Chapitre 1 — CHAPITRE I<br><br>FERRAILLE À VENDRE
— Tenez, mademoiselle Lucette, ajoutez au tas de ferraille, cette cubitière, ce ventail et ces cuissards détériorés.
— Faut-il que vous soyez instruit, monsieur Baptiste, pour connaître les noms de tous ces trucs de l’antiquité ! s’exclama la jolie femme de chambre, en regardant avec admiration le solennel majordome qui triait, sur une table, des pièces détachées d’armures moyenâgeuses.
— Ce n’est pas pour rien, mademoiselle Lucette, que les Guillot-Landry, dont je suis le dernier descendant, servent de père en fils la noble famille de Brandon-La Tour. Sachez que mon ancêtre, Baptiste, premier du nom, accompagna le duc Aldebert de Brandon-La Tour, en qualité d’écuyer-valet-de-camp, lorsque celui-ci partit pour la Palestine, avec Godefroy de Bouillon. Tenez, prenez aussi cette braconnière, cette targe, ce poitrinal et ce gorgerin. Vous comprenez, reprit le majordome en se rengorgeant, que lorsqu’on possède de tels aïeux dans sa lignée, on serait impardonnable de ne pas connaître les multiples pièces métalliques constituant une armure de chevalier.
— Ça devait être rudement compliqué d’être valet de chambre d’un chevalier, avec tout ce bazar ! observa en riant la soubrette, tout en portant les morceaux d’armure sur les débris de ferraille amoncelés dans un coin de la pièce.
— Autre temps, autres mœurs, soupira le majordome. Mais je ne vous cacherai pas qu’au lieu de préparer le « frac » ou le complet-jaquette de Monsieur, il me serait plus agréable de le barder de fer, de la poulaine au cimier et de partir avec lui en croisade, dussé-je y trouver la mort tragique de mon ancêtre.
— Ah ! votre ancêtre est mort en croisière, monsieur Baptiste ?
— En croisade. Son maître et lui furent capturés par les Sarrasins et condamnés par ces féroces « infidèles » au supplice du pal.
— Au supplice du pal ?
— Oui. C’était une torture atroce. Les bourreaux forçaient leurs victimes à s’asseoir sur une tige de fer pointue comme un paratonnerre. Par raffinement de cruauté, les Sarrasins empalèrent d’abord mon ancêtre Baptiste, forçant son maître, le duc de Brandon-La Tour, d’assister à son supplice, avant d’être lui-même exécuté.
— Quelle horreur !
— Or, retenez bien ceci, mademoiselle Lucette, au moment où les bourreaux allaient asseoir mon ancêtre sur le pal, cet héroïque serviteur se tourna vers son maître et lui dit : « Que Monsieur le duc veuille bien me pardonner, mais c’est contraint et forcé que je m’assieds en présence de Monsieur le duc. ».
— Ah ben ! il était culotté, le frère ! ne put s’empêcher de s’exclamer la jolie servante.
— Mademoiselle Lucette, dit le majordome d’une voix sévère, je vous prie de surveiller votre langage. Je ne puis tolérer qu’en parlant de mes ancêtres…
— Oh ! excusez-moi, monsieur Baptiste… ça m’a échappé… Je voulais dire qu’il était rudement courageux.
— C’est en souvenir de cet héroïque écuyer, reprit le majordome, que, depuis cette époque, la famille de Brandon-La Tour fit accrocher dans cette galerie, au-dessous des tableaux représentant ses ancêtres, les portraits de ses fidèles serviteurs. Tenez, mademoiselle Lucette, vous pouvez admirer les traits de ce sublime Baptiste, premier du nom, au-dessous du portrait de son illustre maître.
Et le majordome indiqua du doigt à la femme de chambre un des nombreux tableaux garnissant les murs de la galerie des Ancêtres.
— Tous les Baptiste de ma famille sont accrochés là, poursuivit-il avec émotion. Et j’espère bien, un jour, par ma fidélité et mon dévouement, y figurer à mon tour.
— Oh ! comme celui-là vous ressemble ! Ou plutôt, comme vous lui ressemblez, monsieur Baptiste ! s’écria soudain Lucette, en désignant un portrait de valet à perruque poudrée.
