Chapitre 3 — 3
Ainsi quinze jours s’étaient écoulés, des jours du début de l’été, remplis à éclater et surchauffés, lorsqu’un matin la force de travail se brisa en moi, comme un ressort trop tendu. Déjà auparavant, mon maître m’avait averti, me disant de ne pas pousser à l’excès l’application, de prendre de temps en temps un jour de repos et d’aller à la campagne ; voici que brusquement cette prédiction s’accomplissait : je me réveillai apathique après un sommeil trouble ; les lettres dansaient devant moi comme des têtes d’épingles, dès que j’essayais de lire. Fidèle comme un esclave, même à la moindre parole de mon maître, je résolus aussitôt d’obéir et de prendre, au milieu de ces journées assoiffées de culture, un jour de liberté et de récréation. Je m’en fus dès le matin ; je visitai pour la première fois la ville, en partie ancienne ; je grimpai les centaines de marches du clocher, uniquement pour donner du nerf à mon corps, et de la plate-forme, je découvris un petit lac entouré de verdure. En homme du nord, né au bord de la mer, j’aimais passionnément la natation, et précisément ici, en haut du clocher vers lequel les prairies mouchetées brillaient comme un pays d’étangs verts, je fus saisi brusquement d’un désir irrésistible, comme apporté par le vent de mon pays, le désir de me plonger dans le cher élément. Et l’après-midi, à peine déniché l’emplacement de la baignade, quand j’eus nagé quelques brasses, mon corps recommença à se sentir bien en train ; les muscles de mes membres reprenaient une souplesse et une élasticité qu’ils n’avaient pas connues depuis des semaines ; le soleil et le vent jouant sur ma peau nue firent renaître en moi, en une demi-heure, le garçon impétueux d’auparavant, qui se colletait sauvagement avec ses camarades et qui risquait sa vie pour une folie ; j’avais tout oublié des livres et de la science, tout entier à m’ébrouer et à m’étirer. Avec ce démon qui m’était particulier, repris par une passion depuis longtemps délaissée, je m’étais dépensé pendant deux heures dans l’élément retrouvé, j’avais, trente fois peut-être, plongé depuis le tremplin, pour me décharger par cet exercice du trop-plein de ma force ; deux fois j’avais traversé le lac et ma fougue n’était pas encore épuisée. M’ébattant et vibrant de tous mes muscles tendus, je cherchais autour de moi quelle épreuve nouvelle je pourrais bien tenter, impatient de faire quelque chose de fort, d’audacieux et de téméraire.
Voici que de l’autre côté, dans le bain des femmes, le tremplin cria, et je sentis se propager en frémissant jusque dans la charpente l’élan d’un saut puissant. En même temps un corps svelte de femme, auquel la courbe du plongeon donnait la forme d’un croissant d’acier, comme un cimeterre, s’élevait puis piquait, la tête en bas. Pendant un moment le plongeon creusa un tourbillon clapotant surmonté d’une écume blanche ; puis la silhouette toute tendue reparut à la surface et se dirigea par des brasses énergiques vers l’île au milieu du lac. « La suivre ! la rattraper ! » – le goût du sport entraîna mes muscles, d’un seul coup. Aussitôt je me jetai à l’eau et, jouant des épaules, je nageai sur ses traces, en accélérant toujours mon allure. Mais, remarquant qu’elle était poursuivie et tout aussi sportive, la nageuse profita avec entrain de son avance, vira adroitement en passant devant l’île, et reprit à toute vitesse le chemin du retour. Reconnaissant vite son intention, je me jetai moi aussi sur la droite, je nageai avec tant de vigueur que ma main en s’allongeant était déjà dans son sillage et il n’y avait plus qu’une coudée entre nous. Soudain, par une ruse hardie, la fugitive plongea brusquement, pour reparaître ensuite, un instant plus tard, juste derrière la ligne du bassin des femmes, m’interdisant de continuer la poursuite. Ruisselante et victorieuse, elle monta l’échelle : pendant un instant elle fut obligée de s’arrêter, une main sur la poitrine, manifestement à bout de souffle ; mais ensuite elle se retourna et lorsqu’elle me vit arrêté à la limite, elle rit vers moi, d’un air de triomphe et les dents brillantes. Je ne pouvais pas très bien distinguer son visage sous le bonnet et contre le vif soleil ; seul son rire éclatait ironique et clair dans la direction du vaincu.
