Chapitre 2 — 2
Quant à moi, je ne pouvais pas bouger, j’étais comme frappé au cœur. Passionné et capable seulement de saisir les choses d’une manière passionnée, dans l’élan fougueux de tous mes sens, je venais pour la première fois de me sentir conquis par un maître, par un homme ; je venais de subir l’ascendant d’une puissance devant laquelle c’était un devoir absolu et une volupté de s’incliner. Mon sang me brûlait dans les veines, je le sentais ; ma respiration était plus rapide ; ce rythme impétueux battait jusque dans mon corps, et tiraillait avec impatience mes articulations. Enfin je cédai à mon impulsion, et je me poussai lentement jusqu’au premier rang pour voir la figure de cet homme, car chose étrange, tandis qu’il parlait, je n’avais pas du tout aperçu ses traits, tellement ils étaient fondus dans la trame même de son discours. Alors encore, je ne pus d’abord apercevoir qu’un profil imprécis, comme une silhouette : il était debout, à demi tourné vers un étudiant, lui posant familièrement la main sur l’épaule, dans le contre-jour de la fenêtre. Mais même ce mouvement spontané avait une cordialité et une grâce que je n’aurais jamais cru possibles chez un pédagogue.
Sur ces entrefaites, quelques étudiants m’avaient remarqué, et, afin de ne pas passer à leurs yeux pour un intrus, je fis encore quelques pas vers le professeur et j’attendis qu’il eût terminé son entretien. C’est à ce moment-là que je pus examiner à loisir son visage : une tête de Romain, avec un front de marbre bombé, aux côtés luisants surmontés d’une vague de cheveux blancs rebroussés en crinière. C’était, en haut, la hardiesse imposante d’une figure exprimant une forte intellectualité, mais au-dessous des cernes profonds autour des yeux, le visage s’amollissait vite, devenait presque efféminé par la rondeur lisse du menton et par la lèvre mobile, tiraillée nerveusement tantôt en forme de sourire, et tantôt en une inquiète déchirure. Ce qui en haut donnait au front sa beauté virile, la plastique amollie de la chair le dissolvait dans des joues un peu flasques et une bouche changeante ; imposante et autoritaire au premier abord, sa face vue de près produisait une impression de tension pénible. L’attitude de son corps révélait une dualité analogue. Sa main gauche reposait indolemment sur la table ou du moins paraissait reposer, car sans cesse de petits battements crispés passaient sur les nodosités de ses doigts ; ceux-ci qui étaient minces et, pour une main d’homme, un peu trop délicats, un peu trop mous, peignaient avec impatience des figures invisibles sur le bois nu de la table, tandis que ses yeux recouverts de lourdes paupières étaient baissés et marquaient l’intérêt qu’il prenait à la conversation. Était-ce de l’inquiétude, ou bien l’émotion vibrait-elle encore dans ses nerfs agités ? En tout cas, le tressaillement involontaire de sa main était en contradiction avec l’attention patiente et calme de son visage qui, épuisé et pourtant concentré, paraissait plongé tout entier dans l’entretien avec l’étudiant.
Enfin ce fut mon tour ; je m’avançai, déclinai mon nom et mes intentions, et aussitôt son œil s’éclaira en tournant vers moi sa pupille à l’éclat presque bleu. Pendant deux ou trois bonnes secondes d’interrogation, cette lueur fit le tour de mon visage, depuis le menton jusqu’à la chevelure ; sans doute que cet examen doucement inquisiteur me fit rougir, car le professeur répondit à mon trouble par un rapide sourire, en disant : « Vous voulez donc vous inscrire à mon cours ; il faudra que nous en causions ensemble d’une manière plus précise. Excusez-moi de ne pas le faire tout de suite. J’ai maintenant à régler encore quelques questions ; mais attendez-moi en bas devant le portail et ensuite vous m’accompagnerez jusque chez moi. » En même temps il me tendit la main, une main délicate et mince, dont le contact fut à mes doigts plus léger qu’un gant, tandis que déjà il était tourné avec affabilité vers le suivant qui attendait là.