— Celui-là, des Baptiste, fut grand parmi les grands, prononça gravement le majordome. Il périt, lui aussi, en serviteur modèle. Il fut décapité en 1793, le même jour que Mme la marquise de Brandon-La Tour. Devant la Conciergerie, au moment où on allait faire monter les condamnés dans la fatale charrette, Baptiste annonça d’une voix sonore : « La voiture de Madame la Marquise est avancée ! » Arrivé à l’échafaud, comme le bourreau s’apprêtait à le pousser sur la bascule : « Arrêtez ! s’écria-t-il, jamais je ne me permettrai de passer avant Mme la marquise ! » – « Comme tu voudras, citoyen larbin ! » s’esclaffa le bourreau en entraînant la noble dame vers la guillotine. Alors, juste au moment où sa maîtresse allait franchir les portes de l’Éternité, Baptiste, bombant le torse et les yeux au ciel, annonça pour les habitants de l’autre monde : « Mme la marquise Irène-Arthémise de Brandon-La Tour ! »
— Oh ! ce que ça serait beau au ciné ! s’exclama la soubrette avec admiration.
— Mais poursuivons notre travail, reprit le majordome. Prenez encore cette tassette, ce soleret et ce poitrinal. Ajoutez-y également ce faucre, cette genouillère et ces gantelets ; ils sont rouillés et bons pour la ferraille.
— Le fait est que tout ce bric-à-brac va bien débarrasser la galerie des Ancêtres, approuva la femme de chambre tout en exécutant les ordres de Baptiste.
— Oui, ajouta ce dernier, voilà mon triage terminé. Je ne conserve que les armures, les armes et autres souvenirs du passé, en bon état. C’est aujourd’hui que doit passer le brocanteur pour enlever cette ferraille, n’est-ce pas ?
— Oui, monsieur Baptiste. Faut-il faire des paquets de toute cette ferblanterie ?
— Inutile. Laissez tout cela en tas, dans ce coin. Il se débrouillera bien pour l’emporter. Voyez-vous, Lucette, ça me fait, malgré tout, quelque chose de voir disparaître ces vestiges du bon vieux temps.
— Oh ! parlons-en de ce bon vieux temps où on vous empalait et vous guillotinait. M. Hubert, lui, n’aura aucun regret. Et même si les brocanteurs emportaient toutes les armures de la galerie, il trouverait que c’est un bon débarras.
— C’est hélas vrai ! soupira le majordome. Le jeune duc, notre maître, n’aime que le moderne ; et tous les souvenirs glorieux légués par ses ancêtres le laissent complètement indifférent. Voyez-vous, mademoiselle Lucette, la noblesse dégénère et, seuls, les vieux serviteurs comme moi continuent à respecter la tradition.
— Oh ! mais vous n’êtes pas vieux, monsieur Baptiste. Vous ne paraissez guère plus âgé que Monsieur…
— Trente-quatre ans, exactement comme Hubert.
— Dites donc, monsieur Baptiste, en fait de tradition, vous ne le respectez guère, votre patron.
— Qu’est-ce que vous dites ? Je ne respecte pas Hubert ?
— Dame ! Vous l’appelez Hubert, tout court. Et même je vous ai entendu souvent le tutoyer.
— C’est exact. Je le tutoie. Mais jamais devant le monde. Il faut vous dire, mademoiselle Lucette, qu’Hubert et moi, nous sommes frères de lait. Ma mère était sa nourrice. Nous avons joué ensemble, lorsque nous étions enfants, et j’ai pris ainsi l’habitude de le tutoyer.
— Mais le plus drôle, c’est que Monsieur vous dit toujours « vous ».
— C’est encore exact. Hubert est d’un caractère timide et même enfant, il n’osait pas me tutoyer. Je lui en ai toujours imposé par mon caractère, précocement sérieux. Si bien qu’en grandissant, impressionné par la gravité inhérente à mes fonctions, malgré mes encouragements discrets, il n’a jamais pu se décider à me tutoyer. De plus, certaines circonstances rehaussèrent mon prestige dans l’esprit d’Hubert et accrurent sa timidité et son respect à mon égard. C’est ainsi qu’avant la mort de son oncle Albéric de Brandon-La Tour, auprès duquel j’exerçais déjà l’emploi de majordome, j’eus l’occasion de servir d’intermédiaire entre Hubert et feu M. le duc, lorsqu’ils étaient brouillés. Je peux même ajouter que c’est grâce à ma respectueuse influence sur feu M. le duc qu’Hubert ne fut pas déshérité.
— M. Hubert était brouillé avec son oncle ?