J’étais à la fois contrarié et content : pour la première fois depuis Berlin, j’avais senti sur moi ce regard flatteur d’une femme ; peut-être était-ce là une aventure qui m’attendait ? En trois brasses, je regagnai le bain des hommes ; je jetai prestement mes vêtements sur ma peau encore mouillée, afin de pouvoir être assez tôt à la sortie pour la guetter. Je dus attendre dix minutes ; puis (facile à reconnaître à ses formes minces d’éphèbe) mon orgueilleuse adversaire arriva d’un pas léger et accéléra encore dès qu’elle me vit, dans l’intention évidente de m’ôter la possibilité de l’aborder. Elle avançait avec des muscles aussi agiles que précédemment quand elle nageait ; toutes les articulations obéissaient nerveusement à ce corps mince d’adolescent, peut-être un peu trop mince : je m’essoufflai vraiment à la rattraper sans me faire remarquer, car elle filait comme une flèche pour m’échapper. Enfin j’y réussis ; à un tournant du chemin, je m’avançai habilement en obliquant, je levai de très loin mon chapeau comme font les étudiants et je lui demandai, avant même de l’avoir regardée en face, si je pouvais l’accompagner. Elle jeta de côté un regard moqueur, et sans ralentir le rythme ardent de sa marche, elle me répondit avec une ironie presque provocante : « Pourquoi pas, si je ne vais pas trop vite pour vous ? Je suis très pressée. » Encouragé par ce naturel, je devins plus pressant ; je lui posai une douzaine de questions indiscrètes et pour la plupart sottes, auxquelles elle répondait pourtant de bon cœur et avec une liberté si stupéfiante que j’en fus en réalité plus troublé qu’encouragé dans mes intentions. Car mon code berlinois d’entrée en matière prévoyait plutôt la résistance et la raillerie qu’un entretien aussi franc, mené au pas de course : ainsi j’eus pour la seconde fois le sentiment de m’être attaqué très maladroitement à une adversaire trop forte.
Mais encore ce ne fut pas là le pire. Car lorsque, redoublant de curiosité, je lui demandai avec insistance où elle habitait, deux yeux couleur noisette, pleins de fierté, se tournèrent vers moi et étincelèrent, tandis qu’elle ne retenait plus son rire : « Dans votre voisinage le plus immédiat. » Stupéfait, je la regardai fixement. Ses yeux se tournèrent encore une fois de mon côté pour voir si la flèche du Parthe avait touché, et véritablement elle m’était entrée dans la gorge. C’en fut aussitôt fini de cette insolence que j’avais pratiquée à Berlin ; je balbutiai d’une voix mal assurée et presque humblement en lui demandant si ma compagnie ne la gênait pas. « Nullement, fit-elle en souriant de nouveau ; nous n’avons plus que deux rues et nous pouvons bien les parcourir ensemble. » À ce moment-là, mon sang bourdonna à mes oreilles : c’est à peine si je pouvais avancer. Mais que faire ? La quitter maintenant eût été encore une plus grande offense : il me fallut donc marcher avec elle jusqu’à la maison où j’habitais. Alors elle s’arrêta soudain, me tendit la main et me dit négligemment : « Merci de m’avoir accompagnée. Vous viendrez ce soir à six heures voir mon mari, n’est-ce pas ? »
Je dus devenir cramoisi de honte. Mais avant que j’eusse pu m’excuser, elle avait monté prestement l’escalier et j’étais là immobile, songeant avec terreur aux propos stupides que, dans ma balourdise et mon insolence, je m’étais permis. En idiot fanfaron que j’étais, je l’avais invitée, comme une simple cousette, à une excursion dominicale ; j’avais célébré son corps d’une manière sotte et banale, puis j’avais dévidé le refrain sentimental de l’étudiant solitaire ; je me sentais malade de honte, tellement la nausée de moi-même m’étouffait. Et voilà donc qu’elle s’en allait toute rieuse, fière jusqu’aux oreilles, trouver son mari et lui révéler mes sottises, à lui dont le jugement m’était plus précieux que celui de tous les hommes, aux yeux de qui paraître ridicule me semblait plus douloureux que d’être fouetté tout nu sur la place publique !
Je vécus jusqu’au soir des heures atroces : mille fois je me représentai la façon dont il me recevrait avec son fin sourire ironique. Ah ! je le savais, il était maître dans l’art des paroles sardoniques et il s’entendait à aiguiser un trait d’esprit qui vous piquait et vous brûlait jusqu’au sang. Un condamné ne peut pas monter à l’échafaud avec plus de terreur que moi, en gravissant l’escalier, et à peine fus-je entré dans son cabinet de travail, retenant difficilement un lourd sanglot, que mon trouble augmenta encore, car je crus bien avoir entendu, dans la pièce à côté, le froufrou d’une robe de femme. À coup sûr, elle était là aux aguets, l’orgueilleuse, à se repaître de mon embarras et à jouir de la déconfiture du jeune bavard. Enfin, mon maître arriva. « Qu’avez-vous donc ? » me demanda-t-il avec sollicitude. « Vous êtes bien pâle aujourd’hui. » Je prétendis que non, attendant le coup. Mais l’exécution redoutée ne se produisit pas. Il parla, tout comme à l’ordinaire, de choses littéraires ; j’avais beau sonder ses paroles avec anxiété, aucune d’elles ne cachait la moindre allusion ou la moindre ironie, et, d’abord étonné, puis tout heureux, je reconnus qu’elle n’avait rien dit.