Je restai donc devant le portail pendant dix minutes, le cœur battant. Qu’allais-je lui dire, s’il me questionnait sur mes études ? Comment lui avouer que j’avais toujours écarté de mon travail aussi bien que de mes heures de loisir tous sujets littéraires ? Ne me mépriserait-il pas, ou du moins ne m’exclurait-il pas aussitôt de ce cercle de feu par lequel je me sentais aujourd’hui magiquement embrasé ? Mais à peine se fut-il approché d’un pas rapide, avec un bon sourire, que sa présence suffit déjà à m’ôter toute gêne ; et même, sans qu’il eût insisté, j’avouai (incapable de rien dissimuler devant lui) que j’avais assez mal employé mon premier semestre. De nouveau son regard de chaleureux intérêt se posa sur moi. « La pause, elle aussi, fait partie de la musique », sourit-il pour m’encourager ; et, apparemment pour ne pas me rendre davantage honteux de mon ignorance, il se contenta de me questionner sur des choses personnelles, sur mon pays natal et l’endroit où je pensais me loger. Lorsque je lui eus dit que jusqu’à présent je n’avais pas cherché de chambre, il m’offrit son concours et me conseilla d’aller voir d’abord dans sa maison, car une vieille femme à demi sourde avait à y louer une gentille chambrette dont plusieurs de ses étudiants avaient été chaque fois satisfaits. Et quant au reste, il s’en occuperait lui-même : si mon intention était réellement de prendre l’étude au sérieux, il considérait comme son devoir le plus cher de m’être utile à tous égards. Lorsque nous fûmes arrivés devant sa maison, il me tendit de nouveau la main et m’invita à lui rendre visite chez lui le lendemain soir, afin que nous élaborions en commun un plan d’études. Ma reconnaissance pour la bonté inespérée de cet homme était si grande que je ne pus qu’effleurer respectueusement sa main et ôter mon chapeau d’un air embarrassé, en oubliant de le remercier en paroles.
Il va de soi que je louai aussitôt la chambrette dans cette maison. Même si elle ne m’eût pas plu du tout, je ne l’en aurais pas moins prise, et cela uniquement à cause de l’impression, naïve et reconnaissante, de me trouver spatialement plus près de ce maître enchanteur qui, en une heure, m’avait donné plus que tous les autres ensemble. Mais la petite chambre était ravissante : située au-dessus de l’appartement de mon maître, rendue un peu obscure par le pignon de bois qui la surmontait, elle offrait de la fenêtre une large vue à la ronde sur les toits voisins et sur le clocher ; dans le lointain on distinguait un carré de verdure et, au-dessus, les nuages, les chers nuages de ma patrie. Une petite vieille, sourde comme un pot, s’occupait avec les soins touchants d’une mère de ses pupilles du moment. En deux minutes je me mis d’accord avec elle, et une heure plus tard, ma malle grinçante faisait crier en montant l’escalier de bois.
Ce soir-là, je ne sortis plus ; j’oubliai même de manger, de fumer. Mon premier mouvement avait été de tirer de ma malle le Shakespeare que par hasard j’avais emporté, impatient de le lire (c’était la première fois depuis des années) ; ma curiosité avait été enflammée jusqu’à la passion par le discours du professeur, et je lus l’œuvre du poète comme je ne l’avais jamais fait auparavant. Peut-on expliquer des changements semblables ? Mais tout d’un coup, je découvrais dans ce texte un univers ; les mots se précipitaient sur moi, comme s’ils me cherchaient depuis des siècles ; le vers courait, en m’entraînant comme une vague de feu, jusqu’au plus profond de mes veines, de sorte que je sentais à la tempe cette étrange sorte de vertige ressenti quand on rêve qu’on vole. Je vibrais, je tremblais ; je sentais mon sang couler plus chaud en moi ; une espèce de fièvre me saisissait ; rien de tout cela ne m’était encore jamais arrivé et, pourtant, je n’avais fait qu’entendre un discours passionné. Mais l’enivrement de ce discours persistait sans doute encore en moi ; si je répétais une ligne tout haut, je sentais que ma voix imitait inconsciemment la sienne ; les phrases bondissaient suivant le même rythme impétueux et mes mains avaient envie, tout comme les siennes, de planer et de s’envoler. Comme par un coup de magie, j’avais en une heure de temps renversé le mur qui jusqu’alors me séparait du monde de l’esprit et je me découvrais, moi, passionné par essence, une nouvelle passion qui m’est restée fidèle jusqu’à aujourd’hui : le désir de jouir de toutes les choses terrestres dans des mots inspirés. Par hasard, j’étais tombé sur Coriolan, et je fus pris comme d’un vertige, lorsque je trouvai en moi tous les éléments de cet homme, le plus singulier de tous les Romains : fierté, orgueil, colère, raillerie, moquerie, tout le sel, tout le plomb, tout l’or, tous les métaux du sentiment. Quel plaisir nouveau pour moi que de découvrir, de comprendre cela tout d’un coup, magiquement ! Je lus et je lus jusqu’à en avoir les yeux brûlants ; lorsque je regardai ma montre, il était trois heures et demie. Presque effrayé de cette nouvelle puissance qui, pendant six heures, avait fait vibrer tous mes sens, en les stupéfiant, j’éteignis la lumière, mais en moi-même les images continuèrent de briller et de fulgurer ; je pus à peine dormir dans le désir et l’attente du lendemain qui, pensais-je, élargirait cet univers qui s’était découvert à moi d’une manière si enchanteresse, et en ferait entièrement ma propriété.
