Chapitre 3 — Yeux invisibles
Les rues de Dark Falls exhalent une inquiétude palpable alors que je marche sur leurs trottoirs fissurés, resserrant ma veste contre le froid insidieux. Ce n’est pas vraiment la température qui me gêne, mais plutôt l’étrange impression que la ville elle-même est vivante, comme si elle retenait son souffle. Les ombres semblent s’étendre bien au-delà de ce qu’elles devraient, comme si elles tentaient de m’atteindre, et le vent transporte des murmures qui effleurent mes oreilles—doux, furtifs, presque des mots. Chaque coin de rue semble attendre, suspendu dans une forme d’expectative. Observant.
Je ne sais pas exactement où je vais. J’ai dit à ma mère que je sortais pour « explorer », mais la vérité, c’est que j’ai besoin d’air—d’espace pour comprendre tout ce qui se passe. Mes doigts jouent distraitement avec le pendentif en forme de griffe autour de mon cou. Sa chaleur douce infiltre ma peau comme une braise vivante, un lien que je ne peux ni expliquer ni ignorer. L’enlever semblerait... mal. Comme s’il devait être là, tout simplement.
Les rues sont silencieuses, chargées d’un calme oppressant qui bourdonne dans mes oreilles. Mes pas résonnent faiblement sur les pavés usés avant d’être avalés par l’air humide. Des vitrines de magasins aux enseignes effacées et aux carreaux embués bordent mon chemin, leur verre terni par le temps. Une enseigne vacille doucement sous la brise, attirant mon regard avec ses lettres écaillées : Le Renard Noir.
Une sensation étrange serre ma poitrine, m’attirant vers la porte. Le nom éveille en moi quelque chose de flou, une réminiscence que je n’arrive pas à identifier. Mes pas hésitent, mais le vent reprend, écartant mes cheveux de mon visage comme pour m’encourager à avancer. Inspirant profondément, je pousse la porte. Une clochette tinte au-dessus de ma tête, rompant le silence oppressant.
Le Renard Noir sent la poussière et le vieux papier, une odeur terreuse et apaisante. Une lumière tamisée filtre à travers les fentes des rideaux épais, illuminant des particules de poussière suspendues dans l’air. Des étagères chargées de livres anciens et usés forment un labyrinthe, leur bois tordu craquant doucement sous le poids. Pendant un moment, le monde extérieur—les murmures étranges, le regard perçant de Christian, le sourire acéré de Lex—s’efface, ne laissant que le bourdonnement paisible de la librairie.
« Vous cherchez quelque chose en particulier ? »
La voix tranche le calme comme du verre brisé sous un pied. Je me retourne brusquement.
Selena Blackwood.
Elle est encore plus impressionnante de près, ses cheveux noirs de jais tombant sur les épaules d’un blouson en cuir élégant. Ses yeux sombres m’observent, perçants et intransigeants, comme si elle me décryptait d’un simple regard. Il y a quelque chose de dangereux dans sa présence, comme une falaise trop proche.
« Juste pour regarder, » dis-je, tentant de paraître détachée. Mes doigts se referment instinctivement sur la sangle de mon sac.
Ses lèvres esquissent un sourire léger, dénué de chaleur. « Regarder, ici, ça peut souvent mener aux ennuis. »
Je m’appuie contre l’étagère la plus proche, levant un sourcil. « C’est le moment où vous me faites le discours du genre “reste loin des gars de la secte” ? Parce que, croyez-moi, je l’ai déjà entendu. »
Selena s’avance, ses bottes martelant doucement le parquet. Elle s’arrête juste à la limite de mon espace personnel, me forçant à lever le menton pour soutenir son regard. L’air semble devenir plus lourd, comme pesant sur ma poitrine.
« Les gars de la secte ne sont pas qu’une bande de lycéens, » dit-elle d’une voix grave et mesurée. « Ils sont dangereux. Bien plus que ce que tu imagines. Si tu es intelligente, tu garderas tes distances. »
Mon nom sur ses lèvres me fait frissonner. « Comment savez-vous qui je suis ? »
Son sourire s’affile, prenant un air prédateur, tandis que son regard glisse brièvement vers le pendentif autour de mon cou. « Nous savons tous qui tu es. »
Ses mots tombent lourdement, s’incrustant dans mon ventre. Ma main tressaille en direction du pendentif, mais je m’arrête juste à temps. « Génial. Pas du tout flippant, » dis-je.
Selena ne cille pas. Son expression froide et impassible reste inchangée, mais il y a une lueur dans ses yeux—de l’hésitation, ou peut-être du regret. « Tu ne comprends pas dans quoi tu t’es embarquée, » dit-elle. « Dark Falls n’est pas comme les autres villes. Elle est... différente. »
« Ouais, j’ai un peu cette impression, » répondis-je en croisant les bras. « Mais quel rapport avec moi ? »
Son regard s’attarde sur mon pendentif, se plissant légèrement. « Ce n’est pas la bonne question. »
J’ouvre la bouche pour répliquer, mais elle se détourne vers l’étagère à côté de moi, ses doigts effleurant les tranches des livres. Ses gestes sont lents, délibérés, comme si elle cherchait quelque chose de caché. « La curiosité change tout, » dit-elle, presque pour elle-même. « Elle ne mène pas seulement aux ennuis—elle a un prix. Et une fois payé, c’est irréversible. »
La chaleur du pendentif semble s’intensifier contre ma peau, vibrant comme un avertissement—ou un défi. Mon pouls s’accélère, mais je garde un ton calme. « Et si le prix ne me fait pas peur ? »
Pendant un instant, une émotion traverse son visage—de la frustration, ou peut-être quelque chose de plus doux, mais elle disparaît avant que je ne puisse la nommer. « Alors tu apprendras à tes dépens, » murmure-t-elle, sa voix ressemblant au premier grondement de tonnerre avant la tempête.