À huit heures on frappa à la porte. Je pris congé : mon cœur était de nouveau d’aplomb dans ma poitrine. Lorsque je fus derrière la porte, elle vint à passer : je la saluai, son regard me sourit légèrement ; et, mon sang circulant en moi largement, j’interprétai ce pardon comme la promesse de continuer à se taire.
À partir de ce jour-là, une nouvelle façon d’observer les choses commença pour moi ; jusqu’alors ma vénération dévote et puérile considérait tellement le maître, que j’adorais comme un génie d’un autre monde, que j’en oubliais complètement de faire attention à sa vie privée, à sa vie terrestre. Avec cette exagération qui caractérise tout véritable enthousiasme, j’avais nettoyé complètement son existence de toutes les fonctions quotidiennes de notre monde systématique et bien réglé. Et de même que, par exemple, quelqu’un qui pour la première fois est amoureux n’ose déshabiller en pensée la jeune fille qu’il idolâtre ni la regarder tout naturellement comme semblable aux milliers d’autres personnes qui portent une robe, de même je n’osais glisser un regard dans son existence privée : je ne voyais en lui qu’un être toujours sublime, dégagé de toutes les vulgarités matérielles, en sa qualité de messager du Verbe, de réceptacle de l’esprit créateur. Or, maintenant que cette aventure tragi-comique venait de mettre sa femme sur ma route, je ne pus pas m’empêcher d’observer de très près son existence familiale et conjugale ; tout à fait contre ma volonté, une curiosité de guetteur inquiet m’ouvrit les yeux, et à peine ce regard fureteur naquit-il qu’il se troubla aussitôt, car l’existence de cet homme, à l’intérieur de son domaine propre, était étrange et constituait comme une énigme presque angoissante. Peu de temps après cette rencontre, lorsque pour la première fois je fus invité à sa table et que je le vis, non pas tout seul mais avec sa femme, j’eus le singulier soupçon que leur vie commune était par trop bizarre ; et plus je pénétrai dans l’intimité de cette maison, plus ce sentiment devint troublant pour moi. Non pas qu’en paroles ou dans les gestes une tension ou un désaccord se fût montré entre eux : au contraire, c’était le néant, l’absence complète de toute tension, positive ou négative, qui les enveloppait d’une atmosphère aussi étrange et impénétrable ; c’était un calme lourd et orageux du sentiment qui rendait l’air plus oppressant que le déchaînement d’une dispute ou les éclairs d’une rancœur cachée. Extérieurement rien ne trahissait l’irritation ou la tension ; seule la distance qui les séparait intérieurement se sentait de plus en plus fort. Car les questions et les réponses de leur conversation raréfiée ne faisaient, pour ainsi dire, que s’effleurer rapidement du bout des doigts ; jamais il n’y avait entre eux de cordialité, la main dans la main, et même avec moi, lors des repas, il parlait avec gêne et hésitation. Et parfois, jusqu’à ce que nous nous remettions à parler des études, la conversation se figeait et se concentrait en un vaste bloc de silence, que personne n’osait plus rompre et dont le froid pesant oppressait ensuite mon âme des heures entières.
Ce qui m’effrayait surtout, c’était sa solitude complète. Cet homme ouvert, d’une nature absolument expansive, n’avait aucun ami ; seuls ses élèves étaient sa société et sa consolation. Il n’était lié à ses collègues de l’Université que par des rapports d’une correction polie ; il n’allait jamais en société ; souvent, il restait des jours entiers sans sortir de sa maison, si ce n’est pour faire les vingt pas qu’il y avait jusqu’à l’Université. Il entassait tout en lui-même, silencieusement, sans se confier ni aux hommes, ni à l’écriture. Et maintenant je compris aussi le caractère éruptif, le jaillissement fanatique de ses discours au milieu des étudiants : c’était son être qui s’épanchait soudain après des journées passées à accumuler ; toutes les pensées qu’il portait en lui, muettes, se précipitaient avec cette fougue que les cavaliers appellent si joliment chez les chevaux la ruée vers l’écurie ; elles rompaient impétueusement la clôture du silence, dans cette chasse à courre verbale.