Mais le lendemain matin m’apporta une déception. Mon impatience m’avait fait arriver un des premiers dans la salle où mon maître (car c’est ainsi que je l’appellerai désormais) devait faire son cours sur la phonétique anglaise. Son entrée suffit à me faire peur : était-ce donc là le même homme qu’hier, ou bien étaient-ce seulement mon esprit excité et mon souvenir qui avaient fait de lui un Coriolan enflammé, qui sur le Forum brandissait la parole comme la foudre, intrépide et héroïque, subjuguant et domptant toute résistance ? Celui qui entrait ici d’un pas menu et traînant était un vieil homme fatigué. Comme si un vernis pâle et lumineux eût quitté son visage, je remarquai maintenant, assis au premier rang, que ses traits ternes et presque maladifs étaient sillonnés de rides profondes et de larges crevasses ; des ombres bleues creusaient comme des rigoles dans le gris flasque des joues. Tandis qu’il lisait, des paupières trop lourdes voilaient ses yeux ; et la bouche aux lèvres décolorées et trop minces ne donnait à la parole aucune sonorité : où était son allégresse, cet enthousiasme qui s’exaltait de sa propre jubilation ? Même la voix me semblait étrangère ; comme désenchantée par cet exposé de grammaire, elle allait avec raideur, d’un pas monotone et fatigant, à travers un sable qui faisait entendre un crissement sec.
Je fus pris d’inquiétude. Ce n’était, certes, pas là l’homme que j’attendais avec impatience depuis le point du jour ; et qu’était devenu son visage, qui brillait hier sur moi comme un astre ? Ici un professeur usé déroulait froidement son cours ! J’écoutais avec une anxiété toujours nouvelle l’accent de sa parole, pour voir si malgré tout le ton d’hier ne reparaîtrait pas, cette vibration chaude qui avait étreint mon être comme une main sonore et qui l’avait haussé jusqu’à la passion. Mon regard se posait sur lui toujours plus inquiet, palpant en quelque sorte, plein de déception, ce visage devenu étranger : indéniablement la figure était la même, mais elle semblait vidée, dépouillée de toutes forces créatrices, lasse et vieillie, comme le masque parcheminé d’un vieil homme. Mais une pareille chose était-elle possible ? Pouvait-on être si jeune à une certaine heure et, l’heure d’après, si vieux ? Y avait-il des bouillonnements de l’esprit qui soudain transforment le visage aussi bien que la parole et qui vous rajeunissent de dizaines d’années ?