Avant que je ne puisse répondre, elle se détourne brusquement et s’éloigne vers l’arrière de la boutique, disparaissant dans les ombres entre les étagères. En son absence, l’air paraît plus froid, le silence revenant comme un vide.
Je reste là un moment, plongée dans mes pensées brouillées. Qui sont ces gens ? Pourquoi me connaissent-ils ? Et dans quoi ai-je bien pu me fourrer ?
La chaleur du pendentif pulse légèrement, ramenant mon attention au présent. Je secoue la tension persistante et me dirige vers la porte. Le tintement de la clochette résonne plus durement alors que je sors dans la rue, mais même l’air libre ne parvient pas à alléger le poids qui pèse sur moi.
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Les rues restent tout aussi inquiétantes alors que j’erre sans but précis. Les paroles de Selena résonnent dans ma tête, se mêlant aux souvenirs du sourire de Lex et du regard insondable de Christian. Les ombres s’allongent encore, plus sombres, alors que le soleil décline à l’horizon. Une sensation de malaise s’installe sous ma peau, picotant aux limites de mes sens.
Je tourne brusquement dans une ruelle étroite, où l’odeur de béton humide et de décomposition flotte dans l’air. Des couches de graffiti recouvrent les murs, délavées et superposées comme des secrets oubliés. Le pendentif en forme de griffe rebondit légèrement contre ma clavicule, sa chaleur pulsant comme un fil de vie.
Un léger bruissement me fige.
C’est subtil, presque imperceptible, comme du gravier qui glisse sous des pas prudents.Mon souffle s’interrompt, et je scrute les ombres, mes yeux passant d’un recoin sombre à un autre. Rien. La ruelle reste immobile. Trop immobile.
Mon pouls s’accélère lorsque je fais un pas en avant, le frottement de mes baskets contre le trottoir résonnant plus fort qu’il ne le devrait. Le bruit revient—plus proche, plus délibéré. Je me retourne brusquement, le cœur battant à tout rompre.
« Allô ? » Ma voix tremble, et je déteste à quel point elle vacille.
La ruelle demeure vide, ses ombres anguleuses et immobiles. Pourtant, l’air semble étrange, lourd, chargé, comme avant un éclair, quand l’électricité statique sature l’atmosphère. Ma peau se couvre de chair de poule, et le pendentif contre ma poitrine chauffe légèrement, sa chaleur devenant plus intense, plus pressante.
Un souffle tremblant m’échappe, et je me force à avancer, chaque pas mesuré et prudent. La sensation d’être observée devient plus forte, presque tangible, comme si des yeux invisibles pesaient sur mon dos. Mes doigts se resserrent autour de la sangle de mon sac, et j’accélère le pas, le silence oppressant de la ruelle s’allongeant, se refermant—
Je débouche enfin sur la rue principale, l’air libre m’enveloppant comme si je venais de sortir d’une eau profonde. Mais le soulagement est de courte durée. Mon regard se tourne instinctivement vers la forêt à la lisière de la ville, ses arbres imposants se balançant doucement sous la brise. Les ombres là-bas semblent vivantes, se tordant, s’enroulant, m’attirant avec une force invisible.
La chaleur du pendentif pulse à nouveau, et je crois entendre un murmure lointain, faible mais distinct. Mon souffle se bloque, et pendant un instant, je reste figée, incapable de détourner mon regard de l’étendue sombre des arbres. Ce n’est pas juste une forêt. C’est quelque chose de plus ancien, quelque chose qui attend.
Mes doigts effleurent le pendentif alors que je secoue la tête, me libérant enfin. Pas aujourd’hui.
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Quand j’arrive à la maison, le ciel est teinté de nuances roses et grises, comme un bleu meurtri. La maison est silencieuse ; mes parents déballent encore des cartons quelque part en bas. Je monte dans ma chambre et m’effondre sur le lit, le poids de la journée pesant sur moi comme une couverture étouffante.
Fixant le plafond fissuré, je ne peux pas chasser les questions qui tourbillonnent dans mon esprit : les Garçons du Culte, Selena, le pendentif en forme de griffe qui pulse contre ma poitrine, Dark Falls et ses secrets étouffants.
Et moi.
Je ne sais pas comment ni pourquoi, mais je suis liée à cet endroit. Le pendentif en est la preuve. Peu importe ce qui se passe ici, peu importe ce qui se cache dans les ombres, j’en fais partie.
Je ferme les yeux, les murmures de la forêt résonnant faiblement dans mon esprit.
Cet endroit est vivant.
Et il m’attend.