Chez lui il parlait très rarement, à sa femme moins qu’à tout autre. Et avec une surprise inquiète et presque honteuse, je reconnaissais moi-même, tout jeune garçon inexpérimenté que je fusse, qu’il y avait ici une ombre planant entre ces deux êtres, une ombre flottante et toujours présente, faite d’une matière imperceptible, mais malgré tout, les isolant complètement l’un de l’autre ; et pour la première fois je pressentis quelle épaisseur de secret cache la façade d’un mariage. Comme si un pentagramme magique eût été tracé sur le seuil, jamais sa femme n’osait pénétrer dans son cabinet de travail sans une invitation particulière. Par là on voyait distinctement qu’elle était entièrement exclue de son monde intellectuel. Et jamais mon maître ne permettait qu’on parlât de ses projets et de ses travaux quand elle était là. La manière dont il s’interrompait brusquement au milieu d’une phrase à l’essor passionné, aussitôt qu’elle entrait, m’était même franchement pénible. Ce qu’il y avait là de presque offensant et de dédain quasi manifeste ne se dissimulait même sous aucune forme de politesse ; d’un ton sec, il repoussait clairement loin de lui toute marque d’intérêt de sa part ; mais elle ne paraissait pas remarquer cette offense ou elle y était déjà habituée. Avec son allure de jeune fille pleine de fierté, agile et preste, svelte et musclée, elle montait et descendait les escaliers comme une flèche ; elle avait constamment une foule d’occupations, mais cependant toujours du temps ; elle allait au théâtre ; elle ne négligeait aucune activité sportive ; en revanche, cette femme qui pouvait avoir à peu près trente-cinq ans, était dépourvue de tout goût pour les livres, pour son foyer, pour tout ce qui était solitude, calme ou méditation. Elle paraissait seulement se trouver bien lorsque (toujours à fredonner, aimant rire et à chaque instant prête pour une conversation piquante) elle pouvait déployer ses membres dans la danse, la natation, la course, dans n’importe quel exercice violent ; avec moi, elle ne parlait jamais sérieusement ; elle ne faisait que me taquiner, comme un blanc-bec, et tout au plus voyait-elle en moi un partenaire bon pour des épreuves de force audacieuses. Et cette nature d’agilité et de brillante sensualité formait une opposition si troublante avec le mode de vie de mon maître – sombre, tout replié sur lui-même et seulement enflammé par l’esprit – que je me demandais avec un étonnement toujours nouveau ce qui avait bien pu unir ces deux tempéraments essentiellement dissemblables. À vrai dire, ce singulier contraste était utile pour moi : lorsque, après un travail épuisant, j’entamais la conversation avec elle, il me semblait qu’un casque pesant m’était ôté du front ; après une exaltation extatique, tout reprenait sa couleur quotidienne et son aspect terrestre ; la joyeuse sociabilité de la vie réclamait agréablement ses droits et le rire, que je désapprenais presque dans sa fréquentation austère à lui, venait ainsi fort à propos détendre la pression excessive du travail intellectuel. Une sorte de camaraderie juvénile s’établit entre elle et moi ; et parce que nous ne causions toujours, avec désinvolture, que de sujets indifférents, par exemple en allant ensemble au théâtre, nos rapports n’avaient rien de dangereux. Une seule chose interrompait péniblement l’insouciance complète de nos entretiens et chaque fois me remplissait de trouble : c’était quand le nom de son mari était prononcé. Alors elle opposait invariablement à ma curiosité indiscrète un silence irrité ou bien, lorsque je parlais de lui avec enthousiasme, elle avait un sourire étrangement voilé. Mais ses lèvres restaient fermées : d’une façon différente, mais avec la même violence d’attitude, elle écartait cet homme de sa vie, comme lui-même l’écartait de la sienne. Et pourtant ils vivaient tous deux depuis déjà quinze ans à l’ombre du même toit, sans bruit.
Mais plus ce mystère était impénétrable, plus se renforçait son attraction sur mon impatience passionnée. Il y avait là une ombre, un voile que je sentais frémir, étrangement proche de moi, au souffle de chaque parole ; plusieurs fois déjà je pensais le saisir, ce tissu si troublant, mais il me glissait aussitôt entre les doigts, pour revenir un moment après murmurer tout près de moi ; mais cela ne devenait jamais un mot tangible, une forme palpable. Or, rien n’intrigue et n’excite plus un jeune homme que le jeu énervant des vagues hypothèses ; l’imagination, qui d’habitude vagabonde avec indolence, voit soudain devant elle un but de chasse, et la voilà qui s’enfièvre dans le plaisir, tout nouveau pour elle, de la poursuite de ce gibier. En ce temps-là, des sens inconnus naquirent en moi qui jusqu’alors étais un garçon engourdi : une ouïe extraordinairement fine, qui captait insidieusement les moindres intonations, un regard épieur et inquisiteur plein de méfiance et d’acuité, une curiosité fureteuse qui fouillait l’obscurité ; mes nerfs se tendaient élastiquement jusqu’à devenir douloureux, sans cesse excités par le contact d’un pressentiment et n’arrivant jamais à se détendre dans une impression nette.