La question me tourmentait. Je sentais brûler en moi comme une soif de mieux connaître cet homme au double aspect. Et obéissant à une inspiration subite, à peine eut-il quitté sa chaire, en passant devant nous sans nous regarder, que je courus à la bibliothèque et demandai ses publications. Peut-être qu’aujourd’hui il était tout simplement fatigué et que son élan avait été étouffé par une indisposition physique : mais ici, dans la forme du livre fixée pour durer, je trouverais forcément le moyen de pénétrer et de comprendre sa personnalité qui m’intriguait si fortement. Le garçon m’apporta les livres : je fus surpris de leur petit nombre. En vingt ans, cet homme déjà vieillissant n’avait donc publié que cette mince série de brochures détachées, d’introductions, de préfaces, une thèse sur l’authenticité du Périclès de Shakespeare, un parallèle entre Hölderlin et Shelley (cela, il est vrai, à une époque où aucun des deux n’était considéré par son peuple comme un génie) et sinon, rien que de la pacotille philologique. À vrai dire, tous ces écrits annonçaient comme en préparation un ouvrage en deux volumes intitulé « Le Théâtre du Globe, son histoire, sa description, ses auteurs ». Mais bien que cette annonce remontât déjà à vingt ans, le bibliothécaire me confirma, sur la demande que je lui en fis expressément, que l’ouvrage n’avait jamais paru. Un peu craintif et n’ayant plus déjà qu’un faible courage, je feuilletai ces brochures dans l’ardent espoir d’y entendre de nouveau la voix enivrante et son rythme impétueux. Mais ces écrits marchaient d’un pas de constante gravité ; nulle part n’y frémissait le rythme à la chaude cadence, bondissant au-dessus de lui-même comme la vague au-dessus de la vague, le rythme de ce discours enivrant. Quel dommage, soupira quelque chose en moi ; j’avais envie de me donner des coups, tellement je frémissais de colère et de méfiance à l’égard de mon sentiment qui, trop rapide et trop crédule, s’était abandonné à lui. Mais l’après-midi, au séminaire, je le reconnus. Tout d’abord, il ne parla pas lui-même. Cette fois-ci, suivant l’usage des « collèges » anglais, deux douzaines d’étudiants étaient répartis, pour la discussion, en deux camps, parlant pour et contre ; le sujet était encore emprunté à son Shakespeare bien-aimé : il s’agissait de savoir si Troïlus et Cressida (dans son œuvre préférée) devaient être considérés comme des figures de parodie, et l’œuvre elle-même comme une comédie satirique ou comme une tragédie masquée par l’ironie. Bientôt, sous l’action de sa main habile, cet entretien simplement intellectuel s’enflamma et se chargea d’une animation électrique. Les arguments bondissaient avec acuité contre des assertions manquant de vigueur ; des interruptions et des exclamations stimulaient vivement l’ardeur et l’impétuosité de la discussion, si bien que ces jeunes gens se manifestaient mutuellement presque de l’hostilité. C’est alors seulement, lorsque les étincelles se mirent à crépiter, que le professeur intervint brusquement, calma la confrontation devenue trop violente, en ramenant avec adresse la discussion à son objet, mais en même temps pour lui imprimer, par une impulsion secrète, un puissant élan spirituel s’élevant jusqu’à l’infini ; et ainsi il fut subitement au centre de ce jeu de flammes dialectiques, lui-même plein d’une allègre excitation, aiguillonnant et modérant à la fois ce combat de coqs entre les opinions, maître de cette vague déferlante d’enthousiasme juvénile et lui-même emporté par elle. Appuyé à la table, les bras croisés sur la poitrine, il regardait l’un, puis l’autre, souriant à celui ci, encourageant celui-là discrètement à la riposte, et son œil brillait du même feu que la veille : je sentais qu’il était obligé de se maîtriser pour ne point leur ôter à tous, d’un seul coup, la parole de la bouche. Mais il se contenait avec violence ; je le voyais à ses mains, qui pressaient toujours plus fortement sa poitrine comme les douves d’un tonneau ; je le devinais à ses commissures frémissantes, qui retenaient avec peine le mot déjà palpitant. Et subitement, ce fut plus fort que lui ; il se jeta avec ivresse dans la discussion, à la façon d’un plongeur ; d’un geste énergique de sa main brandie, il coupa en deux le tumulte, comme fait la baguette d’un chef d’orchestre : aussitôt tous se turent, alors il résuma les arguments, à sa manière harmonieuse. Et, tandis qu’il parlait, resurgissait son visage de la veille ; les rides disparaissaient derrière le jeu flottant des nerfs, son cou et sa silhouette se tendaient en un geste hardi et dominateur et, abandonnant sa posture courbée de guetteur, il s’élança dans le discours, comme dans un flot torrentiel. L’improvisation l’emporta : et je commençai à comprendre que, d’un tempérament froid lorsqu’il était seul, il était privé, dans un cours théorique ou dans la solitude de son cabinet, de cette matière enflammée qui, ici, dans notre groupe compact, fasciné et retenant son souffle, faisait exploser une barrière intérieure ; il avait besoin (oh, que je le sentais !) de notre enthousiasme pour en avoir lui-même, de notre intérêt pour ses effusions intellectuelles, de notre jeunesse pour ses élans de jeunesse. Comme un joueur de cymbalum se grise du rythme toujours plus sauvage de ses mains frénétiques, son discours devenait toujours plus puissant, plus enflammé, plus coloré et plus ardent ; et plus notre silence était profond (malgré soi on percevait dans l’espace les respirations contenues), plus son exposé s’envolait, plus il était captivant et plus il s’élançait comme un hymne. En ces minutes-là tous nous lui appartenions, à lui seul, entièrement possédés par cette exaltation.