— Oui. À propos d’un mariage, dont feu M. le duc avait formé le projet pour son neveu. Mais Hubert, qui était amoureux fou de la jeune comtesse d’Ambleuse, refusa le parti que lui offrait son oncle, et celui-ci lui coupa les vivres. Mon frère de lait se vit donc dans l’obligation de gagner sa vie. Grâce à son travail, et puis-je le dire, grâce aussi à mon aide discrète, Hubert put attendre, tant bien que mal, l’héritage de son oncle : ce château de Touraine et son immense fortune.
— Et il n’épousa pas sa comtesse ?
— Non ! À cette époque, il se croyait déshérité et la comtesse était pauvre. Sur l’insistance de sa mère, Diane d’Ambleuse fit un riche mariage et devint Mme Auguste Millasson.
— Mme Millasson qui habite le château voisin avec son mari et qui vient si souvent voir Monsieur ?
— Oui. Mais chut ! mademoiselle Lucette ! Ma grande sympathie pour vous m’a peut-être poussé un peu trop loin sur le chemin des confidences.
— Ce qu’elle a dû regretter de n’avoir pas attendu que M. Hubert hérite…
— Elle ne pouvait prévoir. Et puis, sa mère, la harcelait. Et vous, mademoiselle Lucette, vous auriez attendu ?
— Pour sûr !… Et même sans espoir d’héritage. Si j’aimais quelqu’un et si j’étais aimée…
— Vous avez tout pour l’être, Lucette.
— J’attendrais plutôt toute ma vie !…
— Peut-être attendrez-vous moins longtemps, belle Lucette… Car, s’il ne dépendait que de moi…
— Que voulez-vous dire, monsieur Baptiste ? murmura la jolie soubrette toute rougissante.
— Je veux dire que si l’amour d’un majordome…
À ce moment, des pas se firent entendre dans le couloir. Interrompant brusquement sa déclaration, M. Baptiste reprit instantanément sa physionomie solennelle. La porte s’ouvrit. Hubert de Brandon-La Tour fit son entrée dans la pièce.
— Eh bien ! Baptiste, dit le jeune duc en souriant, la galerie des « fossiles » est terminée ?
— Oui, Monsieur le duc. Je viens d’achever l’arrangement de la galerie des Ancêtres, répondit le majordome en appuyant avec intention sur le mot « ancêtres ».
— Parfait !… J’attends justement Mme Millasson qui désire vivement la visiter. Lucette, ajouta le duc, lorsque Mme Millasson arrivera, vous l’introduirez directement ici.
— Bien, Monsieur le duc, fit la gracieuse femme de chambre en quittant la pièce.
— Mes félicitations, mon cher Baptiste ! s’écria le duc en jetant un regard satisfait autour de lui. Vous avez travaillé en véritable artiste et la galerie des antiques a vraiment grande allure. Personnellement, je n’aime pas beaucoup les vieilleries, vous le savez, mais enfin, je dois le reconnaître, toutes ces armures, ces trophées, ces panoplies, ces tableaux, ces antiquités, rassemblés ici par vos soins, ne manquent pas d’un certain cachet.
— J’ai fait de mon mieux, Hubert. Tu ne veux que du moderne dans les autres pièces du château. J’ai donc réuni, dans cette galerie, tous les glorieux souvenirs de ton illustre famille. Je regrette, toutefois, que Mme Millasson vienne visiter cette pièce avant que l’acheteur de ferraille n’ait débarrassé ce coin.
— Pas d’importance. D’ailleurs, Mme Millasson vient surtout pour voir la ceinture de dame Alix. Cette ceinture, dont je lui ai parlé par hasard, a excité, au plus haut point, sa curiosité.
— La ceinture de dame Alix est, en effet, une des pièces les plus remarquables de notre galerie. Elle est parfaitement conservée. Il n’y manque pas un écrou. La voilà, mon cher Hubert, astiquée et brillante comme une cuirasse, dans cette vitrine. Elle pourrait encore servir utilement à refouler les débordements de certaines femmes-modernes.
Le jeune duc fronça les sourcils.
— Est-ce une allusion, Baptiste ?
— Je ne me permettrai pas, Hubert. Simple remarque philosophique. Je constate seulement que certains maris auraient avantage à suivre l’exemple de nos aïeux, en remettant à la mode l’usage de la ceinture… Mais on a sonné. C’est sans doute la personne que tu attends. Permets que je me retire.
— J’allais vous en prier. Et surtout, Baptiste, veillez à ce que je ne sois pas dérangé. Je n’y suis plus pour personne.
— Compris, Hubert.
Et clignant de l’œil malicieusement, le majordome sortit de la galerie des Ancêtres.