Cependant je ne la blâmerai pas, ma curiosité toujours en haleine et aux aguets, car elle était pure. L’émotion qui exaltait ainsi tous mes sens n’était pas celle d’un voyeur concupiscent, aimant à découvrir perfidement chez un être supérieur quelque bassesse humaine ; au contraire, elle se teintait d’une angoisse diffuse, d’une compassion perplexe et hésitante, qui devinait avec une anxiété inquiète la présence d’une souffrance chez ce taciturne. Car plus je pénétrais dans sa vie, plus m’oppressait d’une manière concrète l’ombre qui avait déjà marqué le cher visage de mon maître, cette noble mélancolie, noble parce que noblement surmontée, qui jamais ne s’abaissait jusqu’à une mauvaise humeur désagréable ou à une colère incontrôlée ; si dès la première heure, il m’avait attiré, moi l’étranger, par les illuminations volcaniques de sa parole, maintenant que j’étais devenu son familier, je me sentais encore plus profondément ému par sa taciturnité, par ce nuage de tristesse qui passait sur son front. Rien ne touche aussi puissamment l’esprit d’un adolescent que l’accablement d’un homme supérieur : le Penseur de Michel-Ange, regardant fixement son propre abîme, la bouche de Beethoven, amèrement rentrée, ces masques tragiques de la souffrance universelle émeuvent plus fortement une sensibilité qui n’est pas encore formée que la mélodie argentine de Mozart ou la riche lumière enveloppant les figures de Léonard. Étant elle-même beauté, la jeunesse n’a pas besoin de sérénité : dans l’excès de ses forces vives, elle aspire au tragique, et dans sa naïveté, elle se laisse volontiers vampiriser par la mélancolie. De là vient aussi que la jeunesse est éternellement prête pour le danger et qu’elle tend, en esprit, une main fraternelle à chaque souffrance.
C’était la première fois de ma vie que je rencontrais le visage de quelqu’un qui souffrait véritablement. Fils de petites gens, élevé dans le confort d’une aisance bourgeoise, je ne connaissais le souci que sous les masques ridicules de l’existence quotidienne : prenant la forme de la contrariété, portant la robe jaune de l’envie ou faisant sonner les mesquineries de l’argent ; mais le trouble qu’il y avait dans ce visage provenait, je le sentis aussitôt, d’un élément plus sacré. Cet air sombre venait de sombres profondeurs ; c’est de l’intérieur qu’une pointe cruelle avait ici dessiné ces plis et ces fissures dans ces joues amollies avant l’âge. Parfois, lorsque j’entrais dans son bureau (toujours avec la crainte d’un enfant qui s’approche d’une maison où habitent des démons) et qu’absorbé dans ses réflexions il ne m’entendait pas frapper, de sorte que je me trouvais soudain, honteux et troublé, devant cet homme perdu dans ses pensées, il me semblait qu’il n’y avait là que son masque corporel, – Wagner habillé en Faust, – tandis que son esprit errait dans des ravins énigmatiques, au milieu de terribles nuits de Walpurgis. Dans ces moments-là, ses sens étaient complètement émoussés ; il n’entendait ni l’approche d’un pas ni un timide salut. Lorsque, ensuite, se ressaisissant soudain, il se levait brusquement, ses paroles précipitées essayaient de dissimuler son embarras : il allait et venait, s’efforçant par des questions de détourner de lui mon regard intrigué, mais pendant longtemps encore son front restait sombre, et seule la conversation venant à s’animer pouvait dissiper les nuages amoncelés dans son âme.
Il sentait parfois probablement combien son aspect m’émouvait, il le sentait peut-être dans mes yeux, à mes mains inquiètes ; il pouvait deviner, par exemple, que sur mes lèvres flottait invisible une prière implorant sa confiance, ou bien il pouvait reconnaître dans mon attitude tâtonnante le désir fervent et secret de prendre sur moi et en moi sa douleur. Certainement il s’en apercevait, car à l’improviste il interrompait la conversation animée et me regardait avec émotion ; même son regard, d’une chaleur singulière, obscurci par sa propre plénitude, m’enveloppait tout entier. Alors, souvent il prenait ma main et la tenait pendant longtemps avec agitation ; et toujours j’attendais : maintenant, maintenant, maintenant il va me parler. Mais à la place c’était la plupart du temps un geste brusque, parfois même une parole froide, dégrisante et ironique à dessein. Lui qui était l’enthousiasme personnifié, qui l’avait éveillé et entretenu en moi, l’écartait soudain, comme une faute qu’on efface dans un devoir mal écrit ; et plus il me voyait l’âme ouverte, aspirant à sa confiance, plus il prononçait avec âpreté des paroles glaciales, comme : « Vous ne comprenez pas cela ! » ou bien : « Laissez donc ces exagérations-là », paroles qui me surexcitaient et me portaient au désespoir. Combien j’ai souffert à cause de cet homme survolté, qui lançait des éclairs, passant brusquement du chaud au froid, qui inconsciemment m’enflammait pour me glacer aussitôt, et qui par sa fougue exaltait la mienne, pour brandir ensuite soudain le fouet d’une remarque ironique ! – Oui, j’avais le sentiment cruel que plus je m’approchais de lui, plus il me repoussait avec dureté et même avec inquiétude. Rien ne devait, rien ne pouvait le pénétrer, pénétrer son secret.