Et de nouveau, lorsqu’il termina soudain, en évoquant un passage du discours de Gœthe sur Shakespeare, notre excitation retomba tout d’un coup. Et de nouveau, comme la veille, il s’appuya épuisé contre la table, le visage blême, mais encore parcouru par les petites vibrations et les frémissements des nerfs, et dans ses yeux luisait étrangement la volupté de l’effusion qui durait encore, comme chez une femme qui vient de s’arracher à une étreinte souveraine. J’avais scrupule à m’entretenir maintenant avec lui, mais par hasard son regard tomba sur moi, et indéniablement il sentit ma gratitude enthousiasmée, car il me sourit d’un air amical et, légèrement tourné vers moi, sa main entourant mon épaule, il me rappela que je devais aller le trouver chez lui, le soir même, comme convenu.
À sept heures précises, je me trouvai donc chez lui. Avec quel tremblement l’adolescent que j’étais, franchit-il ce seuil pour la première fois ! Rien n’est plus passionnée que la vénération d’un jeune homme, rien n’est plus timide, plus féminin que son inquiète pudeur. On me conduisit dans son cabinet de travail ; une pièce à demi obscure où je ne vis d’abord, à travers les vitres des bibliothèques, que les dos bariolés d’une multitude de livres. Au-dessus de la table était accrochée l’École d’Athènes de Raphaël, tableau qu’il aimait particulièrement (comme il me l’expliqua par la suite), parce que toutes les disciplines, tous les courants de pensée y sont symboliquement unis en une synthèse parfaite. Je le voyais pour la première fois : malgré moi, je crus découvrir dans le visage volontaire de Socrate une ressemblance avec le front de mon maître. Plus loin derrière brillait un marbre blanc, une belle réduction du buste du Ganymède de Paris, avec, tout près, le Saint Sébastien d’un vieux maître allemand : beauté tragique qui probablement n’avait pas été placée par hasard à côté d’une beauté voluptueuse. J’attendais, le cœur battant, silencieux comme toutes ces œuvres d’art, nobles et muettes, qui étaient là tout autour ; ces objets exprimaient symboliquement une beauté spirituelle nouvelle pour moi, que je n’avais jamais pressentie et ne comprenais pas encore très nettement, bien que je me sentisse déjà prêt à communier fraternellement avec elle. Mais je n’eus que peu de temps pour contempler tout cela, car celui que j’attendais entrait déjà et se dirigeait vers moi ; de nouveau se posa sur moi ce regard mollement enveloppant et qui brûlait comme d’un feu caché, ce regard qui, à ma propre surprise, dégelait et épanouissait ce qui était le plus secret dans mon être. Je lui parlai aussitôt avec une liberté complète, comme à un ami, et lorsqu’il me questionna sur mes études à Berlin, monta soudain malgré moi à mes lèvres (j’en fus moi-même tout effrayé) le récit de la visite de mon père, et je confirmai à cet étranger le serment secret que j’avais fait de me livrer au travail avec le sérieux le plus absolu. Il me regarda d’un air ému : « Non seulement avec sérieux, mon garçon, dit-il ensuite, mais surtout avec passion. Celui qui n’est pas passionné devient tout au plus un pédagogue ; c’est toujours par l’intérieur qu’il faut aller aux choses, toujours, toujours en partant de la passion. – Sa voix devenait de plus en plus chaude, et la pièce de plus en plus obscure. Il me parla beaucoup de sa propre jeunesse, me raconta comment lui aussi avait follement commencé et comment il ne découvrit que tard sa propre vocation : je n’avais qu’à être courageux et, dans la mesure de ses moyens, il m’aiderait ; je pouvais m’adresser à lui sans crainte, quels que fussent mes désirs et mes questions. Jamais encore, dans toute ma vie, personne ne m’avait parlé avec autant d’intérêt, avec une compréhension aussi profonde. Je tremblais de gratitude et j’étais heureux que l’obscurité cachât mes yeux humides.
