage mauvais des Maîtres d’Hôtel, les patoches brûlées par les plats, l’humiliation…