Car un secret, j’en avais de plus en plus vivement conscience, un étrange et inquiétant secret logeait au plus profond de cet être fascinant. À la manière singulière dont son regard se dérobait, reculant craintivement après s’être avancé avec ardeur, quand on s’abandonnait à lui avec gratitude, je pressentais quelque chose de caché ; je le devinais aux plis amers des lèvres de sa femme, à la réserve froide et singulière des gens de la ville qui vous regardaient presque avec indignation quand on disait du bien de lui – à cent choses bizarres, à cent troubles soudains. Et quel tourment c’était de se croire déjà entré dans l’intimité d’une telle vie et cependant d’y tourner en rond, confusément, ignorant du chemin qui conduisait à sa racine et à son cœur !
Mais le plus inexplicable, le plus irritant pour moi, c’étaient ses escapades. Un jour, quand j’arrivai à la Faculté, il y avait un écriteau disant que le cours était interrompu pendant deux jours. Les étudiants ne semblaient pas étonnés ; mais moi, qui la veille encore m’étais trouvé auprès de lui, je courus à sa demeure, poussé par la crainte qu’il ne fût malade. Sa femme ne fit que sourire sèchement devant l’émotion que trahissait mon apparition précipitée. « Cela arrive assez souvent », dit-elle avec une froideur étrange, « simplement, vous n’y êtes pas habitué ». Et de fait, j’appris par mes camarades qu’assez souvent il disparaissait ainsi pendant la nuit, parfois ne s’excusant que par une dépêche : un étudiant l’avait rencontré à quatre heures du matin dans une rue de Berlin, un autre dans un café d’une ville éloignée. Il partait soudain, comme un bouchon saute d’une bouteille, et revenait ensuite sans que personne ne sût où il était allé. Cette disparition brusque m’affecta autant qu’une maladie : pendant ces deux jours je ne fis qu’errer çà et là, l’esprit absent, inquiet et distrait. Soudain l’étude, hors de sa présence accoutumée, était devenue pour moi vide et sans objet ; je me consumais en hypothèses confuses, non dépourvues de jalousie ; et même un peu de haine et de colère surgit en moi à cause de sa dissimulation, qui me laissait comme un mendiant sous le froid glacial, en dehors de sa véritable vie, moi qui brûlais d’y participer. En vain je me disais que, n’étant qu’un adolescent, un étudiant, je n’avais aucun droit de lui demander des comptes et des explications, car sa bonté m’accordait cent fois plus de confiance qu’un professeur de Faculté n’y est tenu par sa fonction. Mais la raison n’avait aucun pouvoir sur ma passion ardente : dix fois par jour, je vins sottement demander s’il n’était pas rentré, jusqu’au moment où je sentis déjà chez sa femme de l’irritation, à la façon dont ses réponses négatives devenaient toujours plus brusques. Je restais éveillé la moitié de la nuit, guettant le bruit de son pas lorsqu’il rentrerait ; le lendemain matin je rôdais avec inquiétude autour de la porte, n’osant plus maintenant poser de questions. Et quand finalement le troisième jour il entra à l’improviste dans ma chambre, la respiration me manqua : mon effroi fut sans doute extraordinaire, comme je le compris du moins à son expression de surprise embarrassée, qu’il tenta de dissimuler en me posant précipitamment quelques questions indifférentes. En même temps son regard m’évitait. Pour la première fois notre entretien alla de travers, les mots trébuchaient les uns contre les autres et, tandis que tous deux nous faisions effort pour écarter toute allusion à son absence, c’est précisément ce que nous ne disions pas qui barrait la route à toute conversation suivie. Lorsqu’il me quitta, la brûlante curiosité flambait en moi comme une torche : peu à peu elle dévora mon sommeil et mes veilles.