J’aurais ainsi pu rester là des heures, sans faire attention au temps, lorsqu’on frappa légèrement. La porte s’ouvrit : une mince silhouette entra, comme une ombre. Il se leva et présenta : « Ma femme. » L’ombre svelte, indistincte, approcha, mit une petite main dans la mienne et dit alors, tournée vers lui : « Le dîner est prêt. – Oui, oui, je le sais », répondit-il hâtivement et (ce fut du moins mon impression) d’un air un peu contrarié. Quelque chose de froid parut soudain être passé dans sa voix et, comme maintenant la lumière électrique flamboyait, il redevint l’homme vieilli de l’austère salle de cours qui, d’un geste las, me congédia.
Je passai les deux semaines qui suivirent dans une fureur passionnée de lire et d’apprendre. Je sortais à peine de ma chambre ; pour ne pas perdre de temps, je prenais mes repas debout ; j’étudiais sans arrêt, sans récréation, presque sans sommeil. Il en était de moi comme de ce prince du conte oriental qui, brisant l’un après l’autre les sceaux posés sur les portes de chambres fermées, trouve dans chacune d’elles des monceaux toujours plus gros de bijoux et de pierres précieuses, et explore avec une avidité toujours plus grande l’enfilade de ces pièces, impatient d’arriver à la dernière. C’est exactement ainsi que je me précipitais d’un livre dans un autre, enivré par chacun, mais jamais rassasié : mon impétuosité était maintenant passée dans le domaine de l’esprit. J’eus alors un premier pressentiment de l’immensité inexplorée de l’univers intellectuel : aussi séduisant pour moi que l’avait été d’abord le monde aventureux des villes ; mais en même temps j’éprouvais la crainte puérile d’être impuissant à prendre possession de cet univers ; aussi j’économisais sur mon sommeil, mes plaisirs, mes conversations, sur toutes formes de distraction, uniquement pour mieux profiter du temps dont, pour la première fois, je comprenais tout le prix. Mais ce qui enflammait de telle sorte mon zèle, c’était surtout l’amour-propre, pour ne pas déchoir devant mon maître, ne pas décevoir sa confiance, pour obtenir de lui un sourire d’approbation et l’attacher à moi comme j’étais attaché à lui. La moindre occasion me servait d’épreuve ; sans cesse je stimulais mes facultés (mal dégrossies encore, mais devenues remarquablement actives) – pour lui en imposer, le surprendre : si dans son cours il nommait un auteur dont l’œuvre m’était étrangère, l’après-midi je me mettais en chasse, afin de pouvoir le lendemain étaler avec vanité mes connaissances au fil de la discussion. Un désir exprimé par lui tout à fait en passant et à peine aperçu par les autres devenait pour moi un ordre : ainsi il suffit d’une observation faite négligemment au sujet du sempiternel tabagisme des étudiants, et aussitôt, je jetai ma cigarette allumée et je renonçai tout à coup, pour toujours, à l’habitude ainsi censurée. Comme la parole d’un évangéliste, la sienne était pour moi, à la fois, loi et faveur ; sans cesse aux aguets, mon attention toujours tendue saisissait avidement chacune de ses remarques, jusqu’aux plus anodines. Je faisais mon bien, comme un avare, de chacune de ses paroles et de chacun de ses gestes, et dans ma chambre je palpais avec tous mes sens et je gardais passionnément ce butin ; autant je ne voyais en lui que le guide, autant mon ambition intolérante ne voyait dans tous mes camarades que des ennemis, – ma volonté jalouse se jurant chaque jour à nouveau de les surpasser et de les vaincre.
Sentait-il lui-même tout ce qu’il était pour moi, ou bien s’était-il mis à aimer cette fougue de mon être… toujours est-il que mon maître me distingua bientôt d’une manière particulière, en me manifestant un intérêt visible. Il conseillait mes lectures, il me poussait, moi, le tout nouveau, d’une manière presque injuste au premier rang des discussions collectives, et souvent il m’autorisait à venir le soir m’entretenir familièrement avec lui. Alors il prenait le plus souvent un des livres posés contre le mur et, de cette voix sonore qui dans l’animation devenait toujours plus claire et plus haute d’un ton, il lisait des passages de poèmes ou de tragédies, ou bien il expliquait des problèmes controversés ; dans ces deux premières semaines d’enivrement, j’ai appris plus de choses sur l’essence de l’art que jusqu’alors en dix-neuf ans. Nous étions toujours seuls durant cette heure pour moi trop brève. Vers huit heures, on frappait doucement à la porte : c’était sa femme qui l’appelait pour dîner. Mais elle n’entrait jamais plus dans la pièce, obéissant visiblement à la consigne de ne pas interrompre notre entretien.