Cette lutte pour en apprendre et en connaître davantage dura des semaines : avec entêtement je poursuivais mon forage vers le noyau de feu que je croyais sentir, comme un volcan, sous le rocher de son silence. Enfin, au cours d’une heure fortunée, je parvins à mettre pour la première fois le pied dans son monde intérieur. Une fois de plus, j’étais resté assis dans son bureau jusqu’au crépuscule ; alors il sortit quelques sonnets de Shakespeare d’un tiroir fermé ; il lut d’abord dans sa propre traduction ces brèves esquisses qui semblaient coulées dans du bronze, puis il éclaira si magiquement cette écriture chiffrée, en apparence impénétrable, qu’au milieu de mon ravissement, le regret me vint que tout le trésor répandu par la parole fugitive de cet homme débordant se perdît pour tout le monde. Voici que le courage me prit subitement (qui sait d’où il me vint ?) de lui demander pourquoi il n’avait pas achevé son grand ouvrage sur l’Histoire du Théâtre du Globe ; mais à peine avais-je osé cette parole, que je constatai avec effroi que je venais sans le vouloir de toucher maladroitement à une plaie secrète et visiblement douloureuse. Il se leva, se détourna et resta longtemps silencieux. Le bureau paraissait s’être soudain rempli à l’extrême de crépuscule et de silence. Enfin il s’approcha de moi, me regarda longuement et ses lèvres tremblèrent plusieurs fois avant de s’entrouvrir légèrement ; puis sortit le douloureux aveu : « Je ne puis pas mener de grands travaux. C’est fini : seule la jeunesse forme des projets aussi hardis. Maintenant je n’ai plus de ténacité. Je suis (pourquoi le cacher ?) devenu un homme au souffle court ; je ne peux pas persévérer longtemps. Autrefois, j’avais plus de force ; maintenant elle n’existe plus. Je ne puis que parler : là je suis parfois inspiré, quelque chose m’élève au-dessus de moi-même ; mais travailler, assis, dans le silence, toujours seul, toujours seul, je ne le peux plus. »
Son attitude résignée me bouleversa et, dans un élan de spontanéité profonde, je le suppliai de songer à retenir enfin d’un poing solide ce que quotidiennement il répandait sur nous d’une main négligente, et de ne pas se contenter de donner, mais de conserver sous forme d’ouvrages ses propres richesses. « Je ne puis pas écrire, répéta-t-il d’un ton las, je ne suis pas assez concentré. – Eh bien, dictez ! » Et emporté par cette pensée, j’insistai, en le suppliant presque : « Vous n’avez qu’à me dicter. Essayez donc. Commencez un peu… ensuite, de vous-même, vous ne pourrez plus vous arrêter. Essayez la dictée, je vous en prie, pour l’amour de moi. »
Il leva les yeux, d’abord étonné et puis pensif. On eût dit que cette idée l’intéressait. « Pour l’amour de vous ? » répéta-t-il. « Croyez-vous réellement que quelqu’un puisse encore se réjouir de voir le vieil homme que je suis entreprendre quelque chose ? » Je sentais déjà, à son hésitation, qu’il commençait à céder ; je le sentais à son regard fermé qui, l’instant d’avant chargé encore de nuages, maintenant allégé par une chaude espérance, se déployait peu à peu et trouvait en elle de quoi s’éclairer. « Le croyez-vous réellement ? » répéta-t-il. Je sentais que sa volonté se préparait à accueillir intérieurement cette suggestion, et tout à coup il s’écria : « Eh bien ! essayons. La jeunesse a toujours raison ; qui l’écoute est sage. » L’explosion sauvage de ma joie, mon cri de triomphe parut le revigorer ; il allait et venait à grands pas, presque avec l’animation d’un jeune homme, et nous convînmes que tous les soirs, à neuf heures, immédiatement après le dîner, nous essaierions de travailler, d’abord une heure chaque fois. Et le soir suivant nous commençâmes la dictée.
Ah ! ces moments, comment les décrirai-je ! Je les attendais toute la journée. Dès l’après-midi une agitation fiévreuse et énervante électrisait mes sens impatients ; à peine pouvais-je supporter les heures jusqu’à la venue du soir. Nous allions alors, aussitôt le repas achevé, dans son cabinet de travail ; je m’asseyais à la table, lui tournant le dos, tandis qu’il marchait dans la pièce d’un pas agité, jusqu’au moment où le rythme s’était pour ainsi dire rassemblé en lui et où l’élévation de sa voix donnait le départ. Car cet homme singulier tirait toutes ses pensées de la musicalité du sentiment : il avait toujours besoin de prendre son élan pour mettre ses idées en mouvement. Le plus souvent c’était une image, une métaphore hardie, une situation concrète dont il tirait une scène dramatique qu’il brossait à grands traits, emporté malgré lui par l’émotion. Souvent quelque chose d’apparenté aux fulgurations grandioses de la nature créatrice surgissait alors, au milieu des éclairs précipités de ces improvisations : je me souviens de lignes qui ressemblaient aux strophes d’un poème ïambique, et d’autres qui se répandaient comme une cataracte, en des dénombrements puissants et abondants, comme le catalogue des vaisseaux chez Homère et comme les hymnes barbares de Walt Whitman. Pour la première fois il était donné à ma jeunesse encore inexpérimentée de pénétrer dans le mystère de la création : je voyais la pensée, encore incolore, n’étant qu’une pure chaleur fluide, comme le bronze fondu pour une cloche, naître du creuset de l’excitation impulsive, puis en se refroidissant, peu à peu trouver sa forme ; je voyais ensuite cette forme s’arrondir et se réaliser dans toute sa vigueur, jusqu’à ce qu’enfin le Verbe en sortît clairement et donnât au sentiment poétique, comme le battant qui fait résonner la cloche, le langage des hommes. Et, de même que chaque partie émanait d’un rythme et chaque description d’un tableau à caractère théâtral, l’ouvrage dans toute son ampleur sortait, d’une façon absolument antiphilologique, d’un hymne, d’un hymne à la mer, comme à la seule forme de l’infini, visible et sensible en ce monde, roulant ses vagues d’horizon en horizon, regardant vers les cieux et cachant des abîmes, jouant entre-temps d’une manière à la fois pleine de sens et insensée avec la destinée terrestre, avec les frêles esquifs des hommes : de ce tableau de la mer naissait, en un parallèle grandiose, une description du tragique comme étant la force élémentaire, rugissante et destructrice qui agite notre sang. Puis cette vague créatrice roulait vers un pays : l’Angleterre surgissait, cette île éternellement battue par cet élément mouvant et qui borde tous les rivages de la terre, toutes les latitudes et toutes les zones du globe terrestre. Là-bas en Angleterre, il donne forme à l’État : le regard droit et clair de la mer pénètre jusqu’au fond de l’œil, gris et bleu, comme de verre : jusque dans l’œil, chaque individu est à la fois un homme de la mer et une île, comme son pays, et de fortes passions orageuses bouillonnent voluptueusement dans cette race qui a éprouvé inlassablement ses forces au cours des siècles où les Vikings naviguaient à l’aventure. Maintenant la paix met ses brouillards au-dessus du pays battu des flots ; mais ses habitants, familiers des tempêtes, continuent à choisir la mer, le rude assaut des événements avec leurs dangers quotidiens, et ils se créent ainsi de nouvelles émotions stimulantes, dans des jeux sanglants. D’abord les tréteaux sont installés pour des chasses aux bêtes sauvages et pour des combats singuliers. Le sang des ours coule, les combats de coqs excitent bestialement la volupté de l’horreur ; mais bientôt un sens plus raffiné cherche une émotion plus pure dans l’affrontement héroïque des hommes. Et c’est alors qu’à partir des représentations pieuses, des Mystères joués dans les églises, sort cet autre grand jeu des passions humaines, répétition de toutes ces aventures, autres traversées orageuses, mais maintenant dans les mers intérieures du cœur : nouvel infini, nouvel océan avec les marées de la passion et les mouvements houleux de l’esprit, où naviguer avec émotion, être ballotté et secoué dangereusement constitue un nouveau plaisir pour cette race anglo-saxonne, tardive mais toujours forte. C’est ainsi que naît le drame de la nation anglaise, le drame des Élisabéthains.
Et, tandis que mon maître se lançait avec fougue dans la description de ces débuts barbares et primitifs, sa parole créatrice résonnait puissamment. Sa voix, qui d’abord se pressait comme un murmure, tendant des muscles et des ligaments sonores, devenait un avion au métal brillant, qui se propulsait toujours plus libre et toujours plus haut : le bureau, les murs resserrés, dont l’écho lui répondait, devenaient trop étroits pour elle, tant il lui fallait d’espace ; je sentais la tempête souffler au-dessus de moi ; la lèvre mugissante de la mer criait puissamment ses mots retentissants : penché sur la table, il me semblait être de nouveau dans mon pays, au bord de la dune et voir venir vers moi, en haletant, ce grand frémissement fait de mille flots et de mille tourbillons de vent. Pour la première fois ce frisson douloureux qui entoure la naissance d’un homme, comme celle d’un mot, agita brusquement mon âme étonnée, effrayée, et déjà ravie.
Lorsqu’il achevait cette dictée, où une puissante inspiration arrachait magnifiquement la parole à la méthode scientifique pour transformer la pensée en poème, j’étais comme chancelant. Une ardente lassitude pesait lourdement et fortement sur moi, une fatigue bien différente de la sienne qui était un épuisement, toutes ses forces étant déjà à bout, tandis que moi, qui étais submergé par ce jaillissement, je tremblais encore sous l’effusion de cette plénitude. Mais tous deux, nous avions alors besoin chaque fois d’une conversation qui fût une détente, pour trouver le chemin du repos et du sommeil : d’ordinaire, je relisais encore ce que j’avais sténographié, et chose étrange, à peine les signes se transformaient-ils en paroles que c’était une autre voix que la mienne qui parlait, respirait et s’élevait, comme si quelqu’un eût changé le langage dans ma bouche. Et ensuite je m’en rendais compte : en relisant, je scandais et imitais son intonation avec tant de fidélité et tant de ressemblance qu’on eût dit que c’était lui qui parlait en moi, et non pas moi-même. Tellement j’étais déjà devenu la résonance de son être. L’écho de sa parole. Il y a quarante ans de tout cela : et cependant, encore aujourd’hui, au milieu d’un exposé, lorsque je suis emporté par l’élan de la parole, je sens soudain avec embarras que ce n’est pas moi qui parle, mais quelqu’un d’autre, comme si quelqu’un d’autre s’exprimait par ma bouche. Je reconnais alors la voix d’un cher défunt, d’un défunt qui ne respire plus que par mes lèvres : toujours, quand l’enthousiasme me donne des ailes, je suis lui. Et, je le sais, ce sont ces heures-là qui m’ont fait.